Chapitre 6 - Adieux et bienvenue

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Je reçois de temps à autre des cartes postales de Thor. Il m’appelle de la Martinique. Sa voix est enjouée. Il dit qu’il est en excellente santé. Son travail à bord est passionnant. Ça va de la petite mécanique en passant par les petites réparations domestiques, du relevé de températures des eaux traversées à l’échantillonnage d’algues. Il assiste à des réunions entre chercheurs. Il prend un quart de nuit tous les trois jours. Il est heureux même si je lui manque beaucoup. Égoïstement, je suis content de lui manquer. Je suis aussi soulagé de savoir que tout se passe au mieux.

De mon côté, je travaille beaucoup pour voir le temps passer plus vite. Les travaux avancent à un bon rythme. Tout le monde est investi dans ce projet colossal. Ces derniers mois, Val et moi avons des soupçons : nous pensons que Sam est amoureux de Bosco, notre jardinier en chef. Nous avons surpris des coups d’œil entre eux qui laissent peu de place au doute. D’un autre côté, aucun des deux ne dort jamais chez l’autre. Peut-être ont-ils une relation platonique ? Nous n’en avons parlé à personne car Sam serait déçu et fâché que l’on se mêle de sa vie privée.

Ce matin, je reçois un appel téléphonique désespéré de Tudal, le père de Thor. Il pleure tout en parlant. Je ne comprends pas un traître mot. Il parle un islandais mâtiné de français avec des mots de breton. Tout de suite, j’imagine le pire : la mort de Thor. Je me sens nauséeux. J’ai la tête qui tourne. Enfin le vieil homme se calme et raconte :

― Il est arrivé un malheur ! Un très grand malheur. Ölrún a eu un accident. Après ta visite ici, elle m'a appris qu'elle était enceinte. Tu penses que j'étais fâché. Tu penses, enceinte à seize ans. J'avais même honte de le dire à son frère quand il m'a appelé. Elle doit accoucher dans un mois et demi. Elle vient d’avoir ce satané accident de scooter. Elle est dans le coma. Aujourd'hui, les médecins vont faire naître le bébé par césarienne, car son rythme cardiaque s’affaiblit. Je ne sais pas quoi faire. J'ai l'impression de revivre le même cauchemar qu'il y a seize ans. Malo, je suis désespéré.

─ Je prends le premier avion possible pour l'Islande. J'arrive. Faut-il que je prévienne Thor ?

─ Ah non ! Surtout pas ! Il rentre dans moins de deux mois maintenant. Quoi qu'il arrive, il ne peut hélas rien faire. Je ne sais même pas si c'est raisonnable que tu fasses tout ce chemin pour nous.

─ Vous êtes ma famille, alors je viens. Ne venez pas me chercher à l'aéroport, je louerai une voiture. Courage ! Je serai là au plus tard après demain. Je vous rappelle dès que j'ai l'heure d'arrivée.

─ Merci, Malo ! Si tu arrives dans la journée, je serais à l’hôpital Landspítali à Reykjavík. Me dit la voix lasse de Tudal.

J’organise mon départ pour l'Islande. Avec son efficacité naturelle, Sam prend les choses en main. Il annule tous mes rendez-vous et passe la consigne à tous de taire ce qui est arrivé dans la famille de Thor au cas où il appellerait. Je trouve un vol pour demain matin. Pour être sûr d’arriver à l’aéroport parisien à l’heure, je squatte chez mes papas qui ont à peine le temps de profiter de moi. Je passe une nuit entrecoupée de réveils intempestifs.

À peine descendu d'avion, je saute dans une voiture de location et prends la direction de l'hôpital universitaire Landspítali à Reykjavík. Je trouve Tudal, debout sur le parking, l'air hagard, une pipe éteinte au bec. Il la garde légèrement pendante au coin de sa bouche. Son regard bleu délavé est perdu dans les nuages bas en face de lui. Il me sourit tristement. Tout son visage est creusé de rides profondes : il est flagrant qu'il a pris un coup de vieux depuis la dernière fois où je l’ai vu. Il me serre dans ses bras et s’effondre en pleurs. Je le laisse s’épancher sur mon épaule en le soutenant de toute ma force physique et émotionnelle. Il se reprend doucement :

― Oh Malo ! Merci d'être là. Je suis si fatigué. Je me sens vieillir. Je ne crois pas être capable de continuer à assumer la responsabilité d’un nouvel enfant. Tu verras Vikingur est très mignon comme Thor à la naissance. Oui, je me suis permis d'appeler le bébé, Vikingur en hommage à Thor, c'était aussi le prénom du grand-père maternel de ma femme. Ma fille m'avait dit qu'elle n'en voulait pas. Je suis perdu. Si fatigué.

─ Venez-vous asseoir.

