Chapitre 10 - Liberté et fierté
De part et d'autre de la porte cochère des Ateliers du bonheur, il y a toujours les deux magasins : à gauche, l’atelier de couture dont le rideau de fer est baissé, et à droite, le faiseur de chaussures et de bottes sur mesure. La porte de l'échoppe est grande ouverte, il en émane de fortes senteurs très agréables de cuir et de colle. L'on peut entendre le bruit caractéristique d'une machine à coudre. D'un côté de la porte cochère, plusieurs interphones sont installés. Nous trouvons celui qui nous intéresse :
Malo Abgrall de Juhel
Architecte
─ Ouah ! Il envoie du lourd le nom de famille de ce mec ! Lance Caleb.
─ Un peu de respect. Comme moi, il est breton. C’est un architecte connu qui a déjà gagné des prix nationaux et internationaux.
─ Désolé, mais je le connais pas ce gus. C’est pas parce qu’il est connu et décoré d’une médaille en chocolat que je peux pas m’extasier devant son nom.
J’appuie sur la sonnette. Une voix souriante nous répond dans l’interphone :
─ Super, vous êtes pile poil à l'heure. Je vous ouvre. Le cabinet est situé tout au fond de la première cour sur la droite. Fermez bien la porte derrière vous. Merci d'avance. Je descends vous accueillir. J'arrive.
Après que Malo ait raccroché, un claquement électrique sec se fait entendre et une des portes s'entrouvre. Nous passons le seuil. Caleb prend grand soin de refermer derrière notre passage. Il a beau se la jouer cool, il est assez impressionné. La cour pavée est large. Un grand et long parterre fleuri et arboré de cerisiers et de pêchers la scinde en deux. Un grand jeune homme roux, tête baissée portant des écouteurs dans les oreilles, retire des mauvaises herbes qu'il entasse dans deux grands paniers d'osier. On le salue mais il ne nous a pas calculé.
Sur les deux côtés longitudinaux de la cour, d'anciens ateliers vitrés sont alignés. Tous sont pourvus de belles façades d'un autre temps. Ceux de gauche ont de grandes fenêtres, et ceux droite sont éclairés par de grandes et hautes verrières comme les ateliers d'artistes du 19ème siècle. Venant d'un des ateliers avec verrière, on entend un air d'opéra :
─ C'est un air de « L'enlèvement au sérail » de Mozart ! Murmuré-je à l'oreille de Caleb.
─ Ah bon ? Tu connais ça toi ?
─ Bien oui. Je te ferai écouter des airs sympas de Mozart. Ça pourrait te plaire.
─ Si tu le dis, je veux bien te croire. Me répond-il pas très convaincu.
Au fond de la cour, un grand homme aux cheveux noirs, très élégamment vêtu s’approche de nous avec un sourire jusqu’aux oreilles :
─ Bienvenus aux « Ateliers du Bonheur » ! Avez-vous trouvé facilement ?
─ Oui Monsieur. Maman et moi sommes déjà passés devant les Ateliers l’année dernière. Lui dis-je.
─ Très bien ! Je vais vous faire faire le tour, tout en vous expliquant comment nous fonctionnons. Ici vous êtes dans un lieu communautaire. Toutes les personnes travaillant ici sont issues de la communauté LGBTQIA+. Ceux qui y habitent, sont tous des hommes. Nous venons tous de milieux différents et exerçons des activités ou des professions diverses et variées : le propriétaire, Sam est étudiant en Arts Plastiques et techniques de communication ainsi que son meilleur ami, Valérian ; Eloi, le couturier travaille avec un autre garçon dans la confection de robes et costumes d'exception ; Boris qui vit avec Valérian, est chausseur et a aussi un ouvrier ; nos trois maîtres d'œuvre, un en menuiserie, Alfred, un autre en chauffage-plomberie, Sébastien et enfin l'électricien, Victor, vivent tous les trois dans l'ancienne maison du 19ème siècle des directeurs de ces anciens ateliers. Elle se situe juste après le passage voûté entre cette cour et celle du côté gauche. On ira plus tard, c'est important car Victor et Séb vont être vos maîtres de stage.
Malo nous montre du doigt tous les logements vides en cours de réhabilitation. Plus de la moitié de ceux de la cour où nous sommes, sont concernés.
─ Cela va être une partie de votre boulot d'aider à la rénovation de ces logements. Bon, j'arrête de vous saouler. On a rendez-vous avec vos futurs chefs et Sam. Ah oui, j'oubliais le principal : à priori vous avez trouvé où effectuer vos stages. Votre demande a été acceptée à 100% des voix. Une vraie élection de dictateur ! Dit-il en riant.
