Chapitre 5 - Ben et Zach - La rencontre
Dorian est parti depuis plus d’un an. Au début, ma vie sexuelle était en berne. Je sortais, je draguais, je baisais et je jetais des tas de types. Et puis, j’ai rencontré Benjamin. Il n’a pas la peau douce de Dorian, mais c’est un minet plutôt agréable. J’aime son allure chic et fashion sans être snob et tapageur. Il a une beauté classique avec un minois mignon et surtout, un joli petit cul ferme et baisable. C'est tout ce qu'il me faut. Je ressens un besoin irrésistible de me faire aimer de tous ces jeunes gens qui me tournent autour. Ce sont des marionnettes confiantes, placides et obligeantes, ou des parasites et des sangsues avides de mon importance et de ma notoriété. Je suis un âpre jouisseur. Malgré l'attrait que ces jeunes hommes exercent sur moi, je ressens une répulsion indicible pour eux. Ce sont des êtres veules et sans consistance.
Je ne comprends toujours pas comment Dorian a pu se permettre de me larguer. Au moins, Ben est plus doux et docile. Moins intellectuel et moins instruit, il sera à ma botte aussi longtemps que je le voudrais. Cela fait plusieurs mois que je m'en sers, puis le rejette, sans qu'il ne se révolte ou n'émette la moindre protestation. C’est l'amant idéal. Je déteste les hommes arrogants.
Son sentiment de supériorité est notoire et irréfutable. Franck aime me caresser longtemps comme on rebaudit son chien adoré qui s’est bien comporté. Sa main semble me dire « Benjamin, tu m'appartiens ! » Enfin c'est ce que je croyais ! Car en réalité, il est comme tous les autres hommes que j’ai fréquenté, il fait ça en ayant l'esprit ailleurs : « Quand est le contrôle technique de ma Porsche ? », « Ai-je bien réservé à Megève pour Noël ? » ou bien, « Il ne faut pas que j'oublie l'anniversaire de mon père ! Quel cadeau prendre cette année ? » Demain ou même dans quelques heures, Franck va être entre d'autres draps, sur et dans d'autres corps, tous remplaçables, tous interchangeables. Ces hommes-là ont le choix entre de nombreux jeunes hommes que cela soit payant ou non.
Au fond, je le sais bien, que danser, tourner, me trémousser sur des musiques électro, boire sans être saoul, rire sans m'esclaffer, faire un trait d'esprit sans paraître trop intelligent, faire une blague sans être irrévérencieux, cajoler sans jamais être collant et tout ça sans avoir l'air d'y toucher, est vain, mais obligatoire pour ne pas déplaire. C'est un jeu pour espérer d'être vu, reconnu et gardé parmi le défilé des jeunes gays qui traînent dans les endroits branchés.
Pour moi, l'opportunité de trouver un amant correct n'est pas forcément très importante, mais elle existe : on se raccroche à ce qu'on peut ! À chaque fois, je me sens à l'essai. Je sais que si j’ai la chance d'être choisi, il me faudra jouer le jeu le mieux possible : coucher et être un bon amant passif mais pas trop, dévoué et élégant en toutes circonstances. J’espère être celui qui sera piquant sans être trop brillant, drôle sans être salace, sensible sans être niais et aguichant sans jamais être vulgaire.
À chaque fois, soit j’ai déplu sans raison apparente. C'est sûr que mon corps est plus intéressant que ma personnalité. En parlant de corps, le mien est somme toute correct et harmonieux, je le travaille à la salle pour avoir un peu plus de chance que les autres. En ce moment, je suis épuisé de ce contrôle permanent pour pouvoir sortir du lot et pour avoir une relation qui dure plus que quelques nuits ou quelques semaines. Comment m’évader ?
J’ai fait une croix sur mes sentiments ou ceux de mes relations depuis longtemps. J’ai trop entendu de « Je t'aime ! » pendant la baise et leurs éjaculations, que je n'y crois plus depuis belle lurette. Je suis désabusé et usé, alors que je n'ai pas vingt-cinq ans. Cette quête perpétuelle d'affection et d'attention est vouée à l'échec, mais y renoncer, c'est accepter de saborder le mince espoir qu’il me reste.
Cette fois, une fois de plus, Franck a été violent, cruel et sadique. À l'arrivée de son ami du barreau, il se comporte de façon avilissante et insultante, parce que j’ai eu le culot de refuser de me faire sodomiser par cet inconnu. Il m'a fichu à la porte, nu. Il a balancé mes vêtements dans les escaliers moquettés sentant bon l'encaustique de son immeuble de standing. Il n’a même pas pris le soin de fermer la porte :
─ T'inquiète ! Il reviendra ! Ils reviennent tous, ses lopettes. Demain, il s'excusera, je me ferais un peu désirer, et hop, il me pompera le dard avec entrain sans même que je lui demande ! Bon, je t'ai promis une nuit chaude. Je vais appeler un autre petit mecton à peine sorti de l'adolescence. Tu m'en diras des nouvelles. Ne te fais pas de souci, il est majeur ! Se vante sans honte Franck à son très bon ami aussi indécent que lui.