─ Ölrún est dans un coma profond. Les médecins n'ont plus d'espoir. Elle ne respire que grâce à des machines. On me laisse un peu de temps avant de la laisser partir. Comment je vais faire ? Tu te rends compte, la même histoire se rejoue. Mais qu'est-ce que j'ai fait au ciel pour vivre ça encore et encore. Je sais bien que tu as déjà eu la bonté de laisser Thor naviguer comme il l'a toujours voulu.

Tudal pleure. Je le serre dans mes bras.

― Maintenant j'ai peur de perdre mon fils. Je sais aussi que tu travailles d'arrache-pied pour vous faire une belle vie et je ne t'en remercierai jamais assez. Je vais te demander quelque chose de totalement déraisonnable et inapproprié ! Mais je ne peux le demander qu'à toi, tu es ma bouée de sauvetage : Peux-tu emmener Vikingur avec toi en France ? Je me suis permis de préparer tous les papiers officiels. Thor et toi en serez ses tuteurs légaux.

Encore heureux que nous soyons assis, sinon je me serais peut-être moi aussi, effondré. Je reste coi. Je desserre mon étreinte. Je n'aurais jamais imaginé m'occuper d'un enfant avant cette demande. Je me tais. Je n’ai pas les mots. Je vois les yeux de Tudal qui retournent vers les nuages. Il se coupe du monde des vivants. Il se tait lui aussi. Nous restons chacun dans nos pensées. À ce moment-là, j’aimerais pouvoir parler à mes papas ou à Sam. Je vais avoir trente ans, je dois prendre cette décision seul. Je pense à Thor. Que va-t-il dire ? Il a à peine 21 ans et tout l’avenir devant lui. Je ne peux pas laisser ce vieil homme avec un bébé. Tant pis si je fais une connerie. C’est le destin, diraient mes papas :

― Tudal, ne vous en faites pas. Je vais prendre Vikingur avec moi. Comme il est prématuré, je vais rester en Islande le temps qu’il puisse voyager sans danger.

Le visage de Tudal s’éclaire légèrement :

― Merci, Malo. Je suis soulagé que cela soit toi qui t’occupe du petit.

Je reste trois semaines en Islande. Après l’enterrement d’Ölrún qui repose à côté de sa mère, nous retournons à Reykjavík et je loue deux chambres d’hôtel pour être proche de Vikingur. Le petit est solide comme son oncle et son grand-père. Quinze jours après sa naissance, il peut déjà rejoindre les fjords du nord avec nous. Je me suis déjà occupé des achats nécessaires pour un bébé. J’évite le gros matériel de puériculture, poussette et autres objets encombrants.

« Vikingur m'accompagne aux Ateliers du Bonheur ! » plus je me dis ça, plus cela me semble fou. Je propose à Tudal de venir en France, mais il refuse de nous suivre, il ne veut pas quitter son épicerie. Mais surtout, il veut rester auprès de sa femme et de sa fille. Il m’a confié son fils et son petit-fils. Je sais que j’ai accepté des responsabilités qui me dépassent pour le moment. C’est en larmes que je téléphone à mes papas :

― Papa, appelle papoune pour qu'il écoute. Je viens de faire quelque chose de totalement inconsidéré. Je suis perdu. J'ai besoin de vous de toute urgence. J'ai envie que vous me preniez dans vos bras.

─ Bon, mon chéri, calme-toi et raconte nous ce qui ce passe. Cela ne peut pas être si grave.

Derrière, la voix de papa, j’entends papoune dire « Il ne peut pas tomber enceint alors on est sauvé ! »

─ N'écoute pas les blagues de ton père. Vas-y, chéri, raconte-nous.

─ Et bien, si, c'est comme si j'étais enceint.

─ Mais qu'est-ce que tu nous chantes, mon chéri ? Tu as mis une fille enceinte ?

─ Non, papa.

Je leur narre ma rencontre avec Thor et tout le déroulement des évènements. Papoune prend le combiné :

― Bon, si je résume. Tu as trouvé un amoureux qui est de huit ans ton cadet. Depuis des mois, il est parti à l’autre bout de la Terre pour faire son viking. Sa sœur est décédée en te laissant un bébé sur les bras.

J’entends papa qui rouspète papoune et qui lui prend le téléphone d’autorité.

─ Mais comment lui parles-tu ? Oh que tu m’exaspère parfois. Mon chéri n’écoute pas papoune. Tu vas avoir trente ans. Maintenant, tu as un bébé et un compagnon. Il va falloir assurer et assumer. Nous sommes là en cas de débordement. Dès que tu es rentré d'Islande reste un peu à la maison à Paris. Nous vous avons élevé toi et ta sœur, alors les bébés ça nous connait. Papoune va louer ce qu'il faut pour quelques jours. Si tu as une ordonnance pour le petit, fais une photo et envoie-la nous sur Snapparoles. Ne te fais pas de bile, on est toujours là pour toi. Tu vas être un super papa poule. Courage, mon chéri. On t'attendra à l'aéroport. On t'aime, mon chéri. À dans deux jours !

