Chapitre 8 - Garder ses souvenirs au chaud
Bosco culpabilisait d'avoir choisi de suivre son rêve d'adolescent. Il se rendit compte qu'il n'était pas immortel suite à la mort de Matheus. Et si Sam mourrait, pendant son périple européen? Il était tiraillé entre son appétence au départ et à l'aventure, et la salacité et l'amour pour Sam. Partir loin ou rester aux Ateliers ?
Avant de prendre la route, Sam mit entre les mains de Bosco un couteau pliant étincelant avec un système liner-lock : son manche était en Morta, du chêne fossilisé des marais de la Brière, la lame était en acier damas Pyramide. Il était accompagné d'une pierre à aiguiser et d'un autre couteau en Morta, plus petit avec des incrustations d'ivoire de mammouth. Connaissant Sam, Val avait vu dans ses cadeaux, toute l'angoisse qu'il avait de laisser partir Bosco sur les routes. Sam espérait qu'en cas de danger, Bosco puisse se défendre avec ces lames.
Après le départ de Bosco, Sam cherchait des traces dans le vent, il espérait qu'il lui rendrait son parfum, un de ses éclats de rire ou même quelques mots ordinaires accrochés à sa voix grave. Il lui aurait saisi la main et le temps aurait repris sa place. Sam avait l'impression que s'il devait faire l'apprentissage de la vie sans Bosco, cela ne pouvait être qu'aux Ateliers : il pouvait voir son fantôme penché sur les plates-bandes, assis sur un banc, à tailler des arbres, à la cuisine un filet de pomme de terre devant lui et un économe en action ou un livre à la main jetant des coups d'œil furtifs vers lui... L'indigence de sa vie sans Bosco lui sautait à la figure. Sam ne percevait plus le monde qui l'entourait de la même manière : tout était plus fade et sans saveur. Il se sentait inconsistant et misérable. Il lui manquait l'écho de leurs conversations, de leurs désaccords, la rigueur morale et d'analyses de Bosco. Bosco était les couleurs de son monde en noir et blanc. Il était un fil coloré dans la trame blafarde du temps, un espoir. Un espoir, un amour. Il manquait terriblement à Sam qui se noyait dans le travail. Il n'avait plus le courage de prendre ses appareils et de partir en Mongolie: il irait accompagner de Bosco ou il n'irait pas.
Souvent les nuits, Bosco rêvait des paumes de Sam. Il ferait pénétrer la pommade sur le galbe de ses mollets, le fuselé de ses cuisses. Les doigts enduits d'onguent traceraient les contours de ses fesses. Avec la même maestria que pendant qu'il sculptait, Sam modèlerait ses épaules et ses bras douloureux, pincerait sa peau le long de sa colonne vertébrale. Il masserait sa nuque tout en la baisant sauvagement. Sa chair serait imprégnée de la puissance de ses mains. Souvent, il se réveillait avec le boxer poisseux. Il n'avait pas émis autant de pollutions nocturnes depuis son adolescence ! Ce qu'il ne faisait pas consciemment car il était épuisé d'avoir trop pédalé, son cerveau le faisait à son insu.
Parfois, il était désappointé, comme le jour où son vélo chanta un air aigrelet : sa roue avant était voilée suite à un passage dans un chemin caillouteux et plein d'ornières. Il l'avait poussé jusqu'au soir. Il semblait être un ange déchu, tombé d'un trottoir. Il était lamentable à pleurer comme un enfant. « C'est comme ça, c'est toujours différent de ce que l'on a imaginé. » lui aurait dit Sam. Il relisait régulièrement le petit mot qu'il lui avait glissé dans son sac : « Va où tu veux! Si à un moment, tu fatigues, arrête-toi! Si tu veux prendre du recul, fais-le! Oui, la vie est courte, alors remplis-la d'aventures et d'amour. Si le dard de cupidon te touche en chemin, saisis ta chance et régale-toi! Ce qui se passe sur la route, reste sur la route. Pars, mon amour! Vis ton rêve! Ne te retourne pas! Fonce, je t'attendrais comme tu m'as attendu. Je t'aime. Sam »
Bosco avait quelque chose de fragile en lui. Il voulait être aimé comme un enfant, à l'instar de sa mère qui l'avait cajolé sans rien attendre en contrepartie. Alors que dans le reste du monde des hommes, il faut aimer pour être aimé. Il avait besoin d'être câliné, rassuré, caressé. Il aimait tellement se blottir contre le corps de Sam et ne rien faire. Il lui faudrait attendre encore si longtemps avant de revivre ses moments-là !