Après sa longue présentation, nous entrons dans l’atelier d’où provient la musique de Mozart. Nous entrons dans un autre monde, un autre pays : le pays du soleil levant. L'aménagement est original et dépaysant. Malo nous invite à retirer nos chaussures et de les placer dans de petits casiers qui courent le long d'une estrade en bois couverte d'une natte de douze tatamis. Ce petit coin salon est isolé du reste de l'atelier par des shōjis et un paravent à six panneaux peint d'un paysage japonais enneigé. Je suis abasourdi devant la décoration raffinée à base de bleu de l’endroit.
Un vieux fauteuil en velours élimé bleu marine, seul élément occidental du coin aux tatamis, et des coussins de sol en un camaïeu de bleu entourent une courtepointe molletonnée en patchwork faite de tissu shibori à dominante bleu brodée à la manière sashiko, elle sert de tapis. Dessus est posé un kotatsu. Cette table basse carrée munie d'un dispositif de chauffage est recouverte d'un shitagake, une sorte de grand futon carré en coton indigo avec un motif asanoha, pareil au tissu des yukata traditionnels.
Le mur a été creusé pour former un tokonoma. Dans cette alcôve, une estampe représentant des pins accrochés à un pan montagneux, est exposée, ainsi qu'un petit vase à long col de la fin de l'ère Meiji. Un kintsugi est posé sur une toute petite table en bois de rose : c'est une petite théière dans le style Saito-Kutani qui a été brisée et réparée puis jointée avec de l'or. Je suis dans mon élément. Je suis au Japon. Je reconnais toutes les pièces de décoration. Elles ont été choisies avec grand soin. Ce sont des choix d’esthète et de connaisseur. Tout ce que je vois m'impressionne et m'émeut.
Autour du tokonoma, c’est une immense bibliothèque qui couvre tout le pan de mur de pierres apparentes : on peut accéder aux étagères les plus hautes grâce à une échelle coulissante. Je m’en approche et lis quelques titres : les livres sont rangés par pays pour ce qui est de la littérature. Je vois de nombreux livres allemands traduits ou non ; beaucoup d'auteurs japonais dont des Yukio Mishima, des Yasunari Kawabata et de multiples recueils de poésies ; des ouvrages techniques sur plusieurs sujets. Ce ne sont que les livres dont je peux lire les titres. C’est une collection impressionnante et hétéroclite.
De l'autre côté des shōjis, sur la gauche au fond de l'atelier, il y a une cuisine ouverte avec une grande table en chêne massif pouvant accueillir au bas mot une douzaine de convives si ce n’est plus. Dans le plus grand espace, devant la cuisine, il y a quatre sellettes quadripodes en bois de hauteurs différentes dont les plateaux carrés sont mobiles. Chacune supporte une sculpture. Elles doivent être en cours d'achèvement. Elles sont recouvertes d'une grande toile de tissu blanc taché d'argile. Au milieu des sellettes trône un poêle à bois en fonte éteint sur lequel est posée une bouilloire antédiluvienne.
Un vieil établi en bois patiné par le temps coure tout le long du mur qui fait face à la bibliothèque. En-dessous sont rangés des blocs de bois de plusieurs essences, des sacs de plâtre, des seaux et des bannettes entre des caissons de tiroirs. Il est surmonté de longues étagères en bois où l'on trouve des pinceaux, des chiffons, des outils, autres matériels et objets. Je ressens une grande énergie dans cette pièce alors que personne n'y travaille actuellement.
Au fond sur la droite, il y a deux pièces séparées par un escalier de fer en colimaçon. Sur la porte de l'une, il y a une enseigne en fer forgé avec le mot « Bain » et au-dessus de l'autre porte, un panneau lumineux ON AIR rouge allumé. L'escalier mène à une plateforme suspendue de bois et d'acier qui prend la moitié de la surface de l'atelier : à gauche, une grande chambre avec une salle d'eau intégrée et à droite une chambre plus petite. Elles sont cloisonnées par des shōjis qui sont en position ouverte. Je peux très bien voir l’intérieur des chambres :
─ On dirait qu'on est dans ta chambre ! Me glisse Caleb à l'oreille. T'es chez toi avec tous ces bleus et c'est à la mode asiatique. T’en as plein les mirettes, hein, mon lapin !
─ C'est vraiment beau ! Je n'en reviens pas ! C'est vrai, je suis comme chez moi ! S’exclamé-je subjugué.
─ Asseyez-vous ! Les gars vont arriver.
Élevant la voix, Malo crie :
─ Sam baisse le son d'Herr Mozart et sors de ta grotte, on t'attend, les stagiaires sont là ! Magne-toi !