Tout en me rhabillant maladroitement sur le palier inférieur, je pleure d'affliction et de dégoût de moi-même. Je m'en veux d'avoir refusé. Ai-je fait ce que je veux depuis le début de ma vie de jeune gay ? Non jamais ! Je survis pour ne pas sombrer. Le corps meurtri et l'âme blessée, je rejoins mon antre, pour panser mes plaies.
Pendant plusieurs jours, je reste enfermé dans mon petit appartement. Je me sens infâme, vieux et profondément anéanti. Je suis assis, sans bouger, sur le bord de mon lit à attendre. Attendre quoi ? Attendre qui ? Je ne le sais pas, je ne le sais plus. Je distingue les petits bruits de clef dans les serrures de ses voisins, les aboiements du chien du quatrième suivi de la cavalcade des enfants du cinquième et les cris de la cour de récréation de l'école maternelle d'à-côté. Au-delà de mes murs, des gens aiment, gueulent, marchent, baisent, rient. Des gens vivent. Moi, je ne bouge plus, je suis transi dans une immobilité intrinsèque. Un courant d'air frais traverse ma chambre. Les rideaux volettent contre les vitres de la fenêtre grande ouverte. La porte de la pièce claque sèchement. Pas un cri, juste un bruit sourd contre les pavés de la cour intérieure. Dans un nuage cotonneux :
─ Appelez les pompiers ! Le petit jeune du troisième est tombé de la fenêtre. Vite ! Hurle la concierge totalement affolée.
Ce soir, je suis rentré totalement vidé. Un jeune homme se prénommant Benjamin est arrivé dans mon service après avoir été opéré de deux bras fracturés. Il s’est aussi fêlé le bassin. Il pleure d’avoir survécu à cette chute. Je l’ai consolé de mon mieux. Nous avons longuement parlé. Ben a prononcé un nom : Franck. Ben est son amant depuis notre séparation, devrais-je dire ma fuite. Décidément, il n’a pas changé celui-là. J’ai envie de venger Ben. Mais que faire ? Ce type va sévir encore et encore, sans jamais se remettre en question ni avoir aucun remords. C’est désespérant. « Pourvu qu’il se fasse écraser par un trente tonnes ce sale con et qu’il ne survive pas, bien sûr ! » C’est la seule chose qui me vient à l’esprit lorsque je raconte à la communauté ce qui m’a tant révolté et affligé aujourd’hui :
─ Je ne sais même pas comment va faire Ben lorsqu’il sortira de l’hôpital ? Il vit seul dans un appartement au troisième étage sans ascenseur, dis-je à l’assemblée.
─ Il viendra ici, décide Sam sans demander leur avis aux autres.
─ Bien sûr qu’il va vivre avec nous. Il faut lui trouver un appartement en rez-de-chaussée, propose Alfred.
─ On peut toujours faire venir une maison en structure bois. Elle peut être construite en moins d’un mois. Je me renseigne où je peux en trouver une rapidement, dit Sébastien qui est déjà en train de téléphoner à un de ses contacts.
─ Dorian, dis à Ben qu’il ne peut pas refuser. Tu lui demandes ses couleurs préférées et autres goûts en matière de déco d’intérieure, s’enthousiasme Val, heureux d’accueillir un nouveau membre.
─ J’irai le voir demain matin pour lui expliquer. Ne fais rien contre Franck. Il a le bras long, cette enflure ! Il est tellement sûr de lui, qu’il va bien faire une connerie, un de ces jours ! Affirme Sam.
J'arrive à l’hôpital afin de rendre visite à Benjamin :
─ Salut, je ne reste pas longtemps. Je suis un ami de Dorian. Nous vivons ensemble dans une communauté gay. Je te propose de venir avec nous le temps de ta convalescence ou plus si tu t’y plais et que tout se passe bien. Avant que tu refuses, saches que tout le monde t’attend. Tu auras ta propre maison et nous t’aiderons tous pour les gestes de la vie quotidienne, jusqu’à ce que tu puisses te démerder tout seul. On fait ça car on connait Franck. On sait quelle enflure il est !
─ J’accepte !
─ Waouh ! Ça c’est du rapide. J’aime bien ne pas à avoir en faire des tonnes pour être suivi. Génial ! On viendra te chercher lorsque tu seras prêt. Si tu as besoin de trucs chez toi, on peut aller les chercher.
