Chapitre 7 - Correspondances et amitiés
Cela fait presqu’un an que Malo a emménagé aux Ateliers du Bonheur. Il a démissionné de son ancien cabinet d’architecture. Professionnellement, il est d’une efficacité remarquable. Intellectuellement, l’on est sur la même longueur d’onde. Il est curieux de tout. Parler d’un obscur village du fin fond de la Chine lui fait autant plaisir que de comparer les enregistrements du Vesperæ de dominica de Mozart. Il lui arrive souvent de pressentir ce que je vais dire ou faire, ce qui peut être barbant lorsque nous jouons au jeu de go. Sinon, c’est vraiment reposant d’avoir en face de soi un adversaire-compère aussi pointu que soi.
Nous avons essayé d’avoir des relations amoureuses, mais ce fut un échec. Je suis bien trop mal à l'aise avec mon corps tel qu’il est. Malo a compris que je ne remets pas en cause ses capacités amoureuses. Même en ayant flirté ensemble, nous entretenons notre amitié facilement. Il sait me laisser seul et a du respect pour ma vie privée ce que je ne retrouve pas forcément avec Val qui est curieux et aime jouer les entremetteurs.
Malo et moi, nous complétons parfaitement. Nous avons plaisir à aller à la salle de musculation ensemble et regarder l'autre combattre. Il m'a initié au tango. Nous dansons des soirées entières. La danse de salon est épuisante au début. Puis, lorsque notre corps prend l’habitude de travailler les bons muscles, cela devient un plaisir très sensuel. Ça m’est déjà arrivé de me masturber après la douche, dans l’intimité de mon futon.
C’est décidé, nous allons installer une salle de danse avec un beau parquet. Elle sera au-dessus des salles de boxe, d’arts martiaux et de musculation.
J’entretiens toujours une correspondance assidue avec Thorvaldur. Chaque semaine, je lui envoie soit une carte postale faite d’une photo que j’ai prise ou un croquis accompagné d’un petit texte ou un haïku.
Il se raconte dans de longues missives. Ce géant est plus fragile qu’il n’y paraît. Sa solitude affective et son manque de sexualité épanouie le frustrent. Je ne suis pas aussi vulnérable que lui, alors je ne peux le comprendre qu'intellectuellement et non émotionnellement.
Comme beaucoup de garçons qui se savent attirés par les garçons, il s’est senti différent des autres. Il ne voyait pas l’intérêt à regarder sous les jupes des filles ou espérer en embrasser une. Ce qu’il voulait, c’était embrasser et se blottir entre les bras d’Ásgeir, son voisin et ami.
Sa stature ne l’a pas empêché de subir sa timidité. Au collège à Akureyri au nord de l'Islande, plus il prenait des centimètres et du muscle, plus son désir pour Ásgeir s’épanouissait. Arrivé au lycée à Reykjavík, il s’était fait une raison : Ásgeir avait trouvé une petite amie qui ne le quittait pas. Il ne voulait pas éveiller les soupçons, alors il a eu aussi des petites amies. Sa façon de me raconter comment il fermait les yeux pour les embrasser afin d’oublier que c’étaient des filles, est triste. Il n’a pas pu être un adolescent comme les autres. Il a enfoui toutes ses envies pour paraître normal, quel gâchis !
Il a cru faire illusion. Il pensait que personne n’imaginerait qu’avec ses 1 m 96 et ses 106 kilos, il puisse aimer que les garçons.
Il a été surnommé Yvarr le désossé. C’est autant une insulte qu’un compliment : être comparé à un des fils de Ragnarr Loðbrók, on peut le prendre bien. Mais dans son cas, cela voulait dire qu’il bandait mou. Je jette un sort à ces filles qui ont répandues cette ignominie. Bien sûr qu’il n’aurait pas dû sortir avec des filles, mais pour un homme si jeune dans une société patriarcale qui met en exergue la soi-disant virilité, c’est une erreur excusable. Ásgeir qu’il croyait être son ami, s'est éloigné de lui et de sa sale réputation.I Il s'est retrouvé seul.
Afin de le protéger, son papa lui a proposé de poursuivre ses études en France. Il n’a pas eu tort, ici personne ne le connait. Il subit moins de pression. Mais bien sûr, il a dû taire le fait d’être gay. Il se sent isolé avec ses désirs. Comment ne pourrais-je pas l’accueillir aux Ateliers ?
J’ai eu la chance de partir en Asie du Sud-est pour un périple d'un mois et demi. J’ai dérogé à mon principe de ne pas me servir des réseaux sociaux : j’ai créé un compte " Uninstant ", pour lui faire parvenir des mots et des images. Il m’a souvent parlé de son envie de voyager et de surtout naviguer. Il ne se sent pas le droit de le faire : son père lui a demandé de ne pas suivre ce chemin.