Après le départ de Bosco, tout au début, des ténèbres silencieuses émergeaient ses voix intérieures que Sam pouvait saisir et retranscrire en trois dimensions. Il traduisait toutes les expériences sensorielles qu'il avait ressenties avec Bosco par une image, un modelage ou un collage.
Contrairement à un sourire, à un baiser ou à une érection, il y a plus de volonté dans le travail des mains. Sam voulait se consacrer à l'intelligence de ses mains. Être plus proche d'elles dans l'action, c'était aussi s'éloigner de son corps lorsque l'objet était fini. Il avait parfois la main lourde, mais jamais les mains liées ou les mains vides, mais toujours les mains pleines de glaise et d'argile. Les mains sales. Ses mains étaient souveraines dans son atelier. Il modelait, ponçait, ciselait, façonnait, formait. L'on aurait pu lire dans ses mains, non pas son propre avenir, mais celui de Sam. Elles racontaient ses secrets les plus intimes, elles étaient le dehors et le dedans de Sam. Elles respiraient le pouvoir et le lascif.
À coups de caresses et de façonnages, de constructions et de destructions, de malaxages et de lissages, d'agilité, de doigté ou de précision, ses mains démultipliaient le sensible et les non-dits. Il n'y avait aucune différence entre sa dextre et sa sénestre. Son ambidextrie ne s'épanouissait pas que dans le sport : ses gestes de sculpteur étaient si étonnants, harmonieux et sensuels. Il y mettait autant de douceur que de force. Son toucher parlait. Sa langue des gestes, les pressions de ses doigts étaient comme les héritiers d'un savoir-faire ancestral. Val photographiait les mains de Sam qui travaillaient. Il avait trouvé le titre de cette série de clichés : « La main qui donne est bien plus heureuse que celle qui reçoit » (Actes des apôtres) C'était Éloi et sa connaissance des choses de la religion catholique, qui lui avait soufflé.
Malo savait reconnaître le chagrin car souvent il était caché sous un rire ou même un sourire. Sam riait trop fort et ses sourires ressemblaient à des tics nerveux. Sam sombrait peu à peu. Il devait apprendre à vivre seul, sans son homme près de lui. Son cœur était affreusement solitaire. Ses nuits, il les passait à travailler, ranger, trier, pleurer. Il était assis au bord du monde. Il n'avait même plus de désir sexuel : ses mains ne faisaient que travailler, jamais elles parcouraient autre chose que l'argile et les autres matériaux. Son corps s'était éteint. Souvent, il frappait dur, les sacs de frappe le savaient bien! Il s'entrainait comme un dément. Thor et Malo essayaient de le suivre à la salle de sport: ils fatiguaient bien avant lui. Malo s'inquiétait, il appela Jibril pour lui demander conseil :
« Je vais lui demander de s'occuper de plus de cours de jujitsu et de muay thaï. Ça lui changera les idées. Il y a quelques rencontres de prévu avec d'autres clubs. S'il met toute sa tristesse dans ses poings, il va faire un carnage. Je m'occupe de lui et je vais suivre de près son entraînement pour qu'il ne se blesse pas. Il faut savoir se reposer pour que les fibres musculaires se régénèrent. »
Le soir même, Jibril venait chez Sam. Il passa son bras autour de ses épaules. Ils restèrent un long moment silencieux. Sam suivait les ordres de Jibril qui était le seul qui puisse le "mater". Ils firent des exercices de respiration consciente et de la sophrologie pour calmer le stress de Sam. Jibril massa doucement tout son corps tendu comme un arc bandé. Il revenait dès qu'il le pouvait, souvent accompagné de Fouad qui ne distinguait plus que la silhouette de ses interlocuteurs. Lors de leurs séances, les Nocturnes de Frédéric Chopin ou les Gymnopédies d'Erik Satie s'envolaient dans l'atelier de Sam. Elles étaient comme un signal : "Ne pas déranger, Sam prend soin de lui."
