Chapitre 8 - Liberté et fierté

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La mère d'Aël avait approuvé le point de vue de son fils: elle ne révélerait rien au sujet de leur relation à la famille de Caleb. Ce n'était pas qu'elle voulut épargner les frères et les parents, mais elle comprenait que Caleb ne se sente pas assez fort pour dire qu'il y était. Personne ne devait ou ne pouvait le faire à sa place. Il n'y avait aucune raison de faire un coming-out. «On ne demandait jamais aux hétéros de faire le leur!» s'était insurgé Aël. Elle avait pris le parti de se mettre en retrait de cette famille afin de ne pas commettre d'impairs.

Les premiers quinze jours des grandes vacances, Caleb avait dû faire le stage qu'il avait manqué à cause de sa maladie. Aël en profita pour étudier: il étudiait le français et l'histoire, puis les maths, la physique et la chimie des classes de seconde et de première en secret. Il avait décidé de passer son CAP, mais aussi de passer la première partie de son baccalauréat l'année suivante tout en travaillant. La situation financière de sa mère s'étant améliorée, elle n'aurait pas besoin de son soutien et il avait vraiment envie de faire du génie électrique. Il appréhendait de le dire à Caleb: ne serait-il pas déçu qu'Aël le lâche après le CAP? Il devrait peut-être quitter la ville pour aller étudier s'il avait la chance de réussir son BAC. Il se sentait comme un lâcheur, un traitre.

Suite à divers problèmes, plusieurs élèves durent trouver un nouveau maître de stage. Caleb et Aël faisaient partie des malchanceux. La mère d'Aël en parla à son patron qui était un notaire avec de nombreuses relations professionnelles et un long carnet d'adresses. Il contacta une de ses connaissances qui dirigeait un cabinet d'architecture spécialisé dans la rénovation et l'aménagement de bâtiments anciens. Ce cabinet était en lien direct avec un groupe de maîtres d'œuvres reconnus de la région. À la fin du mois de juillet, Caleb et Aël se présentèrent chez Malo, un jeune architecte de vingt-six ans. Ils arrivèrent devant une grande porte cochère au-dessus de laquelle était inscrit «Les Ateliers du Bonheur».

De part et d'autre de la porte, il y avait deux magasins : à gauche, c'était un atelier de couture dont le rideau de fer était baissé et à droite, un faiseur de chaussures et de bottes sur mesure faites à la main. La porte de l'échoppe était grande ouverte, il en émanait une forte mais agréable odeur de cuir et de colle. L'on pouvait entendre le bruit caractéristique d'une machine à coudre. Sur les deux côtés de la porte cochère, de nombreux interphones étaient installés. Ils trouvèrent celui de Malo. Une voix souriante leur répondit:

«Super, vous êtes pile poil à l'heure. Je vous ouvre. Le cabinet est situé tout au fond de la première cour sur la droite. Fermez bien la porte derrière vous. Merci d'avance. Je descends vous accueillir. J'arrive.»

Après que Malo ait raccroché, un claquement électrique sec se fit entendre et une des portes s'entrouvrit. Ils passèrent le seuil. Caleb prit grand soin de refermer derrière leur passage. La large cour était pavée. Un grand et long parterre fleuri et arboré la scindait en deux. Un jeune homme roux, tête baissée, ne se releva pas à leurs passages. Il retirait des mauvaises herbes qu'il entassait dans de grands paniers d'osier. Sur les deux côtés longitudinaux de la cour, d'anciens ateliers étaient alignés. Tous étaient pourvus de belles façades d'un autre temps. Certains avaient de grandes fenêtres, et deux autres étaient éclairés par de grandes verrières comme les ateliers d'artistes du 19ème siècle. Dans un des ateliers avec verrière, on entendait un air d'opéra:

«C'est un air de « l'enlèvement au sérail » de Mozart! murmura Aël dans l'oreille de Caleb.

- Ah bon? Tu connais ça toi?

- Ben oui. Je t'ferais écouter des airs sympas de Mozart. Ça pourrait te plaire.

- Si tu le dis, je veux bien te croire.»

