Chapitre 3 - Attraction et répulsion
Les semaines passent plutôt tranquillement. Une relation amicale avec Caleb s'est tissée. Nous discutons de sports de combat. Il fanfaronne mais je me demande bien s’il y croit lui-même. Lorsque je l’aide à surmonter ses lacunes scolaires, son assurance est seulement de façade, il n’arrête pas de dire qu’il est con et nul à chier. Alors qu’au contraire, il pose des questions intelligentes et sensées. J’ai comme l’impression que c’est la première fois que quelqu’un s’occupe de lui. Il y a plein de choses que j’aime en lui : quand il sourit et que l’on ne sait jamais s’il se moque ou si c’est sincère ; la manière qu’il a de se frotter les cheveux et les joues lorsqu’il réfléchit ; et sa façon de remuer la tête en faisant la moue quand il bute sur un problème. Il ne rechigne pas à apprendre. Il s’applique et m’écoute. Parfois il s’extasie sur le fait d’avoir trouvé lui-même la réponse à un problème. J’aime entendre ses « Yes ! Trop fort ! ». J’avoue ne pas être peu fier quand il me dit :
─ Aël, t'es le meilleur prof de l’univers ! Avec toi, je comprends tout. Je me sens presque intelligent !
― Mais, tu es intelligent. Si tu réussis c’est parce que tu bosses fort et Dardanelles !
― Mais qu’est-ce que tu racontes ?
― Rien, c’est une vanne de géographe.
― Ben, explique que je me couche moins con !
― Bien, en gros ce sont deux détroits qui relient la mer Égée et la mer Noire. Entre ces deux détroits il y a la mer de Marmara. Sur le détroit du Bosphore, tu as Istanbul qui est la capitale économique de la Turquie. C’est là que la Turquie est séparée entre Asie et Europe. Écoute, toi tu as un ordinateur, tu as qu’à aller voir. Tiens tu me feras un résumé pour la peine ! Non mais !
― Putain, t’es pas gonflé de me faire faire des trucs inutiles en plus !
― Ok ! Mais je t’interdis de dire que c’est inutile. Avoir un peu de culture générale ne va pas te tuer et ça peut être utile si tu rencontres des gens qui en ont.
― Bon ok, j’abandonne, monsieur "J’ai toujours raison" ! J’ai envie de te croire.
― Au lieu de parler, avance en maths !
― Je jacte si je veux avec mon lutin préféré ! Me répond Caleb en maltraitant à nouveau ma chevelure.
Caleb aime me frotter les cheveux avec sa grande main tiède. Moi aussi j’aime ça. Je fais comme si je trouvais ça chiant, mais en réalité sa façon d’être avec moi me plaît. Presque tous les matins, c’est le même rituel, il me décoiffe et se marre de ce geste. Il fait comme si c’était la première fois qu’il le faisait. Il a un côté gamin qui détonne par rapport à son physique viril. Parfois, je me demande si ce n’est pas une façon de flirter avec moi. Ce n’est jamais inapproprié. Par exemple, il n’a jamais essayé de m’embrasser. En même temps, cela ne me déplairait pas. Je ne fais que coller mes propres fantasmes à sa façon naturelle d'être. Il faut que je sois prudent, je ne veux pas perdre une si jolie amitié. Je veux mettre toute mon énergie à l’entretenir. Plus le temps passe, plus son côté mauvais garçon s’estompe doucement. Il reste taquin et grande gueule avec le reste de la classe, mais il s’adoucie lorsque nous sommes en tête à tête.
Je me demande ce que mon lutin peut bien faire à traîner avec moi. Pourquoi Aël m’aide plus qu'il le faut ? Après je me prends pas trop la tête car il est facile à vivre. Il me demande rien contre l’aide qu’il m’apporte. Dès qu’il se passe un truc drôle, bien ou sympa, il s’enthousiasme comme un gamin.
Une fois, il m'a parlé d"une neuvième planète du système solaire, je savais même pas qui y en avaient huit, et qu'on sait pas si c'est vraiment une planète ou un trou noir ou je ne sais quoi encore. Il s'intéresse à tout. Il dit qu'il est pas intelligent, mais qu'il aime se cultiver. Putain, qu'il va avoir un beau jardin !
