La peur de ma vie
Un immeuble en construction ?
La petite Nadya vit là avec son bébé. Je n'ai moi-même pas une thune, mais mes colocs et moi l'avons embauchée pour lessiver et repasser nos affaires. La gamine, pour nous remercier, nous invite à boire le thé, le dimanche, chez elle.
Je n'avais pas envie d'y aller, la ville est dangereuse et je la connais mal. Les taxis sérieux sont rares et les bus vous filent des puces... Le quartier indiqué n'existait pas encore deux mois plus tôt. Ce peut être un bidonville sordide ou une de ces zones champignons, qui sortent de terre du jour au lendemain sur un terrain soudainement devenu constructible, les autorités locales seules savent comment. Bref, Fabian a tant insisté que me voilà tout de même au pied de l'immeuble. Je ne suis plus à une bombe de Baygon près.
Les premiers étages semblent occupés, alors que le penthouse est encore ouvert aux quatre vents. Le mur de façade manque de peinture et les petits balcons dégoulinent déjà de la pollution de l‘air ambiant. Pour entrer, je contourne un tas de sable plus haut que moi.
Les sonnettes fonctionnent ?
Il semble bien que oui, car Nadya m'ouvre la porte et m'explique timidement qu'elle ne peut pas encore le faire de chez elle, mais que ça va être réparé sous peu. Nous montons au premier étage. crado-land bonjour, je n'ose pas toucher la rambarde ni frôler les murs.
Quatre portes sur le pallier, nous prenons celle de droite. Fière, la gamine me fait visiter son deux-pièces. Ici, tout est propre et bien ordonné malgré le manque de meuble, le linge plié impeccablement et empilé contre le mur, la vaisselle "rangée" sur la table dans le petit coin cuisine. c'est presque un peu grand pour cette petite bonne femme. Son bébé dort dans un couffin qui ressemble plutôt à une bassine en plastique blanc. La même qu'elle utilise pour la lessive chez nous.
Fabian n'est pas encore arrivé. Nadya met de l'eau à chauffer et nous regardons le liquide transparent, attendant qu'il frémisse. Je ne sais pas quoi lui dire, à cette gosse, elle n'ose pas m'adresser la parole. Cela rend la conversation compliquée.
Je ne sais jamais comment me comporter en présence de la misère crasse. Nadya ne sait pas lire ni écrire. Virée de chez ses parents quand ils ont appris sa grossesse, depuis elle se débrouille. Quand je la croise, j'effleure un monde dont j'ignore tout et que, malgré moi, je préfère vite oublier tant je me sens gênée d'avoir une vie facile et luxueuse. Ici, on me donne du "docteur", les otochtones me font des ronds de jambe au bureau, le chauffeur qu'on met parfois à ma disposition s'incline pour me saluer.
En silence, je regarde Nadya, son bébé qui dort, l'appartement vide, le ciel bleu par la fenêtre immense, le linge sur le balcon, le reflet de la pièce dans la vitre. Fabian, qu'est-ce que tu fous ?
Sans prévenir, la porte s'ouvre. Un grand brun entre sans s'annoncer, suivi d'un second un peu moins baraqué. Le premier tient un flingue. Panique.
— Donnes ton argent et ton passeport ! répète furieusement le grand. Allez, donnes-les !
Je reste interdite, les mots ont du mal à pénétrer mon cerveau. Puis je comprends. Des Européens qui viennent en aide à une fille-mère indigène, forcément, ils sont riches et cons.
Les deux gars s'énervent et le premier s'avance vers moi. Ils cherchent le second "européen", mais ce connard est en retard. Je me retrouve avec un bras autour du cou, plaquée de dos contre le grand. mon épaule cogne sa poitrine dure comme du béton, je sens son cœur qui bat, bien moins vite que le mien. Son parfum de super macho agresse mes narines. Sa pétoire s'enfonce dans mes côtes. Putain, c'est froid !
Nadya fond en larmes, elle tient son bébé contre elle, accroupie dans un coin de la pièce. Et toujours pas de Fabian. Pendant ce temps-là, le second déniche mon petit sac à dos et le fouille avec précipitation. Il contient le plan de la ville acheté à l'aéroport à mon arrivée, une bouteille d'eau, un parapluie télescopique importé avec moi. Pas de papier, pas de thune. Dans mes poches de pantalon, il met la main sur de quoi payer le taxi du retour, une misère en somme.
Les deux mecs s'énervent. On me lâche, j'hésite à me retourner, je ne sais pas pourquoi. Dans la vitre, je vois nos reflets, j'ai tellement envie de pisser, la trouille sans doute. Je me dis que Nadya ne m'a pas montré les toilettes. Les types gesticulent, ils crient après la gamine et réveillent son lardon.
— Retournes toi, salope, ou j'te bute !
On s'adresse à moi, cette fois. Sans plus réfléchir, je décide de me casser par le balcon. Il faut combien de temps pour ouvrir la porte-fenêtre ? À quel étage on se trouve, déjà ?
À l'instant où je pense à cette échappatoire, J'avance de deux pas. Je n'ai pas encore tendu le bras que la vitre se brise devant moi en même temps qu'une détonation me vrille les oreilles. J'ai l'impression que mon coeur a cessé de battre.
Me visait-il pour de vrai ?
Je reste pas pour le lui demander. Deux enjambées supplémentaires et me voilà sur le balcon, du verre déchire mes bras. Je saute par-dessus la balustrade. Je n'entends ni ne sens plus rien. Le tas ! J'atterris mal et je roule en bas du monticule, du sable dans les cheveux, plein la bouche et les yeux.
Si j'avais dû sauter du premier, l'aurais-je osé vraiment ? La question tourne dans ma tête pendant que je sprinte de toutes mes forces sur le bord de la route. Je n'entends rien, je ne vois personne. Je cours.
Quelque part, après une éternité, je dois m'arrêter. Sans force, j'ai mal partout. Le souffle court, toute tremblante, je m'inspecte, incrédule. Ma cheville est déjà enflée et bleue. Des coupures sur mes bras et mes jambes ont tâchés mes vêtements. Je crois que je me suis pissée dessus, j'ignore quand.
Et je me suis perdue.
Au fond de ma godasse, je récupère un billet. J'en cache toujours un ou deux à cet endroit par précaution. Un sourire à un passant et j'apprends où je suis, une connerie achetée dans un magasin et je peux appeler « mon » chauffeur. Il vient à ma rescousse sans poser de question.
Pas la suite, j'ai voulu enterrer ce souvenir au point que je n'ai même pas demandé à Fabian s'il était allé, finalement, prendre le thé chez Nadya.
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