Chapitre 7 - Tempête et blizzard...

10 minutes de lecture

Le 4x4 se fraie lentement un chemin à travers la vallée au fond de laquelle se trouve le chalet. Ruby connaît ce sentier par cœur, comme tous ceux qui passent à proximité de chez lui. De chez eux, maintenant. Alexandra est assise à côté de lui ; il se concentre sur sa présence, sur sa respiration calme, sur le son de sa voix à chaque fois qu'elle sort de sa rêverie pour lui faire part de ses réflexions à propos de la forêt, du ciel qui se couvre, des bruits inquiétants du moteur et du détour qu'il faudra bientôt faire chez le garagiste. Ruby lui répond par monosyllabes ; il feint d'être attentif aux obstacles sur la route, qu'il pourrait presque, en vérité, éviter les yeux fermés ; mais il l'écoute trop attentivement elle pour pouvoir réfléchir à une réponse. Elle ne semble pas s'en formaliser et continue à lui sourire distraitement. Après un détour, le sentier rejoint ce qui constitue la route principale de tout le secteur, et qui n'est rien de plus qu'une voie légèrement plus large et moins accidentée que les autres. Alexandra fredonne une chanson et, peut-être sans même s'en rendre compte, pose sa main sur la cuisse de Ruby, qui manque de faire une embardée. La chaleur qui irradie à travers la toile épaisse de son pantalon se répand dans tout son corps et fait accourir le sang dans son bas-ventre. Il se sent bien.

Un peu plus loin, la route croise le chemin d'un autre sentier, à peine visible dans la neige immaculée. Ruby le repère sans problème : il reconnaît le petit sapin difforme qui se trouve tout près de la fourche. Et il y a aussi les longs sillons que laissent sur le sol blanc les roues des voitures, bien visibles ce matin...

Des roues de voitures. Sur ce chemin. Où il n'est pas passé depuis plusieurs semaines au moins. Son corps se tend immédiatement, mais d'une façon moins agréable cette fois ; Alexandra doit le sentir : elle retire sa main et lui jette un regard de côté. Il arrête le véhicule brusquement.

- Que se passe-t-il ?

Il n'ose pas lui répondre : il a trop peur de l'inquiéter. Ce sentier, c'est l'un de ceux qui vont au Sud, mais en évitant Whitehorse, la plupart des autres refuges, et même la route principale, qu'il ne rejoint qu'ici. Un chemin discret, qui ne sert pas souvent.

- Il y a des traces de roues. Ce ne sont pas les nôtres, je suppose.

Elle les a vues elle aussi. Il acquiesce, et ils descendent tous les deux du 4x4. Alexandra s'approche des traces et regarde avec intensité dans toutes les directions, comme si elle cherchait quelque chose. Ruby regarde les sillons : ils se dirigent vers le fond de la vallée, c'est-à-dire vers leur chalet. Ou plus loin, espère-t-il.

- C'est peut-être un voisin. Parfois, ça arrive.

- Combien de fois est-ce arrivé depuis que tu t'es installé ici ? Et d'ailleurs, depuis quand y a-t-il des voisins ?

- Eh bien, euh... Jamais en fait... Mais il y a des voisins, je veux dire, dans les vallées voisines, il y a d'autres refuges, et des gens...

Que Ruby n'a jamais rencontrés. Il n'est même pas absolument certain que les chalets similaires au sien qu'il a parfois aperçus soient réellement habités. À part Ruby lui-même, Il n'y a jamais qu'un seul et même type qui vient par cette route. Mais ça, il ne peut pas le dire à Alexandra.

- Rentrons vite, ordonne-t-elle. Il va bientôt neiger, c'est toi qui l'as dit.

Ruby se mord la lèvre. Il voudrait lui proposer de s'enfuir avec lui, mais elle est déjà en fuite chez lui ; elle ne peut pas fuir indéfiniment non plus... Il se résigne et remonte en silence dans la voiture. Alexandra le suit. Plus de main sur sa cuisse ni de chanson fredonnée : il a peur, et il croit sentir qu'elle aussi.

- Là... Garé devant la maison.

Il aperçoit à son tour un 4x4 noir aux vitres fumées. Il a tout juste le temps d'attraper une couverture derrière le siège et de la jeter sur Alexandra en lui chuchotant de se cacher dessous avant de se garer à côté du véhicule étranger. Alexandra se glisse au pied de son siège et se couvre sans un mot ni un regard. Ruby coupe le moteur et prend quelques secondes pour réfléchir à la conduite à tenir. Il ne reconnaît pas spécialement le véhicule, mais il est sûr et certain que c'est encore le type louche qu'Armand lui a déjà envoyé deux ou trois fois par an. Il n'y a pas de doute : il est là pour Alexandra. Comment Armand a-t-il pu découvrir qu'elle se cache ici ?