Au fond de la cour, un grand homme très brun et souriant leur faisait signe d'approcher:

« Bienvenus aux «Ateliers du Bonheur»! Je vais vous faire faire le tour tout en vous expliquant comment on fonctionne. Ici vous êtes dans un lieu communautaire. Toutes les personnes travaillant ici sont issues de la communauté LGBTQIA+. Nous sommes tous des hommes. Nous venons tous de milieux différents et exerçons des activités ou des professions diverses et variées: le propriétaire, Sam est étudiant en Arts Plastiques et techniques de communication ainsi que son meilleur ami, Valérian ; Eloi, le couturier travaille avec un autre garçon dans la confection de robes et costumes d'exception ; Boris, le chausseur a aussi deux ouvriers ; nos trois maîtres d'œuvre, un en menuiserie, Alfred, un autre en chauffage-plomberie, Sébastien et enfin l'électricien, Victor. Ils vivent tous les trois dans l'ancienne maison du 19ème siècle des directeurs de ces ateliers, elle se situe juste après le passage entre cette cour et celle du côté gauche. On ira plus tard, c'est important car Victor et Seb vont être vos maîtres de stage. Il y a d'autres logements vides en cours de réhabilitation, ça va d'ailleurs être une partie de votre boulot d'aider à la rénovation de ces logements et de la salle de sport. Bon j'arrête de vous saouler. On a rendez-vous avec vos futurs chefs et Sam. Ah oui, j'oubliais le principal: à priori vous avez trouvé où effectuer vos stages pour l'année prochaine. Votre demande a été acceptée à 100% des voix. Une vraie élection de dictateur! J'ai d'autres chantiers en cours dans d'autres bâtiments de la région. Comme ça, vous aurez plusieurs styles de chantiers à votre actif.»

Après sa longue présentation, ils sont entrés dans un des ateliers avec verrière. Caleb et Aël eurent l'impression d'entrer dans un autre monde. L'aménagement était original et dépaysant. Malo les enjoint à retirer leurs chaussures et de les placer dans des casiers à chaussures qui couraient le long d'une estrade couverte d'une natte de douze tatamis. Ce petit coin salon était isolé du reste de l'atelier par des shōjis et un paravent à six panneaux peint d'un paysage japonais enneigé.

Un vieux fauteuil bleu marine élimé et des coussins de sol en un camaïeu de bleu entouraient une courtepointe molletonnée en patchwork fait de tissu shibori à dominante bleu brodée à la manière sashiko qui servait de tapis. Dessus était posé un kotatsu. Cette table basse carrée munie d'un dispositif de chauffage, était recouverte d'un shitagake, une sorte de grand futon en coton indigo avec un motif asanoha, pareil au tissu des yukata traditionnels.

Le mur avait été creusé pour former un tokonoma. Dans cette alcôve, était exposée une estampe représentant des pins accrochés à un pan montagneux et ainsi qu'un petit vase à long col de la fin de l'ère Meiji. Un kintsugi était posé sur une toute petite table en bois de rose: c'était une petite théière dans le style Saito-Kutani qui avait été brisée et réparée puis jointée avec de l'or.

Le reste du mur était une immense bibliothèque: on pouvait accéder aux étagères du haut grâce à une échelle coulissante. Aël s'en approcha et lut quelques titres: les livres étaient rangés par pays pour ce qui était de la littérature. Il vit de nombres livres allemands traduits ou non; beaucoup d'auteurs japonais dont des Yukio Mishima, des Yasunari Kawabata et de multiples recueils de poésies; des ouvrages techniques sur plusieurs sujets. Ce n'étaient que les livres dont il pouvait lire les titres, il y en avait une collection impressionnante.

De l'autre côté des shōjis, sur la gauche au fond de l'atelier, il y avait une cuisine ouverte avec une grande table pouvant accueillir au bas mot une douzaine de convives. Devant, dans le plus grand espace, il y avait cinq sellettes quadripodes en chêne de hauteurs différentes dont l'un des plateaux carrés était mobile. Chacune supportait une sculpture. Elles étaient en cours d'achèvement et étaient recouvertes d'une grande toile de tissu blanc taché d'argile. Au milieu des sellettes trônait un poêle en fonte sur lequel était posée une bouilloire.

Un vieil établi en bois courait tout le long du mur. En-dessous était rangé des blocs de bois de plusieurs essences, des sacs de plâtre, des seaux et des bannettes entre des caissons de tiroirs. Il était surmonté de longues étagères en bois où l'on trouvait des pinceaux, des chiffons, des outils, autres matériels et objets. On sentait une grande énergie dans cette pièce alors même que personne n'y travaillait actuellement.