Les semaines passèrent et Sam allait de mieux en mieux, il reprenait pied et goût à la vie. Il allait faire des balades à petits pas comptés dans le jardin avec Fouad. Ils se parlaient dans une espèce de sabir franco-arabe. Le vieil homme s'appuyait sur le bras de Sam et posait sa tête sur son épaule. Ils s'arrêtaient régulièrement. Sam lui lisait des poèmes de Châteaubriant ou de Victor Hugo. Puis avec retenue, ils écoutaient les bruits de la Nature.
Ces deux pères de substitution avaient été les grands soutiens dans toutes les épreuves qu'il avait traversées. Sam s'était toujours considérait comme chanceux : que cela soit sa mère, Jibril ou Fouad, tous les trois l'avaient aimé et compris depuis le début de sa transition alors qu'il n'avait pas cinq ans. Sam promit à Fouad de bien faire attention à lui, il ne fallait pas qu'à son retour, Bosco voit la souffrance qu'avait été son absence: «Tu lui dois d'être fort mon fils. Bosco t'avait attendu patiemment pendant plus de deux ans. Il t'aime plus que lui-même, alors, cette fois-ci, c'est à toi d'être généreux. Je te fais confiance, tu es le meilleur des fils qui soit! Je t'aime. » Si Sam avait su que c'était la dernière fois qu'il voyait le vieux harki, il lui aurait encore dit qu'il l'aimait, mais non, il était trop centré sur son propre malaise, pour ne pas être égoïste. « On ne dit jamais assez à ceux que l'on aime, qu'on les aime. » lui avait déjà fait remarquer Bosco.
Fouad s'était endormi et ne s'était pas réveillé. Il avait été enterré dans le carré musulman du cimetière municipal. Sam y avait acheté une concession. Il était le seul héritier des humbles possessions du harki. Il avait préféré payer les taxes et garder l'ensemble des biens de Fouad qui tenait dans deux malles. Jibril eut beaucoup de mal à faire face à cette perte. C'était au tour de Sam de le soutenir et d'être moins autocentré.
Une année était passée. Elle avait été difficile pour Sam. Il avait peu de nouvelles de Bosco. Les cartes postales se faisaient de plus en plus rares et étaient de plus en plus laconiques. Sam s'attendait à ne plus rien recevoir d'ici quelques semaines ou quelques mois. C'était la fin de leur relation. Il fallait laisser partir ses sentiments et Bosco. Il avait vécu les plus belles années de sa vie, et son corps se souvenait encore de leurs rondes sensuelles. Sam avait toujours pressenti que cela ne pouvait pas durer: Bosco n'avait aimé que des hommes pourvus par la Nature d'un pénis, alors que lui n'avait qu'un dicklit. Il fallait qu'il arrête de sous-estimer son corps! Il ne voulait pas se laisser couler ni subir une nouvelle crise de dysphorie qui l'embarquerait vers les affres de la dépression. Alors comme pour se sentir moins seul, il décida d'accepter les deux nouveaux hommes qui s'étaient proposés. L'un était mécanicien auto-moto, l'autre était carrossier et tous deux, comme lui, étaient des hommes trans. Sam n'avait pas donné suite à leurs demandes, il lui semblait que Bosco pouvait donner un avis éclairé. Mais il n'y aurait plus d'avis éclairé. Il n'y avait plus de Bosco. Il ne reviendrait jamais. Hélas, sa prédiction était juste.
Arno, le mécano, venait de Belgique et Tom, le carrossier, avait l'accent chantant du Sud-Ouest. Ils s'étaient rencontrés lors d'une marche des Fiertés. Ils avaient correspondus via les réseaux sociaux, puis Arno était venu vivre avec Tom qui avait trouvé un boulot dans la ville des Ateliers du Bonheur. Ils avaient entendu parler dans l'association LGBTQIA+ de la région, de cette communauté et cela leur avait donné envie de tenter l'aventure. Ils n'attendaient plus de nouvelles, ils pensaient qu'ils n'avaient pas fait bonne impression à Sam. Ils avaient été déçus, mais ce n'était pas parce qu'ils étaient tous les trois des hommes trans qu'ils pouvaient être amis. Tom et Arno étaient juste venus le mauvais jour: Bosco venait de prendre la route.