Aucune stratégie ne lui vient à l'esprit, mais il sent qu'il est prêt à tout pour la défendre. Il sort de la voiture sous les premiers flocons et entre seul dans la maison.

Dans la pénombre, il ne repère d'abord pas l'intrus qui s'est enfoncé dans le fauteuil devant la cheminée et qui reste immobile, mais l'odeur de tabac ne trompe pas.

- Alors, le Grizzli, on salue pas son vieux pote ?

C'est bien la voix de Bob, erraillée par la fumée.

- J'prendrais bien un coup d'ta gnôle.

Après un instant de réflexion, Ruby se dirige vers les placards de la kitchenette et verse une généreuse rasade d'eau de vie dans un verre. Autant qu'il soit ivre.

Sans un mot, il lui apporte sa boisson et se place face à lui, à distance prudente. Il le regarde siroter son verre en poussant des grognements de contentement. 

Les murs craquant sous les assauts du vent qui forcit, il a une pensée plus inquiète pour Alexandra qui ne va pas tarder à avoir froid dans la voiture.

- Tu veux quoi ?

Bob le regarde, l'oeil brillant, et part d'un gros rire.

- T'inquiète, le Grizzli ! J'te laisse ta cabane pourrie dès qu'le blizzard s'ra passé ! Tu pourras t'y palucher tranquille tant qu'tu veux !

Ruby serre les dents sous le rire qui redouble.

- Qu'est-ce qu'on mange, ce soir ? Toujours ta merde à base de saucisses et haricots ?

Ruby acquiesce, l'esprit enrayé par l'irritation et la peur. Du coup, pour se donner une contenance, il se lève et prépare le dîner. Du moins ouvre-t-il une conserve. 

Nul besoin de montrer à Bob que le contenu des placards s'est diversifié depuis l'arrivée d'Alexandra.

Tandis que ça chauffe, il lui apporte la bouteille d'alcool et lui tend : Bob ne prend pas la peine de se resservir et engloutit plusieurs gorgées à même le goulot. Ruby s'éloigne et baisse le feu sous la casserole pour ralentir la cuisson.

- T'sais pas la dernière ? lance Bob après un moment avec une élocution déjà un peu approximative. La pouf du boss s'est tirée !

Ruby tressaille devant l'insulte autant que parce que ça rend terriblement concrète la poursuite dont est victime Alexandra. 

- Ça l'a rendu dingue ! Y'en a un, ajoute-t-il après un nouveau silence, qu'a dit qu'elle s'était p't-être tirée avec un mec et y s'est fait dézinguer direct par l'Armand. Après ça, les gars ont gardé c'qu'y pensaient pour eux !

Ruby cache ses mains tremblantes dans ses poches.

- Du coup, l'a fallu faire le ménage et c'est encore Bobby qui s'y colle !

La bouteille vide s'en va violemment rejoindre les braises de la cheminée où elle éclate en faisant crépiter les flammes et voleter des étincelles. Ruby lui en apporte une deuxième qu'il s'empresse de téter à son tour, de plus en plus avachi.

Bientôt, Ruby éteint le feu sous la casserole où la mixture a fini de trop cuire et commence à brûler puis, avisant les ronflements de l'homme, se précipite dehors vers son 4x4. Lorsqu'il ouvre la portière, brutalement arrachée au gel qui la collait déjà, Alexandra pousse un cri de terreur puis se jette dans ses bras, tremblant de peur, de soulagement et de froid.

- Il t'a pas tué ! T'es vivant ! Il t'a pas tué !

Agrippée à lui, elle récite d'une voix crispée par la tétanie cette litanie sans fin, et lui la serre fort contre lui, répondant à sa frénésie par sa propre frénésie, emplissant ses poumons de l'air de ses cheveux dans lesquels il enfouit son visage tandis qu'elle musse le sien dans son cou.

Alarmé par les frissons de la femme, il reprend conscience du blizzard qui fait maintenant rage autour d'eux. Il n'hésite qu'une fraction de seconde avant de la porter dans le chalet.

L'angoisse au ventre, Alexandra pressée contre lui, ils retrouvent Bob la tête renversée en arrière sur le dossier du fauteuil, la bouche ouverte, ses ronflements bruyants venant redoubler le crépitement des flammes et le hurlement du vent poussant sur la cabane. 

Rassuré, Ruby installe Alexandra près de l'âtre et l'aide à se déshabiller pour qu'elle puisse se réchauffer plus efficacement à la chaleur du feu. Il ôte à son tour bottes et manteau et se rend à la kitchenette. Il lui remplit ensuite un bol de la mixture trop cuite mais encore brûlante qui refroidit dans la casserole et lui place le récipient dans les mains. Comme elle tremble, il manque lui échapper et il place ses propres mains autour de celles de la jeune femme, accroupi devant elle, lui cachant l'intrus de son large dos.

