Participation au concours "Il y a toujours une île"
C’est un point noir, dans des ondoyances aigue-marine, azur et cyan, minuscule, balloté, abandonné.
Autour, les éléments se déchaînent ; des vagues mousseuses frappent la coque frêle de l’embarcation et la malmènent ; le ciel de ténèbres surplombe et enveloppe l’atmosphère chargée d’électricité, réduisant la vaste étendue en une prison aux murs d’ébène ; le vent hurle et déchire les restes de voilure, les changeant en oiseaux de nuit dans le tourment de la tempête.
Et tombant du paradis, les gouttes de pluie lui lacèrent le visage, glacées et piquantes comme de la grêle et se mêlent à la brûlure de ses larmes et au sel de l’océan. Etendu sur le dos, il s’accroche bras en croix, ses doigts solides rivés aux planches et la face tournée vers le cosmos.
Tout pourrait s’arrêter là.
Jamais, il n’a été aussi proche de vivre ce que son âme ressent depuis des semaines. La violence de l’orage torturant sa chaloupe n’a d’égale que la déchirure brutale qui lui fend le cœur et le laisse béant, à se vider de sa substance.
Il est des voyages que l’on entreprend pour ne jamais en revenir. Celui-ci en est un, à la recherche de cette abnégation salvatrice. Il est parti en quête de vide et d’oubli. Il a déposé ses bagages sur le pont car il n’en avait plus besoin là où il allait.
Autrefois, il y a longtemps, il était un homme. Fort et droit, un peu maladroit, souvent perdu parmi ses semblables. Un grand gaillard hirsute, un peu pataud qui bravait l’océan chaque jour pour revenir avec des cargaisons de victuailles dans ses filets. Juste ce qu’il fallait pour vivre.
Et puis il y a eu cette volute de cheveux roux qui lui a caressé le bras, ce frôlement comme un baiser avant qu’il ne se noie dans son regard d’opale.
« Chaque homme est sa propre île déserte. », avait-elle fredonné à son oreille.
Un pépiement délicat au milieu des heurts de caisses s’entrechoquant sur le port, parmi les caboteurs et les bateliers qui parlent trop fort de leur voix burinée par le large. Un murmure parmi le tumulte ; c’était elle. Le calme, la douceur, la paix retrouvée, la sérénité acquise après avoir tant douté, apparue soudain devant lui comme une envoyée des cieux.
C’était cette phrase qu’elle lui avait offerte en guise de préambule. Elle l’avait vu seul, à charrier ses lourds cageots, alors que le monde assourdissant prenait tant de place autour et elle l’avait ainsi repêché des eaux sombres et froides dans lesquelles ses jours s’écoulaient paresseusement.
Ce qui avait existé avant son apparition miraculeuse perdit brusquement la moindre essence. Tout commença avec elle. Elle qui agrémenta sa vie d’une pincée de fraicheur et de légèreté, lui le balourd à la peau de cuir.
Que lui avait-elle trouvé ? Il se posa souvent la question.
Cette muse ravissante magnifia son existence de sourires, de chansons, de promenades. Elle lui fit la lecture et l’apprivoisa, le réconciliant avec la poésie et les mots. Couvrant son monde de douceur pendant des années qui semblèrent des semaines. Elle teinta son univers d’une poussière aux couleurs infinies… jusqu’à ce que le gris de la vie ne la corrompe.
Juste assez, assez pour qu’il trempe ses lèvres dans la coupe de la félicité.
Mais pas plus, pas jusqu’à se noyer dans la volupté d’une vie partagée.
Ce cancer l’a rongée et a fait chuter, un à un, ses si beaux cheveux. Cette gangrène, jalouse, mauvaise, qui était elle aussi tomber amoureuse de cette nymphe irréelle et avait décidé de la garder pour elle, de la consumer de l’intérieur jusqu’à la lui dérober entièrement. Il n’avait jamais possédé grand chose et n’était pas avare, mais ce trésor-là, il voulait se battre pour le conserver. La fortune était cruelle et de son courroux funeste, elle balaya ses efforts d’un geste dédaigneux. Comme des grains de sable dans ses grosses mains calleuses, la vie s’échappa d’elle, se dispersant au gré des vents marins. Il la vit dépérir jour après jour, malgré ses haussements de voix qui firent trembler les murs d’albâtre de ce temple destiné à l’apaiser, malgré les coups désespérés qu’il asséna de toute sa lourde puissance dans le cyclone pour le stopper. Il se montra impuissant à la retenir, à la sauver, à la garder.
Elle s’envola au mois de mai, quand les fleurs renaissaient. La tête lisse comme un drap en satin rose, les joues creusés, les dents incertaines, voyageuses et timides, son regard vide et les cernes si grandioses, qu’on aurait voulu y ranger toutes nos perles et nos trésors pour partir en exode. Mais avant, elle avait encore une fois posé sa main comme un roitelet dans la sienne, énorme et tremblante, pour lui souffler quelques sibyllines confidences dont seule elle avait le secret :
« Chercher son bonheur, c'est chercher une île déserte et minuscule dans une petite barque inconfortable munie d'une seule rame. Le malheur, c'est perdre la rame. La sagesse, c'est comprendre que l'île n'existe pas... »
Ses grandes prunelles sans lueur dont le feu était mort, l’avait embrasé de toute leur douceur.