J’entends encore papa se fâcher contre papoune. La ligne est coupée. Je me sens moins perdu. Si tout part à vau l’eau, je sais que je peux compter sur eux. Même si papoune est un peu plus pète sec, il est comme Sam : il énonce des faits et grogne, mais il tend sa main aussitôt pour aider.

Les adieux avec Tudal sont déchirants pour moi. Je vois bien qu’il est ailleurs. Je m’en veux de le laisser seul ici. Je ne peux pas le forcer à me suivre en France.

Mon arrivée à Paris me remonte un peu le moral. Papa et papoune sont bras dessus bras dessous à m’attendre. Gaëlla est avec eux. Elle saute sur place en me voyant avec Vikingur dans le porte-bébé. Ils sont tous les trois, tout sourire. Cela me réchauffe le cœur et l’âme. Je les préviens que je ne reste qu’une semaine. Gaëlla est d’une grande douceur avec son neveu. Elle lui donne le biberon avec dextérité. Je suis fier de ma sœur.

Après une semaine, pendant laquelle je me fais dorloter et où je prends des cours intensifs de puériculture de base, Vikingur et moi repartons chez nous. Avant mes papas s’assurent que Vikingur ait tout ce qu’il faut aux Ateliers. Ils ont du mal à nous laisser partir. Ils promettent de venir plus souvent me visiter. Non pas, que je leur manque vraiment trop, mais ils sont gagas devant leur premier petit-fils comme ils se plaisent à le nommer. Ce sont de véritables papys-gâteau. Vikingur est possesseur d'un Livret A rempli à son maximum. Les assurances-vie ont un bénéficiaire en plus. Ils font des plans d'avenir sur un bébé qui n'a pas deux mois. Ils sont pires que des parents biologiques. Cet enfant leur a redonné une seconde jeunesse. Ils m’assurent que je vais être à la hauteur. Avant mon retour d'embarquer en voiture, Gaëlla m’embrasse en premier et offre ses plus longs baisers à Vikingur.

Après une période de tristesse, un vent d'excitation souffle sur les Ateliers. Avec la venue de nouveaux arrivants, Boris et Éloi ainsi que le retour de Malo et du bébé, il y a un surcroit d'activités. On met en stand-by certaines besognes. Le trouple ne reprend pas de nouveaux chantiers extérieurs. Il délègue à leurs équipes respectives les chantiers en cours. Alfred, le menuisier, passe ses soirées à fabriquer des meubles pour Vikingur et à aménager la deuxième chambre de l'appartement de Malo. Val se porte volontaire pour les achats de puériculture : de nombreux sacs arrivent contenant des vêtements, des biberons, des chauffe-biberons et autres, une poussette dernier cri, des transats ( car Val pense que chaque appartement doit pouvoir accueillir Vikingur.) Victor et Sébastien installent une baignoire dans la salle d'eau de Malo, tant pis pour lui, il perdra des rangements. Je m'attèle aux tâches administratives et au plus important à mes yeux : L'achat de livres, de jouets éducatifs et autres priorités pour Vikingur. Chacun fait ce qu'il fait de mieux. Une émotion est plus palpable chez certains hommes : Alfred, Sébastien et Val font partie des oncles enthousiastes. Les autres comme moi n'ont rien contre mais nous ne nous voyons pas nous occuper du bébé. Val veut gérer l'agenda de garde de Vikingur. Pour lui, tout le monde doit pouvoir garder le bébé. Il ne parle plus que de Vikingur. Il a déjà installé un endroit avec une peau de mouton pour prendre des photos de son neveu. J’ai mis le holà :

─ Vikingur a déjà deux papas. Il va falloir que tu les laisses s'habituer à leur enfant. S'ils ont besoin d'aide, tu pourras te proposer. Mais, je crois que là tu en fais trop et tu risques d'être intrusif. Dis-toi que Thor ne sait pas encore qu'il a perdu sa petite sœur et qu'il se retrouve responsable de son neveu dont il ne connait même pas l'existence. Ne crois-tu pas que cela va faire beaucoup pour un jeune homme de vingt-et-un ans? Alors, respire, et sois là, s'ils te le demandent. Ils vont devoir gérer l'arrivée d'un enfant, leurs retrouvailles et une vie à trois.

Val calme son excitation face à la réalité et à mes instructions.

Lorsque Thor appelle au téléphone, Malo n'a pas le courage de lui raconter les évènements de ces deux derniers mois. Il rentre en France après avoir laissé le bateau à Vancouver. Malo et Vikingur vont le chercher à l'aéroport en voiture. Malo y a installé un siège pour bébé. Il s'est vite habitué à penser à son bébé, car oui, il considère Vikingur comme son bébé, comme son fils. Il a peur que Thor n'accepte pas cet état de fait. Il le comprend très bien. Avoir 21 ans et se retrouver père de substitution, ce n'est pas une mince affaire. Sans compter qu'il reprend ses études dans quelques jours.

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