Alors je lui raconte tantôt la lourde chaleur saturée d'humidité sur les vertes plantations de théiers à flan de collines autour de Dalat au sud du Vietnam, où serpentent des chemins de terre rouge-orangé. Tantôt les eaux calmes du Mékong qui deviennent tumultueuses et furieuses après les chutes de Khone au Laos. Ou bien encore, les bouillonnements bruns et ocres du fleuve Jaune aux chutes de Hukou et l'étonnante pierre brillante appelée Guǐshí se situant juste en dessous de la cascade : cette pierre monte et descend mystérieusement en fonction du niveau de l'eau. J’ai mis en ligne des instantanés de portraits pris sur le vif d’autochtones.
À mon retour, j’ai fait un arrêt dans la communauté de Bretagne pour constater l’avancement des travaux. J’en profite pour me promener dans les bois environnants. Je lui décris en mots l'odeur de la géosmine et des autres composés volatils du pétrichor présents sur le sol, ça n’a pas été une mince affaire. Ah si la photographie pouvait reproduire des odeurs ! Je ne sais pas si ça l’a inspiré que je lui raconte l'intense plaisir physique et sensuel de se rouler sur des tapis de mousses humides, de frotter mon corps à la rugosité des écorces d'arbres.
J’espère l’avoir fait voyager et ressentir le monde à travers mes expériences sensibles. Sans être attirés sexuellement l’un vers l’autre, nous arrivons à parler de nos ressentis et parfois de nos blessures intimes. Le fait de ne pas se voir, de juste s’écrire, nous aide à être plus proche l’un de l’autre. À la fin de mon séjour en Bretagne, avec l’accord des autres hommes, je lui ai proposé de venir nous rendre visite et s'il se sent à l'aise, de vivre parmi nous.
La proposition de Sam de venir et de vivre avec sa communauté est séduisante. Il sait que mes études actuelles ne me plaisent pas. J’ai envie d’autre chose. Peut-être un travail manuel. Élargir mon horizon. Oser l’inédit. Je me sens à l’étroit. J’ai envie d’amour, de sexe, de liberté. Peut-on tout avoir ?
Vivre sans mensonge tout en étant protégé du monde, me semble pour le moment ce qu’il y a de mieux à faire. J’ai échoué à rejoindre le modèle unique que propose la société, être un bon hétéro comme dans tous les films ou séries, même les livres ne proposent que ce genre de possibilité pour un garçon de ma stature : être « viril », puissant et protecteur envers les femmes et même envers les hommes. Alors que je veux me pelotonner dans les bras d'un amoureux. Aujourd'hui, Sam m’entrouvre une porte et me tend la main depuis presqu’un an. Je dois risquer le coup. Risquer d’être moi-même. Sam a bien réussi à être ce qu'il a toujours été, alors pourquoi pas moi ?
En début septembre, sans vraiment savoir ce que la vie me réserve, je prends mes deux valises, mes violons et je déménage. Quand je débarque aux Ateliers, c’est un peu le chaos. L’endroit où je devais vivre n’est pas fini. Sam me propose de squatter chez son ami Malo qui est en voyage d’affaire.
─ T’inquiète, on avisera lorsqu’il rentrera. Et puis, son appart a deux chambres. Si ça pose des soucis, tu viendras chez moi, j’ai toujours un futon à te prêter ! M’annonce Sam toujours aussi direct.
Il me présente à son plus ancien ami, Val. Il est amusant, léger et élégant. J’ai tout de suite lu dans ses yeux une admiration sans borne pour Sam, sans pour autant être servile.
― Thor, si tu as besoin de quoi que ce soit, fais-le-moi savoir, me propose Val.
― Merci, c’est gentil. Je ne peux que proposer ma force de travail pour vous remercier de m’avoir accueilli.
― Le trouple va venir te voir. Je suis sûr que tu pourras leur donner un coup de main. Me dit Sam.
― Tu veux déjà le tuer à la tâche ? Quel esclavagiste ! À bas l’exploitation de l’homme par l’homme. Crie Val en défilant le poing gauche levé.
― Ah quel cinéma ! Je suis fatigué de tous tes excès ! Val, arrête. Souffle Sam en levant les yeux au ciel.
― Faut bien quelqu’un qui protège ce jeune homme ! Espèce de monstre ! S’exclame Val qui fait des grimaces dans le dos de Sam qui se replonge dans un bouquin sur le jeu de go.
Main dans la main, deux hommes entrent.
― Salut les gars ! Vous pouvez calmer Val qui est survolté. Je n’en peux plus, j’abandonne. Dit Sam toujours plongé dans sa lecture.
― Val va chercher Alfred, il est dans le grenier commun des magasins. Allez, s’il te plaît ! Demande le plus grand.
― OK ! Mais présentez-vous à notre nouvel arrivant ! J’y vais, lance Val en sortant.
