Chapitre 4 - Les bois de la paix
Jethro est direct. Mais il me regarde avec un petit air circonspect. C’est comme s'il se méfiait de moi. Je ne lui pose aucune question personnelle. Ne pose pas de question, on ne te répondra pas de mensonge ! Si je devais avoir une devise, ça serait celle-là. Il m’aide avec mes bagages. Nous montons dans son pick-up. L’on contourne la ferme fortifiée en prenant un étroit chemin de terre. Cent mètres plus loin, il s’arrête devant une grille en fer forgé d’au moins trois mètres de haut. À gauche, elle est flanquée d’une maisonnette sans fenêtre donnant sur l’extérieur. Et à droite, une autre maison un peu plus grande avec un étrange système : une tour d'abandon :
─ On est arrivé. Enfin aux limites du domaine fermé. À toi l’honneur, ouvre la grille.
À peine l'ai-je ouverte, que le jeune au cheval de trait sort de la maison.
― T’es qui, toi ? Moi, c’est Jess. Tu sais que tu peux pas entrer ici. Ici, c’est chez nous. Ici, c’est chez Sam. Sam, je le connais pas, mais si je suis là, c’est parce que Koulm, il a dit que je pouvais vivre ici. T’es qui, toi ? Hein, t’as toujours pas dit qui t’es, toi !
Jess me débite tout ça d’une seule traite, sans respirer.
― Bonjour Jess. Je m’appelle Sam.
― Ah non, c’est pas vrai. Sam, c’est un géant avec une moto, des appareils photo et un Bosco qui le suit partout. Je le sais, c’est Koulm qui me l’a dit. Koulm, y raconte jamais de mensonge. Y dit que si on ment on peut avoir des problèmes qu’on aurait pas eus si on avait dit la vérité. Même qu’il faut quand même mentir si on se sent en danger. C’est vrai parce que c’est Koulm qui l’a dit. T'es qui, toi ?
― Je suis vraiment Sam. Je suis venu avec Jethro. Il attend dans la voiture.
Jess se met à courir pour rejoindre le 4X4.
― Jethro, Jethro, Jethro.
― Qu'est-ce qui se passe, Jess ?
― Lui là ! Il dit qu’il est Sam ! Alors que Sam c’est un géant en moto !
― Jess, dire de quelqu’un est un géant, c’est une métaphore. Ça veut dire qui est imposant, important et que son cœur est immense. Sa moto, elle est à l’abri chez Diane et Isa. C’est vraiment Sam !
― Ah !
Je lis toute sa déception dans son regard qui est passé de suspicieux à indifférent. Jess fait demi-tour et rentre dans la plus grande des maisons.
― Désolé, mec. Jess est le gardien des lieux. Il est arrivé ici avec sa mère, il y a cinq ans. Comme t’as pu le remarquer, il est particulier. C’est un très bon môme qui bosse bien. Son boulot c’est de s’occuper des chevaux de trait. On a un percheron et deux comtois. Il y a trop d’endroits escarpés et Koulm il veut éviter les moteurs dans la propriété. Pour débarder le bois, ils sont top. Jess est un as avec les bêtes.
― Il vit ici tout seul ?
― Euh bien non ! Sa mère est là par intermittence. 80% du temps, elle est dans un hôpital psy.
― OK ! Il arrive à se démerder seul ?
― Tu dis ça parce qu’il est trisomique ? Non, il ne fait que vivre sa journée ici. L’écurie est derrière la maison. Jess vit, mange et dort dans le penty de Koulm qui est aussi le mien d’ailleurs. Ouais, on tente de se caser ensemble. On baise déjà depuis notre rencontre à Québec, alors on s’est dit que p’être enfiler les jours ensemble, ça pourrait le faire.
― D’accord ! Il ne me l’avait pas dit, ce petit cachottier de Koulm.
― Tu le connais, le bougre, il est réservé. Bon, allez, remonte. Jess fermera la grille : c’est le maître des clefs !
Jethro pousse un CD dans le lecteur. Une voix féminine et un son de guitare électrique emplissent l’habitacle.
─ C’est quoi ?
─ Jackie Venson, une musicienne et chanteuse texane. Elle fait de la pop-soul.
─ OK ! J’écoute peu, si ce n’est pas de musique anglo-saxonne, à part Janis Joplin.
─ Je te rassure, elle n’est pas si connu que ça en France. Tu es jeune pour écouter du Joplin.
─ Pour moi, c’est la meilleure chanteuse de blues-rock. Tant que c’est ce qui se fait de mieux, j’écoute. Comme pour les opéras, c’est Mozart, le meilleur, alors je l'écoute. Mais j’avoue que ta Jackie, elle passe bien.