Une autre fois où il m'a raconté un truc complètement azimuté :
― Chaque premier dimanche d’avril, à Kawasaki au Japon, les gens prennent part à un festival, le Shinto Kanamara Matsuri. Le pénis est le thème central de l’événement, alors les habitants baladent des statues, les friandises, les légumes sculptés, les décorations en forme de pénis.
― Tu lis des trucs étranges.
― J'aime beaucoup ce qui vient d'Asie.
― T'aimes les pénis aussi ?
Aël a haussé les épaules et m'a laissé sur le banc tout seul. Je sais pas pourquoi il faisait la gueule !
Il est heureux du moindre petit évènement du quotidien. Je me suis pas trompé, c’est un gosse naïf et sans une once de méchanceté. Sans compter qu’il est patient avec moi et les autres types de la classe. D’ailleurs j’en ai marre des trous du cul qui viennent lui demander de les aider pour des machins qu’ils ont pas compris. Ils ont qu’à demander aux profs ou à leur binôme ! Non mais alors ! Fais chier ! Aël, il est à moi. C’est mon binôme. Bon après je les comprends, c’est le mec le plus fort de la classe dans toutes les matières. Il me fait des super fiches de révision avec des petits dessins pour me faire golri.
Sa tronche me fait toujours penser aux images des anges sur les bouquins religieux de ma mère. Elle a une collection de marque-pages avec des chérubins comme elle les appelle. Je me demande s’il a un aussi petit zizi que les chérubins de ma daronne ! Il faut que j’arrête de penser des trucs pareils. C’est pas la première fois que ça m’arrive. C’est la honte ! Ça me fout les boules, mais en même temps j’aime bien le faire chier. J’ai toujours envie de foutre le bordel dans sa coiffure bien peignée du matin. Enfin avec lui, cette année scolaire devrait être une promenade de santé. Je me sens malin et je comprends de plus en plus de choses et de plus en plus vite.
L'automne s'est installé. Les arbres de la cour de récréation se sont parés d'orange, de jaune et de brun clair. Le soleil est encore haut dans le ciel limpide. On profite du temps clément pour réviser nos maths et notre français sous les frondaisons chatoyantes. Nous sommes installés à califourchon sur " Notre " banc comme Caleb l'appelle avec fierté. C'est celui où on s'est rencontré à la rentrée. Ce face à face studieux me ravit : plus le temps passe, plus nous avons plaisir à être ensemble. J’ai trouvé en Caleb plus qu'un copain de classe, c’est vraiment un ami. Même si j’ai un petit pincement au cœur de temps en temps parce qu’il me plaît vraiment et que je ne peux rien dire. En dehors des sports de combat, on s'est découvert d'autres points communs comme jouer aux mêmes jeux vidéo ( quand j’avais encore une console ! ), lire des mangas et regarder des animés comme Vinland Saga ou One Piece.
Tous les deux, on souhaite voyager. On partage nos rêves de pérégrination pour des destinations lointaines. Je suis plus terre à terre, alors je lui propose pour commencer un tour de France, peut-être en moto, si on est assez riches. Avoir des projets et se projeter dans le futur semble nouveau pour Caleb, alors que c’est une habitude de longue date pour moi.
Mon amitié avec Aël est évidente. Je suis prêt à l’accompagner dans ses rêves éveillés. Je me laisse emporter par ce drôle de petit éclaireur. C'est la première fois que quelqu’un croit suffisamment en moi pour m'inclure dans ses plans d'avenir. Ça fait des années que ma famille s'est résignée à plus rien espérer de moi. Faut dire que j'ai rien fait pour qu’ils me fassent confiance.
Comme il n'y a aucune compétition entre nous et qu'Aël est indulgent, ouvert d'esprit et d'humeur égale, ça m’ouvre de nouveaux horizons. Tout semble possible et réalisable. Il m’offre le monde à portée de mains. J'ai de nouvelles perspectives. Être avec Aël me grise autant que cela m’apaise. Est-ce une des formes du bonheur ?