─ Non, ça fait trois mois que mon chat est mort alors rien n’est important là-bas.
Un léger coup sur la porte et une tête, cheveux en brosse et moustaches bien peignées, se penche dans l’entrebâillement :
─ Désolé de vous déranger ! Puis-je parler avec Monsieur Benjamin Avril ? Je suis le capitaine de police Zacharie Winter.
─ Oui c’est moi.
─ Je vous laisse, si tu as besoin de quoi que ce soit, tu passes le mot à Dorian. Fais attention à toi. Salut. Dis-je à Ben.
─ Pouvez-vous m’attendre dans le couloir s’il vous plaît ? Me demande le flic.
─ Mouaih, je peux mais je ne sais pas si je veux !
─ Vous êtes à la limite de l’irrespect ! S’exclame le flic.
─ Est-ce un compliment ? Lui dis-je avec un petit sourire en coin.
Une dizaine de minutes plus tard, le flic s’assied à côté de moi dans le couloir. Je crayonne sa tronche plutôt sympa, dommage qu’il soit flic, sur mon carnet de moleskine bleu marine :
─ Vous êtes de la Maison, vous aussi ? Me demande-t-il avec une voix gouailleuse, sensuelle et nonchalante comme si elle était nicotinée.
─ Oh que non ! Plutôt crever qu’être flic ! C’est un cliché le flic avec son carnet à la « Colombo », non ? M’exclamé-je avec véhémence.
─ Oui et non ! Me dit Zacharie, en tirant de sa poche revolver son propre carnet vert sapin.
─ Bon, à part ça, qu’est-ce que tu me veux ?
─ Les formules de politesse ne sont pas votre fort.
─ Je ne suis poli qu’avec les gens qui m’inspirent de la sympathie.
─ Ça a le mérite d’être clair. Quand même, vous avez de sacrés préjugés !
─ Quand on voit ce qui s’est passé dans les manifs des gilets jaunes, pour le climat ou pour la paix, c’est normal, non ?
─ Pas faux ! Me répond-il avec une moue ennuyée.
─ Bon, je ne veux pas te presser mais j’ai autre chose à faire que perdre mon temps avec toi.
─ Je voulais juste savoir ce qui c’était réellement passé pour Benjamin. Enquête de routine. Il est connu dans les milieux autorisés, même s’il est sans histoire. Il a souvent été vu avec maître Franck Martin. Personne ne veut que ça fasse de vague.
─ Ah oui ? Il est déjà sur le coup le Franck. Il ne manque pas d’air et ne perd pas de temps pour se couvrir.
─ Pourquoi dites-vous ça ? Il était au tribunal en train de plaider lorsque Ben est tombé par la fenêtre.
─ Tout va bien si l’enflure était au tribunal ! Alors pourquoi tu me poses des questions et que tu fais un rapprochement entre Ben et l’autre ?
─ Maître Martin ne veut pas qu’il y ait de malentendus.
─ Il n’y en aura pas. On sait qu’il est intouchable. Il brise la vie de ses amants, il les manipule et j’en passe. Mais tout va bien dans le meilleur des mondes.
─ Écoutez, je ne peux pas enquêter plus avant puisqu’il n’y jamais eu de plainte. Ce que fait maître Martin ne me regarde pas. Je venais juste vérifier que c’était une tentative de suicide et non une tentative d’homicide.
─ Bon, toi aussi écoute : Si t’es hétéro, ce n’est pas grave. Dommage pour toi mais ça arrive ! Tu ne peux pas te rendre compte de la difficulté d’être gay ou une des lettres de LGBTQIA+ dans cette société. Franck profite des jeunes gens et parfois ils sont vraiment très jeunes. C’est un manipulateur né. Peut-être même psychopathe. Tant qu’il ne tue personne de ses mains, il continuera à sévir. Bon, ce n’est pas que je m’ennuie, mais si, je me fais chier ! Je me barre ! Alors à jamais !
─ Au fait, quels sont vos noms et prénoms ?
─ Donne-moi d’abord ton matricule et montre-moi ta carte de flic !
Après nos échanges de papiers, nous nous quittons. Je suis dubitatif. « Mais qui est ce phénomène ? » Me demandé-je. Je vois le phénomène s’éloigner et prendre les escaliers. Je ne sais pas si je l’aime bien ou si je le déteste. J’ai rarement vu un type aussi impoli, arrogant, provocateur et sans gêne. Je mens ça arrive mais ils sont menottes aux poignets ou témoins ayant déjà eu à faire avec la police. Je me méfie des gens qui n’ont pas peur des flics : soit ils ont déjà eu à faire à nous, soit ils cachent quelque chose sous leur insolence. Je me renseignerais sur ce phénomène.