Sébastien, Victor et Alfred se mirent au boulot. Transformer une vieille usine en garage auto-moto n'était pas une mince affaire. Malo avait insisté sur l'aspect polluant de ce type de commerce. Tous firent des recherches pour être le plus propre possible. Il faudrait plus de six mois après le début des travaux pour que les lieux soient adaptés et conformes aux normes.
Comme pour tirer un trait sur son merveilleux passé, Sam proposa l'atelier de la forêt de Bosco à Arno et à Tom. Son extrémisme fut balayé par la majorité des hommes. Il n'y eut que Val qui soutenait le geste brutal. Boris s'était désolidarisé de Val. Pour lui Bosco allait revenir, Malo et Thor étaient du même avis. Sébastien avait affirmé de façon péremptoire :
« Pourquoi t'aurait-il attendu deux ans et demi, si c'est pour ne pas revenir ? Tu es l'homme de sa vie. Il nous l'a si souvent dit et redit, et surtout prouvé qu'il n'y a même pas à discuter de ce fait. »
Salah et Dorian étaient d'accord, ils ne voyaient pas comment il pourrait en être autrement. Sébastien proposa de rénover la maison des gardiens du site puisque plus personne n'y habitait depuis plus de quatre ans. En attendant la fin des travaux, Arno et Tom pourraient continuer de vivre dans leur appartement en ville :
« Évidemment, vous serez les bienvenus aux Ateliers, s'exclama Victor.
- Mais que va-t-on faire de la maisonnette des bois ? Demanda Val. Si on la laisse comme ça, elle va s'abîmer! Et puis, Sam aura encore de l'espoir alors que c'est foutu!
- Rien n'est foutu si on a de l'espoir! Et puis, on l'aérera régulièrement. Si personne ne se sent de le faire, moi je le ferais avec plaisir. Car c'est sûr que la brebis égarée va revenir. Qu'il faille aller la chercher car elle s'est disparue involontairement, ou qu'il faille accueillir avec grâce et bienveillance, le pécheur repenti, s'il s'est égaré à dessein! » dit doctement et religieusement Éloi.
Sam n'osa contredire personne. Dans son for intérieur, il savait bien qu'il ne pourrait jamais laisser vivre une autre personne que Bosco dans cette maison: sous un des châtaigniers, était enterrée l'urne funéraire de Matheus. Même s'il ne devait jamais revenir, il fallait laisser du temps au temps. Il avait été trop fougueux et irréfléchi, trop en colère et inconsolable. En secret, il signala sa disparition au ministère français des affaires étrangères, ainsi qu'à la gendarmerie.
Cela faisait trois mois que la boîte à lettres était muette. Bosco avait promis qu'il écrirait au moins une fois par semaine. Il n'avait pas tenu sa promesse. Il fallait que Sam passe à autre chose. Il avait eu la chance d'avoir connu le grand amour, d'avoir ressenti une passion amoureuse et d'avoir éprouvé l'extase physique. Leur histoire était digne de rester gravé dans sa mémoire et dans son cœur. Avoir vécu un tel amour était exceptionnel. Il ne pouvait rien regretter. Il ne pouvait plus rien espérer d'aussi puissant. Sam ferma son cœur amoureux à tout jamais et laissa ouvert son cœur généreux pour ses compagnons de route. En septembre de l'année suivante, Thor et Malo allaient se marier. À présent, le mois de septembre allait finir dans une semaine. Irrévocablement et irrémédiablement, il resterait le plus beau mois de l'année pour Sam.
(J'ai eu des retours, me demandant de faire une suite. Il ne fallait pas que le personnage principal reste seul. Je ne sais pas trop quoi faire: j'avoue m'être attaché à certains protagonistes, dont Bosco. Je n'ai juste pas prévu de suite, je n'ai aucune grande ligne. Je vais y réfléchir. Si vous avez des idées ou des pistes, cela serait avec plaisir que je vous lirais. Cordialement à toutes et à tous.)
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