Le ON AIR s'éteint. Une personne munie de lunettes de soleil apparait : alors, c’est lui Sam. Il soulève ses carreaux, se frotte les yeux et nous regarde attentivement. Si je l’avais croisé dans la rue, je me serais dit « Tiens, elle est vachement musclée cette fille ! ». Il est très costaud avec un regard perçant et rieur. Il ressemble un peu à Caleb avec son air de ne pas y toucher et moqueur. Mais Sam est plus réservé, plus flegmatique. Il nous observe sans mot dire. Il doit lire sur nos visages l’étonnement et la gêne :
─ Pas de souci, les garçons. Une petite explication vaut mieux qu'un long discours : je suis un homme-trans. Donc je suis « il », « lui » et tout autre pronom masculin. Je n'aime pas trop qu'on me mégenre mais je peux pardonner à la jeunesse, nous dit-il en souriant d’un air goguenard.
─ Mais punaise, tu ne peux pas t'empêcher de faire peur aux nouveaux ! S'exclame Malo. Vraiment, je vous prie de bien vouloir l'excuser. Sam joue les gros durs mais c'est une crème.
─ C'est rien, répond Caleb.
─ Bon trêve de plaisanteries, passons aux choses sérieuses. On a eu vos demandes de stage par notre ami Alfred. Maintenant, vous faites partie de notre petite communauté si nos conditions vous conviennent. Malo, s'il te plaît, appelle leurs maîtres de stage et explique le fonctionnement des Ateliers du Bonheur. Moi, je mets les bouts ! Je dois faire un tour à la fac avec Val qui doit encore traîné au lit avec Boris. Tu t'occupes bien de nos deux jeunes tourtereaux. Il y a de l'eau chaude pour un thé ou un café et des sodas au réfrigérateur. Salut, mes tout beaux. J'espère vous revoir entre nos murs. Salut !
C’est expéditif, mais clair et sans bavure. Caleb me regarde un peu perdu et me chuchote à l’oreille :
─ Qu’est-ce qui s’est passé ?
─ Rien. Ne te bile pas. Sam nous aime bien et il est content de nous accueillir.
─ T’es sûr ?
─ Oui !
J'aime la façon d'être de Sam. Il est direct, même si je le trouve un peu refroidissant. Je suis sûr que c'est le genre de personne à qui l'on peut faire confiance.
Quelques minutes plus tard, nous entendons un vrombissement et les claquements caractéristiques des soupapes faisant leur travail, puis une moto anglaise avec deux hommes dessus passe devant l'atelier. Le silence retombe.
Quelques instants plus tard, la porte s'ouvre et trois types hilares entrent bras dessus bras dessous :
─ Vous êtes en retard les mecs ! Les réprimande Malo.
─ On est désolés ! Répond le plus petit des trois qui a déjà quitté ses sabots et qui s'approche une main tendue vers Caleb et Aël. Bonjour, je m'appelle Victor, moi mon truc c'est l'électricité. Le grand là-bas vous vous en foutez, c'est Alfred et son truc c'est la menuiserie. Par contre l'autre grand, c'est Sébastien et son truc c'est vraiment les tuyaux, tous les tuyaux, il adore les tuyaux ! Ah, les tuyaux ! Il s'occupe très bien des tuyaux !
─ Je vous prie de pardonner au petit. Son truc c'est peut-être l'électricité, mais c'est surtout les vannes foireuses. Bon qui de vous deux va devoir le supporter pendant un an ? Demande Sébastien.
─ C'est moi, monsieur, je réponds avec une voix pas très assurée.
─ Trop mignon. Ne nous appelez pas « monsieur », ça nous rappelle qu'on est entré dans la trentaine. On a des prénoms alors il faut les utiliser. Ok ? Et toi comment t'appelles-tu ?
─ Aël, monsieur. Enfin Victor.
─ Et toi ?
─ Caleb, répond-il assez froidement en fronçant les sourcils de mécontentement.
Je suis sûr qu’il n’a pas aimé le « trop mignon ! » de Victor. Caleb est possessif et protecteur, même si je lui dis que je peux me débarrasser des importuns moi-même.
─ Bon les présentations sont faites. Avant je vais mettre les choses au clair. Sam a déjà rencontré la maman d'Aël. Car il voulait qu'il y ait aucune ambiguïté : nous n'acceptons en notre sein que des personnes de la communauté LGBTQIA+, et si possible des hommes. Cela peut paraître sectaire mais ici c'est un havre de paix, où tous les colocataires vivent en sécurité et en liberté. C'est pour ça que nous avons été rassuré de savoir que vous étiez gays. On n'a pas besoin que vous le prouviez. D'une part Sam, qui a le nez pour ce genre de choses, vous a grillé et d'autre part lorsque Victor a dit « trop mignon », j'ai vu les yeux de Caleb qui ont perdus leur jolie couleur verte pour se transformer en gris anthracite. Victor, tu as failli te faire péter le nez. Il y avait de la jalousie dans l'air. Dit Malo en riant de bon cœur.
─ Tu as bien raison Caleb, dit Sébastien qui se tourne vers Victor. Fais gaffe Victor, tu vas te faire incendier si tu continues tes conneries.