Nous longeons le flan nord d’une petite vallée. Par intermittence, entre des bouquets d'arbres et d'arbustes, je vois une rivière avec un débit correct serpenter au fond. Les deux coteaux ainsi que le fond de la vallée sont boisés. La route se sépare en deux. Nous bifurquons sur le chemin le plus étroit. Quelques centaines de mètres plus loin, Jethro stoppe son 4X4 en plein milieu du passage devant une sente perpendiculaire qui grimpe dans des bois assez touffus.
― On est presque arrivé. On débarque tes affaires ici.
La sente est bordée de ronciers et de grands houx d’où émergent des châtaigniers. Après cent mètres, je lève les yeux, je la vois. C’est une cabane en rondin à la mode canadienne avec des pignons en pierres. Une terrasse de planches en fait le tour. Une petite grange y est accolée. Une des deux cheminées fume en douces volutes.
La porte s’ouvre sur un homme plutôt petit et trapu. Il a une casquette de tweed vissée sur le crâne. Il est là, les mains dans les poches, le sourire aux lèvres et la pipe au bec entre sa barbe et sa moustache broussailleuses. Koulm, l’homme des bois.
― Demat deoc'h ma c'haer ! Bonjour, mon beau !
― Bonjour, mon ami !
― Je suis si heureux de te recevoir chez toi. La cabane a été finie, il y a une semaine.
― Elle est magnifique et dépaysante. Je vais me croire entre Bretagne et Canada !
― C’est un mélange. Les deux murs pignons sont les derniers vestiges d’une maison bretonne en granit. Tout le reste est en bois de robiniers et de chênes de notre forêt. Tu dois remercier Jethro pour le design et la mise en place.
― Dis donc, t’es pas peu fier de ton homme !
― Mon homme ? Koulm lance un regard de reproche à Jethro qui se marre tout en mâchouillant une racine de réglisse. Tu ne pouvais pas te taire !
― Ben non ! J’étais trop content de l’annoncer à ton pote préféré !
― Je suis désolé Sam. Je voulais te le dire moi-même. Jethro a tendance à la jalousie. Il croit que tu viens ici pour m’enlever à sa concupiscence.
― Ben oui, j’ai peur. Ton pote est bien plus beau et plus jeune que moi.
― Aucun danger, Jethro. Koulm fétichise les hommes à cheveux longs, pas les rasés, dis-je en me frottant le crâne.
À peine entrés, nous sommes enveloppés d’une douce chaleur provenant de l'âtre allumé. Jethro y dépose une nouvelle bûche. Il frotte ses mains l’une contre l’autre au-dessus des flammes dansantes. Koulm pose sur une table en bois brut, une bouilloire fumante en cuivre et trois bols ainsi qu’un sucrier en porcelaine d’Henriot.
― Thé ou café ?
― Thé vert bien sûr ! Sans sucre.
― Les toilettes sèches sont dehors. La seule porte intérieure donne sur la salle de douche. La grange sert pour un des chevaux. De temps à autre, tu risques d’en avoir un comme voisin. Si le chantier est sur le haut de ce coteau, il passe la nuit au chaud dans la grange. Tu n’auras rien à faire, Jess ou Jethro s’en occuperont. Comme tu peux le voir t’as l’électricité et l’eau courante. Toute la modernité est arrivée jusqu’ici !
― Merci Jethro pour le travail accompli. Je sens que je vais bien me plaire.
― De rien. Ce que Koulm veut et ben je le fais !
― Quelle dévotion !
― Normal, c’est mon amoureux, affirme-t-il en appuyant lourdement sur le " mon ".
Je comprends que Koulm est sa chasse gardée. Je ne m’aventurerais pas sur sa propriété.
― On va te laisser t’installer. On a encore du boulot après la tempête qui est passée il y a deux semaines.
― Laissez-moi me changer vite fait, je vous suis !
― OK, on t’attend dehors.
― Pas la peine, je n’ai rien à cacher !
Je sors un pull camionneur, un short en toile, des chaussettes et des Caterpillar de mon bagage.
― Waouh ! C’est quoi ce tatouage ? Impressionnant !
― T’es pas gonflé de regarder Sam se déshabiller ! Espèce de pervers !
― Ce n’est rien ! On est entre hommes. Pas de problème pour moi.
Nous reprenons la sente qui descend vers le 4X4. Nous montons à bord.
― L’endroit le plus touché est de l’autre côté de la commanderie. Il doit y avoir quatre kilomètres. On va passer devant elle. Les travaux de rénovation ont pris du retard. Les compagnons du devoir sont arrivés plus tard que prévu. Ce soir, tu manges dans la vallée avec tous les hommes, à moins que tu veuilles être seul.
― Non, non, ça me va.
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