Je me sens bien en ce moment. J’ai même lâché tout ce que je croyais important pour moi. Je ne traîne plus avec des filles de passage et ça me manque pas du tout. Je me branle quand ça déborde et ça me suffit. Même mon ancienne bande de potes me manque pas. De toute façon, plusieurs d’entre eux ont abandonné l'école et vivotent entre chômage et missions intérimaires payées au SMIC. Y en a un qu'est déjà père. Les autres ont comme unique activité que de se perdre dans la fumée bleuâtre de joints mal roulés ou pire. Je me sens chanceux d'avoir écouté la voix de la raison, de m'y être tenu et surtout d'avoir croisé le chemin d’Aël. Il a le chic pour me dire et me prouver que je suis intelligent et digne d'intérêt. Ses encouragements sont stimulants et ils m’ouvrent un peu plus la voie vers un destin positif possible. Ouais je suis heureux en ce moment.
Toujours face à face sur Notre banc, Caleb et moi arrêtons un instant de réviser pour boire chacun à notre gourde respective : un samedi après-midi, d'un commun accord, nous sommes allés acheter nos "roteuses" comme il les appelle. Elles sont à l'effigie du jeune pirate Monkey D.Luffy. La mienne est bleu ciel, ma couleur préférée et la sienne est rouge.
Je suis captivé par les mouvements de navette de la pomme d'Adam de Caleb. Mince, il a surpris mon attention. Il plante son regard dans le mien. Je n’ai jamais été aussi gêné de ma vie. Je ne sais plus quoi faire. Mes joues et mes oreilles deviennent rouges. Je prends une grande inspiration comme lorsque je suis entré la première fois dans la cour de récréation et je ferme les yeux. Que faut-il que je fasse ? Je me fige. J’ai tellement honte. Je perds mes mots. Je n’arrive pas à trouver une excuse. Mais quel imbécile je fais !
Je me rends compte de son petit manège quand je vois Aël me fixer en inclinant la tête vers son épaule. Je peux pas m’empêcher de le regarder droit dans les yeux. Il est un peu gêné, se pince les lèvres, ça laisse apparaitre deux jolies fossettes aux creux de ses joues. Il a la même tête qu’à la rentrée. J’ai vraiment envie de l’emmerder un peu plus. Il ferme les yeux. Je me rapproche de lui et remarque ses longs cils blonds, son petit nez retroussé, son teint clair parsemé de taches de rousseur discrètes. Son visage est aussi délicat que celui d'une très jeune fille. Une grande honte m'envahit : je suis en train de bander, alors que je ne fais que regarder le visage de mon voisin de classe.
Aucun autre visage, surtout d'aucune des filles avec lesquelles j’ai couché, m’a procuré autant de désir. Ma poitrine se serre comme si je faisais une crise cardiaque. À ce moment-là, je remercie la mode des falzars baggy qui cachent mon embarras. À travers les tissus de la poche de mon froc et de mon boxer, j’empoigne mon sexe, pour arrêter ce réflexe d'adolescent mal dégrossi. Putain, je le serre si fort que j’ai un haut le cœur de douleur. À grandes enjambées, je traverse le préau et cours aux toilettes. Une fois le verrou tiré, je me plaque contre la porte. Je suis entre honte et ardeur. Jamais je me suis empêché de me branler si j'en ai envie. Mais là, la honte est plus forte que l'ardeur. « Qu'est-ce qu'il m'arrive ? Qu'est-ce que j'fous ? » Quelques instants plus tard, Aël tambourine à la porte des toilettes totalement affolé :
─ Ça va ? Allez, Caleb répond ! T'es malade ?
─ Non, non, ça va. T'inquiètes mec. Retourne dans la cour, j'reviens dans cinq minutes.
─ T'es sûr ?
─ Oui, oui. J'arrive.
─ Ok.
J’entends les pas d'Aël qui s'éloignent. Il suit mes directives, tant mieux. Marco, mon entraîneur de boxe m’a appris à calmer mon agitation et mon angoisse : après avoir écarté mes pieds dans le prolongement de mes épaules, je fais de longues respirations abdominales, tout en relâchant tous les muscles de mon corps. Une fois que je reprends possession de mon esprit et je débande. Je rejoins Aël qui est super inquiet.
─ Viens on va à l’infirmerie. Il faut que tu te reposes.
― Laisse tombé ! Ça va aller, j’ai eu juste un petit coup de chaud. T’inquiètes, je vais péter la forme dans cinq minutes.
― T’es sûr ? Vraiment sûr que tout va bien ? Tu me le dis sinon. Ok ?