Elle plante ses yeux brillants dans les siens et il lui caresse doucement les mains tout en soutenant son regard.

- J'ai eu tellement peur... murmure-t-elle. J'ai cru qu'il t'avait tué...

Et, tandis que des sanglots menacent de la submerger, il dépose délicatement le bol sur le rebord du foyer et l'enlace à nouveau contre lui.

Elle tremble toujours. Il pense à la fièvre et décide de la porter dans le lit. Comme elle ne relâche pas son étreinte, il se love à côté d'elle pour lui communiquer sa chaleur sous l'édredon. Il la frictionne et la serre contre lui et, bientôt, le traitement fait effet. La très grande promiscuité avec Alexandra ne laisse pas Ruby indifférent, mais la présence de l'homme, dans son dos, et ses ronflements réguliers, ne quittent pas tout à fait sa pensée et l'aident à se contenir.

- Qu'est-ce qu'on fait avec lui ?

Ruby a chuchoté sa question, mais sa voix rocailleuse lui fait l'effet d'une détonation dans leur intimité, une déflagration qui raidit la jeune femme.

- Qu'est-ce qu'il t'a dit ? Pourquoi il est là ?

Les mots d'Alexandra sont heurtés, comme enserrés dans une gangue de peur solide.

- Il ne te fera rien, dit-il pour la rassurer. Je l'en empêcherai. Il est juste venu s'abriter du blizzard et il repartira dès que le temps le lui permettra.

- Quand ? souffle-t-elle, sa voix étouffée contre le torse de Ruby.

- Peut-être demain, murmure-t-il avec espoir.

Ou peut-être dans une semaine, comprend Alexandra, qui a déjà pu constater la longévité imprévisible des tempêtes de neige.

- Qu'est-ce qu'on fait ? l'implore à nouveau Ruby après un long moment.

- Je sais pas, soupire Alexandra en se pressant de tout son corps contre lui, comme pour se fondre en lui et disparaître.

Sans l'avoir vu venir ni avoir pu se retenir, il sent son sexe durcir contre les cuisses d'Alexandra, qui se serre plus fort encore contre lui ; la pression est délicieuse, douloureuse, et Ruby, désemparé, mi-honteux, mi-effrayé, sent son désir cogner avec insistance contre la chair de la jeune femme dont la chaleur qui se diffuse contre lui l'invite à oser. Ou peut-être n'ose-t-elle s'écarter ?

Tendu, Ruby se mord les lèvres et ferme ses paupières avec opiniâtreté pour contrôler les élans de son intimité qui lui ordonne de monter à l'assaut. Alexandra bouge, sans doute pour se dégager, et il en ressent simultanément de la déception et du soulagement, mais toute sa retenue vole en éclats lorsque ses lèvres se retrouvent en contact avec celles, si douces et si agréablement pesantes d'Alexandra, lorsque sa virilité, soudain, se retrouve enserrée dans et invitée par le sillon moelleux de l'entrejambe de la jeune femme.

Et, tandis que leurs souffles se mêlent pour mieux se confondre, leurs bassins entament une danse instinctive que ni les ronflements de l'intrus, ni les hurlements du vent ne peuvent plus interrompre tant elle s'impose à leur volonté au milieu du ballet de mort : la danse de la vie, seule cérémonie capable de repousser la fatalité sous les vagues de plaisir de l'exultation des corps. 

Les mains d'Alexandra s'aventurent sur son corps, parcourant des chemins si longtemps condamnés, et, avides maintenant, l'aident à se libérer de sa prison de tissu. Lui ne sait plus ou donner de la bouche et des mains tant ce corps offert à ses baisers et ses caresses est changeant et renouvelé, et un gémissement lui échappe lorsqu'elle referme sa main sur son sexe.

Elle affermit encore sa prise et accroît son désir. Leurs lèvres restent collées, et leurs langues entremêlées. Bientôt, elle courbe le dos et attire Ruby en elle. Il l'entend gémir de plaisir et laisse échapper un râle extatique. Il la serre toujours plus fort, et balance ses reins d'avant en arrière sans plus se contrôler tant son corps affamé échappe à sa volonté, renversant la femme sur le dos et la couvrant de son corps, de ses caresses et de ses baisers. 

- Eh bah, mon coco ! T'as raison, te gêne pas pour moi ! Tu m'avais bien caché les trésors de la vie sauvage ! 

La voix de Bob, empâtée mais nette, éclate dans la pièce comme une déflagration.

Ruby se redresse soudainement, s'interposant devant Alexandra pour la dissimuler.

- Bah mon cochon ! continue Bob en rigolant. Désolé de t'avoir coupé la chique !

Ruby réalise que, pour laisser Alexandra à couvert, il se dresse nu face à celui qui peut briser leur paradis.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Quatseyes ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0