─ Sinon les trois zouaves qui s'empiffrent d'abricots, vous pourriez en proposer aux gamins, sont un trouple depuis deux ans. Ils vous raconteront ça mieux que moi. Val, que vous n'avez pas encore vu, qui est étudiant avec Sam, vit avec Boris depuis quelques temps. Moi, je vis avec un courant d'air islandais qui doit être au niveau des îles Aléoutiennes en ce moment. Nous avons un fils, Vinkingur qui est le neveu de Thor, mon homme des vents marins.
Waouh ! Ça fait beaucoup d'informations à encaisser ! Caleb est abasourdi, il a décroché :
─ Caleb, ne te fais pas de souci, je te ferai un topo ! Lui dis-je en souriant.
─ Merci, mon lapin, me murmure-t-il à l'oreille.
Sébastien prend la suite de l'explication :
─ Il y a un petit appartement de deux chambres qui est presque fini. Comme les lieux de stage sont assez éloignés de vos domiciles, on serait d'accord pour vous prêter ce petit appart pendant les semaines où vous êtes en stage. Bien sûr à titre gracieux. Sam l’a déjà proposé à ta maman, Aël. Vous pourrez choisir de manger tous les deux seuls ou venir à la table communautaire. Il faut juste s’inscrire une semaine à l'avance sur le planning que gère Sam. En contrepartie, il y a de petites tâches ménagères à effectuer : vaisselle, aide à l'élaboration des plats, rangement et nettoyage de l'atelier. On mange dans cet atelier la majorité du temps. Vous avez des questions ?
─ Moi ! dit Caleb. Vivre ici avec Aël, ça me plaît plutôt bien, mais je ne pense pas que mes parents soient d'accord et j'ai peur que s'ils l'acceptent, ils veuillent venir voir où je vais vivre. Ils ne savent pas qui je suis réellement. Enfin, tu vois ce que je veux dire.
─ Je comprends et pas de souci ni d'inquiétude. On peut vous proposer un des deux appartements qui ont deux entrées dont une indépendante qui donne sur la rue derrière les ateliers. Il suffira de fermer la porte qui donne sur la cour avec un coup de clef et tes parents n'auront pas accès aux autres lieux de vie de notre communauté. Ces deux appartements disposent de deux chambres donc que vous dormiez ensemble ou pas, personne ne le saura. Ils seront habitables la semaine prochaine. Ils leur manquent du carrelage dans les cuisines et les salles de bain. Si tu as peur que tes parents exigent une clef, tu peux toujours faire valoir le fait que tu es en colocation et qu'ils ne peuvent pas imposer leur présence à ton colocataire.
Nous nous sommes installés une semaine avant la rentrée des classes dans notre appartement. Caleb et moi avons même fini de poser le carrelage : C’est très instructif et sympa. Nous avons hâte d’être en stage pour profiter de cette proximité.
Nous cherchons d’autres façons de s’aimer. Nous avons essayé la versatilité, mais cela ne m’a pas plu. Je préfère jouir grâce à la bite de Caleb. Lui m’affirme qu’il préfère être entre mes cuisses. Nous aimons nous regarder jouir. Tous les deux, nous voulons voir l'autre, regarder son visage. La seule exception est lorsque nous boulottons le sexe de l'autre dans un même élan. Nous avons trouvé notre équilibre. Il est peut-être un peu plan-plan, mais c'est notre façon de nous aimer. Et puis, nous nous sommes dits qu’on avait tout notre temps pour goûter à d'autres sortes de plaisirs. Nous sommes heureux. C’est avec impatience que l’on attend ces moments d'intimité à l'abri des regards indiscrets du monde. Plus le temps passe, plus nous nous aimons. Nous arrivons à communiquer et nous dire ce qui ne va pas.
Caleb a de temps en temps des coups de blues car il se sent isolé par rapport à sa famille. Il aurait aimé pouvoir leur faire partager son bonheur. Il en a marre de les entendre lui demander de leur présenter " sa petite amie ", parce qu’ils ont capté qu’il était amoureux, mais pas que « sa chérie avait une belle grosse bite ! » comme il dit en feignant d’en rire. Il apprécie de se pelotonner dans mes bras pour s'endormir et parfois pleurer sans bruit. Je comprends sa tristessee et sa frustration
Caleb m’a avoué que le moment qu’il aime particulièrement, c’est lorsque nous partons main dans la main pour aller travailler et apprendre notre métier, mais aussi d’être libre de m’embrasser entre les murs des Ateliers. Nous mangeons collés l'un à l'autre. Nous formons un couple fusionnel et tendre. Aux Ateliers, nous pouvons être nous-même sans avoir peur d'être mal vus ou insultés, l’on peut être fiers et libres de nous aimer. Nous sommes heureux.
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