J’ai eu de nombreuses visites à l’hôpital. Les hommes des Ateliers du Bonheur sont tous passés au moins une fois. La plupart en couple, mais toujours les bras chargés de douceurs.
J’ai confié les clefs de mon appartement à Dorian qui déménagé mes effets personnels avec Salah, son amoureux. Je prends mes quartiers aux Ateliers. On me sert mes premiers repas dans ma nouvelle maison. Elle ressemble à une maison japonaise traditionnelle mais moderne. Elle possède plusieurs grandes fenêtres de toit. Lorsque je pourrais me déplacer à l’aide d’un fauteuil roulant, je rejoindrais la tablée communautaire. Je suis assailli de questions sur mon travail de concepteur de logiciels de jeux et de design. Ce n’est pas difficile de prendre mes marques, même si je suis un peu intimidé. Je peux être moi parmi tous ces hommes hétérogènes et accueillants.
Le trouple est particulièrement amusant. Je me demande comment trois hommes aussi différents ont pu former un trio si équilibré ? Victor avec « son bon sens paysan » comme dit Sébastien, me fait rire. Il possède un langage fleuri amusant. Il se fait rabroué par Sébastien qui est un homme droit dans ses bottes un peu rude. Alors qu’Alfred est la pondération et la douceur incarnée. Il aurait pu être diplomate.
Azza est une jeune fille charmante et gaie. Elle s’est désignée d’office comme ma femme de ménage attitrée. Salah, son frère est réservé, il n’a d’yeux que pour Dorian qui risque de s’user à être tant admiré.
Bosco s’occupe de moi la journée en faisant suivre mon fauteuil roulant à travers les jardins, lorsque je veux sortir prendre l’air. Moi qui suis un citadin dans l’âme, je n’aurais jamais cru avoir autant de plaisir à regarder des plantes et des animaux ! Patiemment, il m’explique ce qui se passe au jardin ou les noms des végétaux. Si le temps se rafraîchit, il m’emmène voir Sam dans son atelier.
Je reste au chaud près du poêle et somnole au son du concert de Cologne de Keith Jarrett ou d’un opéra de Mozart. Parfois, mon regard se fixe sur un point du grand paravent japonais. Sam me dit :
─ Tiens, ton regard était plein d’hommes disparus.
Il a une façon d'être déconcertante. Il est entre attention et froideur. Il ne me pose jamais de question. Comme Bosco, j'aime le regarder travailler. Il est enfermé dans sa bulle. La plupart du temps, il ne porte qu'un grand tablier en grosse toile brabouillée de terre. Je regarde son tatouage singulier. Je feuillette un des nombreux livres de sa bibliothèque. Je lui emprunte essentiellement de la poésie. Je lis les haïku de Sam punaise au-dessus de l’établi, ce sont ceux qu’il veut encore travailler :
« Ciel et terre – sont devenus intimes – Premiers brouillards. »
Ce matin, alors que nous sommes tous autour de la table du petit-déjeuner, la sonnerie du porche se met à tinter. Thor se lève et s’en va voir qui peut venir si tôt. Il revient rapidement :
─ C’est un certain Zach ! Il dit qu’il vient voir Ben. Je le laisse entrer ou pas ? Demande-t-il.
─ Laisse-le entrer ! Je suis curieux de savoir ce qu’il veut. Répond Sam.
─ Il n’est pas méchant. Il est venu souvent me voir à l’hôpital. Affirmé-je.
─ Il ne t’a pas posé de questions sur Franck ?
─ Si mais au bout d’un moment, il a arrêté. Je ne sais rien qui puisse faire tomber Franck. La méchanceté et la suffisance ne sont pas interdites par la loi.
Zach entre le sourire aux lèvres et salue à la cantonade l’assistance qui le dévisage :
─ Bonjour à tous !
─ Et à toute seule ! Dit vexée Azza qui préside l’assemblée.
─ Je vous prie de bien vouloir m’excuser, madame.
─ Excuses acceptées. Asseyez-vous ! Lui répond-elle assez fière de sa saillie.
─ Que nous vaut le plaisir de votre visite ? Lui dis-je.
─ Je voulais juste voir si vous alliez bien, Benjamin.
─ Eh bien, t’as vu, il va bien, tu peux y aller maintenant ! Salut ! Réplique Sam.
─ On est désolé. Sam est un anarchiste qui n’aime pas vraiment la flicaille. S’excuse Val.
─ Je le sais déjà. Dit Zach en souriant.
─ Emmène-le chez toi, vous pourrez être tranquille. Et nous aussi par la même occasion ! Propose Sam grincheux.
Zach pousse mon fauteuil. Nous disparaissons dans la brume de ce début d’hiver.
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