Au fond sur la droite, il y avait deux pièces aveugles séparées par un escalier de fer en colimaçon. Sur la porte de l'une, il y avait une enseigne en fer forgé avec le mot « Bain », et au-dessus de l'autre porte, il y avait un panneau lumineux ON AIR rouge. L'escalier en acier menait à une plateforme de bois et d'acier suspendue qui prenait la moitié de la surface de l'atelier : à droite une grande chambre avec une petite salle d'eau et à gauche une chambre d'ami. Elles étaient séparées par des shōjis grands ouverts:

« On dirait qu'on est dans ta chambre! glissa Caleb à l'oreille d'Aël qui était émerveillé par le lieu. T'es chez toi: tout est bleu et à la mode asiatique.

- C'est vraiment beau! J'en reviens pas! C'est comme si j'étais chez moi! s'émerveilla Aël.

- Asseyez-vous! Les gars vont arriver. Élevant la voix, Malo cria: Sam sort de ta grotte, on t'attend, les stagiaires sont là! Magne-toi!»

Le ON AIR s'éteignit et une personne munie de lunettes de soleil sortit: c'était Sam. Il souleva ses carreaux, se frotta les yeux et regarda attentivement les deux gamins: il lut sur leurs visages, une hésitation, une gêne.

« Pas de souci, les garçons. Une petite explication vaut mieux qu'un long discours: je suis un homme-trans. Donc je suis «il», «lui» et tout autre pronom masculin. J'aime pas trop qu'on me mégenre mais je peux pardonner à la jeunesse, dit Sam en rigolant.

- Mais punaise, tu ne peux pas t'empêcher de faire peur aux nouveaux! s'exclama Malo. Vraiment, je vous prie de bien vouloir l'excuser. Sam joue les gros durs mais c'est une crème.

- Bon trêve de plaisanteries, passons aux choses sérieuses. On a eu vos demandes de stage par notre notaire, on peut lui faire confiance. Maintenant, vous faites partie de notre petite communauté si nos conditions vous conviennent. Malo, s'il te plaît, appelle leurs maîtres de stage et explique le fonctionnement des "Ateliers du Bonheur". Moi, je mets les bouts! Je dois partir à la fac avec Val qui doit encore traîné au lit avec Boris. Tu t'occupes bien de nos deux jeunes amoureux. Il y a de l'eau chaude pour un thé ou un café et des sodas au réfrigérateur. Salut, mes tout beaux. J'espère vous revoir entre nos murs. Salut!»

Quelques minutes plus tard, il eut un vrombissement et les claquements caractéristiques des soupapes faisant leur travail, puis une moto anglaise passa devant l'atelier. Le silence retombât. À ce moment, la porte s'ouvrit et trois types hilares, entrèrent bras dessus bras dessous:

- Vous êtes en retard les mecs! les réprimanda Malo.

- Désolés! répondit le plus petit des trois qui avait déjà quitté ses sabots et qui s'approchait une main tendue vers Caleb et Aël. Bonjour, je m'appelle Victor, moi mon truc c'est l'électricité. Le grand là-bas vous vous en foutez, c'est Alfred et son truc c'est la menuiserie. Par contre l'autre grand, c'est Seb et son truc c'est vraiment les tuyaux, tous les tuyaux, il adore les tuyaux! Ah, les tuyaux!I Il s'occupe très bien des tuyaux!

- Je vous prie d'excuser le petit. Son truc c'est peut-être l'électricité, mais c'est surtout les vannes foireuses. Bon qui de vous va devoir le supporter pendant un an? demanda Seb.

- C'est moi, monsieur, répondit Aël avec une petite voix.

- Trop mignon. Ne nous appelez pas «monsieur», ça nous rappelle qu'on est entré dans la trentaine. On a des prénoms alors il faut les utiliser. Ok? Et toi comment t'appelles-tu?

- Aël.

- Et toi?

- Caleb.