― Ouais, te fais pas de mouron. J’suis un gars solide. Un roc. C’est parce que tu me fais trop travailler aussi. Ouais ! On va dire que c’est de ta faute.
― Alors là, t’es pas gonflé de me dire ça ! Bon si c’est comme ça, laisse tomber les devoirs pour aujourd’hui. Me répond-il un peu vexé.
C’est vrai qu’il est mignon comme mec. Et merde, je recommence. Il faut plus que je pense à lui comme ça. C’est nul.
Au début c’était gênant mais c’était rare. Et puis je suis devenu de plus en plus confus et nerveux en sa présence. Pourtant Aël est toujours aussi sympa et amical. Plus les jours et les semaines passent, plus il hante mes rêves. Même en me branlant je pense à lui. Je ne le supporte plus. Je le déteste de plus en plus alors que lui est toujours aussi agréable. J’ai souvent un poids sur la poitrine lorsqu’il est à côté de moi. Pourtant, il a toujours les mêmes attentions matinales : un pain au chocolat ou un bonbon. Il m'aide toujours aussi efficacement pendant les cours ou les études obligatoires. C’est comme si sa gentillesse me rendait agressif. Plus je me force à paraître indifférent, plus je trouve qu’Aël se rapproche de moi.
Hier, je suis allé jusqu’à le bousculer dans les escaliers. Je voulais qui se pète une guibole et qui ne revienne pas en classe. En plus, cette lubie du prof de nous avoir mis en binôme ajoute à mon malaise : je peux pas lui échapper. Je sais pas comment me comporter. Je suis tiraillé entre être avec lui et me sentir mal à l’aise ou l’effacer de mon monde, quitte à ce qu’il me manque. Quand je rentre à la maison, je devrais me sentir libéré, mais non, je continue à penser à lui alors que je le déteste. Pour le décourager de m’approcher, j’ai trouvé une parade qui coûte que coûte, doit être efficace. Je me suis accoquiné à d’autres types de la classe et je leur ai demandés d'emmerder Aël avec des paroles puériles et salopes :
« La grandeur de ta bite doit être proportionnelle à ta taille, le nain ! »
« C’est pas trop la loose ton air sérieux qui te rend niais ? »
« T’es sûr de ne pas être une gonzesse, la pédale ? »
« On est même pas sûr que t’es un mec avec ta gueule de pouffiasse ! »
Je me moque de lui dès que je le peux. Mais Aël ne bronche pas. Je suis la pire des enflures. Je sais bien qu’il a pas mérité de subir tout ça. Avant j’ai toujours été contre le harcèlement et maintenant c’est moi qui en fais ! Putain, mais qu’est-ce qui se passe ? Depuis le début des insultes, il m’adresse plus du tout la parole. Maintenant, il demande à changer de binôme. Au retour des vacances de Noël, il y aura une mise au point. J'arrête de le faire chier puisqu’il me parle plus du tout.
Ma déception est profonde. Je suis plongé dans un océan de totale incompréhension. Qu’est-ce qui s’est passé pour que tout dérape ? J’ai eu beau demander des explications à Caleb, il ne me répond pas, à la place il se fout de ma gueule ou débite des conneries ordurières. J’en ai marre. Je ne comprends rien. Peut-être s’est-il rendu compte de mes sentiments à son égard ? J’aurais préféré qu’il me le dise en face, style « Aël, j’aime pas les pédés, alors remballe tes zieutages et lâche-moi la grappe ! » Enfin quelque chose qui soit clair et net. Là, je ne peux même pas m’expliquer car il ne sait peut-être pas pour mon béguin pour lui. Bien sûr, depuis qu’il est devenu un gros connard, je ne l’aide plus du tout, même quand il y a des travaux dirigés en binôme ! Maintenant à chaque fois que malencontreusement, je rencontre son regard, je lui jette les yeux les plus colériques dont je suis capable. Je le toise du haut de mes 1 m 65 ( car oui, j’ai encore pris 5 centimètres ) et je fais le visage le plus méprisant possible. Je soupire de façon ostentatoire dès qu’il s’assied à côté de moi. Lorsqu’il dit ou fait une ânerie en classe et qu’il se fait remettre en place par le prof, je me fous de sa gueule en le regardant avec un air de pitié. Caleb a déclenché une guerre, et bien moi, Aël, je suis entré en résistance passive.
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