― Salut, moi c’est Victor et lui c’est Sébastien. On vit dans la maison où ont vécu tous les directeurs généraux des siècles derniers de ces bâtiments industriels. Chic, hein ?
― Très chic ! Je m’appelle Thorvaldur. Appelez-moi Thor. J’espère ne pas vous déranger.
― Tu rêves ! Avec ton physique, on va se servir de toi ! Je rigole ! Y’a Alfred qui va arriver. C’est un menuisier émérite, non seulement sur les chantiers mais aussi au lit ! Je peux le dire car c’est notre chéri à moi et Sébastien.
― Non, mais rien ne t’arrête mon chéri ! Dit Sébastien en s’approchant de moi pour me serrer la main. Ne l’écoute pas Thorvaldur. Il a une grande gueule comme beaucoup de petit !
― J’en connais un qui va regretter d’avoir dit ça ! Tu peux te brosser pour que je te suce et ça pendant un bout de temps ! Rétorque Victor grognon.
― Désolé, Thor ! Je ne sais plus quoi faire avec ce type qui parle cul comme s’il parlait de cuisine !
― Cela ne me dérange pas. C’est original et rafraîchissant ! Répondé-je amusé.
― Ah ! tu vois le rabat-joie, il y a ici un homme de goût. Merci, Thor ! Je sens que j’ai trouvé un soutien de taille et de poids. C’est vrai, t’es vachement grand, mec. Impressionnant. Me dit Victor avec une moue admirative.
― Merci, Victor.
Il n’a pas sa langue dans sa poche. Il me raconte, comment avec Sébastien, ils sont tous les deux tombés sous le charme d'Alfred. Il est prêt à me donner des détails de leurs ébats quand Val et Alfred entrent à leur tour.
― Bonjour, je suis Alfred. Victor cesse tout de suite de mettre malaise Thor et Sébastien. Tout le monde s’en balance de savoir ce que font les autres sous leurs draps.
― Ben pas moi ! Moi, ça m’intéresse ! Répond Victor en boudant à nouveau.
― Victor ! Tais-toi ! Lui intime Alfred.
Quelle autorité ! Ils forment un beau trio soudé et complémentaire. Je crois qu’ils ne sont pas trop de deux pour canaliser Victor qui doit être no limit !
― Au fait, tu vas bientôt faire la connaissance de Malo qui rentre dans quelques jours. C’est mon architecte personnel. Si je peux dire, intervient Sam qui a posé son livre.
Val rectifie :
─ Ne l’écoute pas ! Il dit ça alors qu’il laisse Malo organiser son boulot comme il l’entend ! Il aime paraître être le chef le plus méchant, alors que c'est un homme pas bavard mais avec le cœur sur la main.
─ Mais qu'est-ce que tu racontes ? ! S'exclame Sam.
─ Il a peur de plaire et surtout qu’on l’empêche d’être seul et de se cultiver ! Bon, j’exagère aussi. Sam est un peu brut de décoffrage et a besoin de sa solitude pour recharger ses batteries.
─ Franchement, ça ne te dérange pas de parler de moi, alors que j’entends tout ?
─ Justement mon Sam chéri, c’est mieux que tu saches tout ce que je pense de toi, tu ne crois pas ?
─ Pas faux. Tu es pardonné.
─ Tu te prends pour Dieu ? Il n’y a que Dieu qui puisse pardonner aux simples mortels !
─ Thor, ne l’écoute pas. Il adore déblatérer sur la religion catholique. Et tu sais pourquoi ?
─ Bien non, je ne sais pas, dis-je.
─ Parce que Val sait pertinemment que je ne m’intéresse absolument pas aux religions, à part les religions animistes à la rigueur. Alors il peut m’en mettre plein les oreilles et me renvoyer à mon ignorance crasse sur ce sujet. M’explique Sam avec le plus grand sérieux.
Je souris de leurs échanges. C’est amusant.
─ Bon, allez, fais du thé, monsieur le théologien émérite !
─ Si tu ne me dis pas « s’il te plaît, mon beau Valérian chéri », tu peux toujours attendre !
─ S’il te plaît mon chéri d’amour que j’aimerais jusqu’à la fin de mes jours ! Ça te va comme ça ?
─ Impeccable ! Tu peux être si mignon quand tu veux ! Pourquoi tu ne veux pas tout le temps ? Dis Val en embrassant Sam dans le cou.
─ Mais qu’est-ce que tu peux être agaçant à me bécoter. Va te trouver un nouveau mec. Laisse mon corps en dehors de tes perversités !
─ Il vaut mieux que tu saches, que Sam n’aime pas être tripoté. Conclut Val en gloussant.
En quelques heures, j’ai rencontré des hommes heureux, solidaires et eux-mêmes. Je suis sorti dans la cour, je me suis éloigné, je me suis accroupi, j’ai mis ma tête entre mes mains et j’ai pleuré de bonheur.
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