Au plus noir de la nuit
Finalement, toute cette catastrophe avait du bon. La crise mondiale, qui avait touché la planète entière, avait annihilé toute forme d’usage de la technologie et cela m’arrangeait bien. Moi qui ne pouvais regarder des écrans sans devenir dingue et qui n’avais de cesse de vouloir que les batteries de chacun de mes appareils soient chargées au maximum… Entre crises, délires et TOC, ma vie possédait cette saveur bien particulière, entre fruit exotique et moisissure, entre fleur printanière et lait tourné. Une vie grise, ni toute noire ni toute blanche. Ma vie.
J’adorais ce coin de la France. Le soleil, la mer, les montagnes et l’air chaud se mélangeaient. J’avais fui ma famille et goûté à la douce tranquillité de la solitude. Malgré tout, je gardais des souvenirs charmants de mes instants familiaux : des bleus parsemaient mon dos, d’autres cicatrices parcouraient le long de mes bras et je ne disposais plus de tous mes cheveux. Ma coiffeuse m’avait assuré qu’ils repousseraient vite et que je retrouverais rapidement ma crinière brune arc-en-ciel. Je m’étais amusée à la colorer ; chaque mèche signifiait un franchissement dans l’une des phases de ma courte vie. J’avais choisi le bleu quand j’avais enfin pu quitter la maison familiale et le rouge quand j’avais arrêté de m’affliger des tortures physiques. Tant d’étapes franchies, tant de problèmes surmontés. J’étais devenue une nouvelle Ether. Une Ether arc-en-ciel.
Je me penchai en avant pour ajuster mon trait de pinceau. Ma fresque des cols alpins, que j’avais entamée dans la matinée, ne me satisfaisait pas. La neige recouvrait toujours les hauts de ces monts magnifiques, même pendant l’été. Je pouvais les admirer depuis mon petit jardin. J’avais de la chance, enfin si l’on oubliait que les propriétaires gisaient morts dans leur salon et qu’un virus grave s’amusait à décimer toute la population. D’ailleurs, il faudrait penser au ménage. Le sang séché et l’odeur de décomposition commençaient à me déranger. Je craignais que des créatures n’envahissent mon espace vital, attirées par la chair décrépite.
La vie vous jouait souvent de drôles de tours. Avec tous mes problèmes, mes maladies et mon cerveau altéré, les scientifiques et les médecins m’avaient prédit une vie dramatique et une mort prématurée. Pourtant, je me tenais là, dans le sud de la France, et peignais paisiblement alors que le monde que je connaissais se mourait. Un virus exterminait la population ; le manque de personnel empêchait le maintien de l’électricité et, de fait, celui de la technologie dans son ensemble. Heureusement, je n’avais pas appris à conduire, je préférais marcher.
Je ne subissais aucun manque particulier. Une vie plus proche de la nature, une vie sans confort moderne, une vie d’antan. Cela me plaisait et cela m’inspirait. Je n’avais jamais autant peint.
Malheureusement, personne n’admirait ou ne critiquait mes œuvres. La fin de l’humanité détenait aussi ses mauvais côtés. Le domaine artistique contribuait avant tout à partager et à communiquer avec les autres. À vivre seule, j’y avais constaté d’autres qualités : peindre apaisait mes craintes et m’aidait à communier avec ma propre perception du monde. J’espérais qu’un psychologue eût survécu pour que je lui confie mes avancées.
Je grimaçai, pensive. Pouvais-je enfin m’atteler à la couleur ou devais-je tout recommencer ? Je détestais cet instant qui m’obligeait à juger mon travail. Les camarades de mon école des beaux-arts de New York me manquaient. Ils avaient toujours su trouver les mots justes et énoncer des jugements intéressants. Ils m’avaient enrichie de conseils avisés pour mieux visualiser mes œuvres et les considérer d’un œil neuf. Mes parents ne m’avaient jamais soutenue, tout comme mes frères et sœurs. Avant que l’apocalypse ne gagnât la planète, je me présentais comme une orpheline. Je n’avais pas honte de ma famille : je ne l’aimais tout simplement pas et ne m’y identifiais plus. J’avais réussi à avancer seule, sans leur aide et leurs principes moraux douteux. Leur présence m’avait empêchée d’aller de l’avant, m’avait bloquée dans mes élans et ambitions.
Un bruit dans les buissons attira mon attention. J’arrêtai d’analyser mon tableau et me levai. Mon absence d’amygdale et donc de peur, renfermait de bons côtés. Cela évitait de me poser mille questions et de subir des crises d’angoisse à répétition. Le bruit recommença. J’imaginais un petit animal, comme un chien ou un chat. Quelle ne fut pas ma surprise quand je découvris un petit garçon ! Ses cheveux hirsutes, parsemés de feuilles vertes et marron, lui tombaient devant les yeux. Ses vêtements déchirés et ensanglantés attestaient de sa fuite mouvementée et tortueuse. Son jean troué laissait entrevoir un genou dans un sale état et ses mains ressemblaient davantage à du charbon qu’à de la peau humaine.
À suivre...
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