« Chacun de nous porte en lui ses propres îles, refuges contre la bêtise, la laideur et la sourde contrainte du quotidien… Tu es une île, mon aimé. Je fus la tienne. Aujourd’hui, tu vas devoir trouver la force de ramer de nouveau, braver les flots et les courants pour chercher ton bonheur.
Il est des endroits où notre cœur nous pousse, des havres si purs qu’ils nous emprisonnent et où on voudrait s’oublier et s’abandonner. Mais aucun d’eux n’est éternel. Mon île n’est plus. Je dois laisser la place.
Nage, rame, voyage, trouve là…
Il y a toujours une île.»
Ainsi l’abandonna-t-elle.
La solitude qui s’ensuivit assourdit le monde. Ce dernier regard qui s’éteignit sur ses paupières closes fut l’ébauche d’un univers qui s'écroulait. Il chercha des semaines durant son visage dans les sursauts de la réalité, des portes qui se fermaient, des rideaux qui s’envolaient. Son absence résonnait dans tous les silences. Inconscient de sa propre vie, déconnecté des gens, son île se recréait et dérivait.
Il ne pouvait plus supporter le fourmillement insupportable de la nature et des êtres, leur énergie, leur beauté monstrueuse, leur cacophonie de délices dont il était privé, coupé de tout sens. Il devait partir, loin, se fuir lui-même pour se perdre ou se retrouver, sans regret. La colère le desséchait, incapable de tolérer le moindre regard d’autrui.
Il prit alors la décision de cet aller sans retour.
Il embarqua dans cette folie en bois peinte qu’il baptisa de son nom à elle, il la supplia de l’emmener au loin, au large, la rejoindre. Il se délesta de tout bagage sur le quai, il n’y avait rien à prendre dans cette destination suprême. Ce canot pouvait bien être son tombeau, sa vie ne lui appartenait plus et il aspirait ardemment à l’abandonner. Derrière lui, le port et les hommes. Devant lui l’océan et les flots qui l'emportèrent des jours durant. Il rama de tout son soûl, de toute son âme, creusant avec détermination l’abîme qu’il voulait irréparable.
Après ce départ, le temps s'affola, les heures s’égrènant dans une course folle, ne lui laissant plus de répit, sans aucun souffle pour continuer à tenir debout. Elle était son oxygène, sans elle il ne respirait plus que de la poussière et étouffait. Il crut ne pas trouver en lui la force de mener sa quête jusqu’à son terme.
Pourtant, comme pour répondre à son vœu, la tempête est arrivée.
Maintenant, allongé dans cette barque sans voile, brisé, seul au milieu du néant, il se souvient.
« Aussi longue la tourmente soit-elle, le soleil finit toujours par briller de nouveau entre les nuages. »
La prose de Khalil Gibran résonna en lui avec sa voix à elle, faisant renaitre derrière ses paupières closes, les lueurs des flammes dans la cheminée pendant leurs soirées hivernales.
Il ouvrit les yeux vers un ciel redevenu d’un bleu pur, parsemé de touffes de coton blanches.
Le silence du large le délivra du poids insupportable qui avait été sa seconde peau pendant tant de temps. Un sentiment intense d’apaisement, après avoir vécu le pire, l’étreignit pour la première fois. Il respira. La suppure était en rémission, cessant de s’accroitre enfin. Il cligna encore des paupières et souffrit du tiraillement du sel autour de ses yeux.
C’est là qu’il vit passer une mouette, fendant l’espace chromatique infini qui s’étendait au-dessus de lui.
Dans les secondes qui suivirent, des cris stridents et répétitifs de ce volatile se répercutèrent autour de lui, formant une boule nerveuse dans sa gorge. L’espoir, la peur et le soulagement l’empoignèrent tout à la fois et le contraignirent à se relever brutalement. L’oppression du rocher de la tourmente n’était plus là à écraser son cœur. Il pouvait s’extraire de son caveau.
Assis le derrière dans son esquif, il lorgna aux alentours, comme prêt à bondir.
Dans la seconde, les larmes lui troublèrent la vue.
Elle était là… se découpant sur l’horizon, immense, chantante, avec ses montagnes boisées et sa plage abandonnée. Les premiers récifs qui la bordaient brisaient les vagues endormies et les changeaient en écume scintillante sous le soleil. Les rochers gris et bruns encadrant le sable doré siégeaient comme autant de soldats en cuirasse prêts à défendre leur terre sacrée.
« Il y a toujours une île… »
Il se leva, abandonna son rafiot perdu, plongea dans les flots et nagea à en perdre le souffle. Il rejoignit la terre et embrassa le sol, ventre contre terre, les sanglots secouant son être.
Le reliant enfin au monde, une voix s’éleva dans la brise, douce et chantante, une simple question où perçait une légère inquiétude :
« Monsieur, tout va bien ?... »
Il sourit.
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