- Bon les présentations sont faites, alors je vous fais un petit topo sur notre communauté. Commença Malo. Avant je vais mettre les choses au clair. Mon pote le notaire m'avait fait rencontrer la maman d'Aël. Car je voulais qu'il y ait aucune ambiguïté: nous n'acceptons en notre sein que des personnes de la communauté LGBTQIA+, et si possible des hommes. Cela peut paraître sectaire mais ici c'est un havre de paix, où tous les colocataires vivent en sécurité et en liberté. C'est pour ça que j'ai prévenu la maman d'Aël qui m'a affirmé que tu étais gay et que tu viendrais avec ton amoureux, donc Caleb. On n'a pas besoin que vous le prouviez. D'une part Sam, qui a le nez pour ce genre de chose, vous a grillé tout de suite et d'autre part lorsque Seb a dit «trop mignon» et j'ai vu les yeux de Caleb qui ont perdus leur jolie couleur verte pour se transformer en gris anthracite. Seb tu as failli te faire péter le nez. Il y avait de la jalousie dans l'air. Sinon les trois zouaves qui s'empiffrent d'abricots, vous pourriez en proposer aux gamins, sont un trouple depuis deux ans. Victor et Sébastien vivent ensemble depuis bien plus longtemps. Alfred s'est greffé à leur couple. Val, que vous n'avez pas encore vu, qui est étudiant dans la même fac que celle de Sam, vit avec Boris depuis quelques temps. Moi, je vis avec un courant d'air islandais qui doit être au niveau des îles Aléoutiennes en ce moment. Nous avons un fils, Vinkingur qui est le neveu de Thor, mon homme des vents marins.»

Seb prit la suite de l'explication:

«Nous espérons un jour, agrandir notre cercle communautaire, mais pour ça il faut être tous d'accord avec l'entrée d'un ou de plusieurs nouveaux arrivants. Et surtout il faut finir les rénovations. Il y a un petit appartement de deux chambres qui est presque fini. Comme les lieux de stage sont assez éloignés de chez vous, on serait d'accord pour vous prêter ce petit appart pendant les semaines où vous êtes en stage. Bien sûr à titre gracieux. Vous pourrez choisir de manger tous les deux seuls ou venir à la table communautaire, il faudra juste vous inscrire une semaine en avance sur le planning que gère Sam. En contrepartie, il y aura de petites tâches ménagères à effectuer: vaisselle, aide à l'élaboration des plats, rangement et nettoyage de l'atelier. On mange dans cet atelier la majorité du temps. Avez-vous des questions?

- Moi! dit Caleb. Vivre ici avec Aël, ça me plaît plutôt bien, mais je ne pense pas que mes parents soient d'accord et j'ai peur que s'ils l'acceptent, ils veuillent venir voir où je vais vivre.

- Je comprends tes inquiétudes. On vous a proposé un des deux appartements qui ont une entrée indépendante sur la rue derrière les ateliers. Il suffira de condamner la porte arrière qui donne sur la cour avec un coup de clef et tes parents n'auront pas accès aux autres lieux de vie de notre communauté. Ces deux appartements disposent de deux chambres donc que vous dormiez ensemble ou pas, personne ne le saura. Ils seront habitables la semaine prochaine, ils leur manquent du carrelage dans les cuisines et dans les salles de bain. Si tu as peur que tes parents exigent une clef, tu peux toujours faire valoir que tu es en colocation et qu'ils ne peuvent pas imposer leurs présences à ton colocataire.»

Dans les semaines qui suivirent, Aël et Caleb s'installèrent dans leur nouvelle vie. Ils profitèrent de cette proximité nouvelle pour trouver d'autres manières de s'aimer. La versatilité ne leur plut pas vraiment: Aël voulait jouir grâce à la bite de Caleb. Caleb aimait sa place entre les cuisses d'Aël. Il adorait le regarder jouir. Tous les deux voulaient voir l'autre, regarder son visage. La seule exception était, lorsqu'ils boulottaient le sexe de l'autre dans un même élan. Ils avaient trouvé un équilibre qui aurait pu paraître un peu plan-plan, mais c'était leur façon de s'aimer. Ils s'étaient dits qu'ils avaient tout leur temps pour goûter à d'autres sortes de plaisirs de la chair. Ils attendaient avec impatience ces moments d'intimité à l'abri des regards indiscrets du monde.

Lorsqu'ils devaient aller travailler et apprendre leur métier, ils y allaient main dans la main. Ils s'embrassaient lorsqu'ils devaient se séparer sur un chantier. Ils mangeaient collés l'un à l'autre. Leur couple était fusionnel et tendre. Ils étaient eux-mêmes sans avoir peur d'être mal vus ou insultés. Ils pouvaient être totalement libres et fiers de leur amour.

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