04. Le défilé des fusionnés
Pénélope
Sérieusement, il est à peine neuf heures et je suis déjà sur le point d’exploser. Je me presse à travers le flux de travailleurs en costards et autres hommes et femmes d’affaires en bougonnant mentalement pour mille et une choses.
Déjà, Steven a décidé de me casser les pieds, ce matin. Mon mari est un lève tard, d’ordinaire, ce qui me laisse le champ libre pour boire mon premier café de la journée dans le calme en navigant sur les sites d’informations tranquillement, puis de me préparer sans avoir à me presser. Allez savoir pourquoi, ce matin, il était déjà debout lorsque je me suis levée ! Bon, la réalité, c’est qu’il a passé sa nuit à composer et que, forcément, il a eu besoin de prendre une douche pour se détendre avant d’aller se coucher, pile au moment où je buvais mes dernières gorgées de café. Résultat, j’ai dû faire un passage éclair dans la salle de bain quand il a enfin daigné me libérer la place.
En plus, pendant que monsieur détendait ses muscles sous l’eau chaude, j’ai pu constater que notre compte en banque commun avait été amputé de plus de mille cinq cents euros, que j’ai retrouvés sous forme d’une nouvelle guitare électrique qui n’était absolument pas prévue dans notre budget. Cet imbécile flambe notre argent comme s’il rentrait à volonté et j’ai des envies de meurtre de voir mon salaire fondre comme neige au soleil alors qu’il vit de ses quelques cours mensuels. Monsieur est un artiste, bla bla bla. Je lui aurais fait manger sa gratte si elle n’avait pas coûté si cher, ce matin !
Et maintenant, je suis à la bourre, à moitié perdue dans ce quartier de la Défense, après avoir vu mon trajet pour aller travailler rallongé de plus de vingt minutes alors que nous avons déménagé il n’y a même pas deux ans pour que je me rapproche de mon boulot. J’enrage, sérieusement. La Défense, dans le genre tape à l'œil, on fait difficilement mieux, à Paris. Je préfère cent fois notre petit local mal agencé et un poil vieillot…
Bon, j’avoue que lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrent sur un hall spacieux dans les tons noirs, blancs et verts, je ravale mes bougonnements. Evidemment, les moyens ne sont pas les mêmes ici que chez Med’Com.
Un soupir m’échappe en constatant qu’il n’y a personne à l’accueil et que le silence règne alors que je m’engouffre dans le couloir qui débouche sur un grand open space à l’aménagement savamment étudié. Je ne m’attarde pas trop sur la déco et les bureaux plus ou moins bien rangés et jette un œil au message de Solène “sur la gauche, seule porte sur le mur du fond, elle est vitrée… Bon, comme toutes les autres, mais tu devrais y voir un troupeau !”
Je me faufile entre les bureaux et pousse doucement la fameuse porte pour me glisser à l’intérieur. Le bruit, la vie sont ici, dans cette salle de réunion qui aurait assurément été trop grande pour l’équipe de Med’Com mais qui est bien trop petite pour accueillir les deux sociétés réunies.
Solène s’est placée devant la porte de telle sorte que mon entrée ne soit pas remarquée et je lui offre mon regard le plus gratifiant en lissant mon chemisier crème avant de le remettre comme il faut dans mon pantalon taille haute couleur corail. Il fait une chaleur étouffante dans cette pièce rendue exigüe à cause de tous ces corps et je me rends compte que tous mes collègues sont debout autour d’une grande table alors que toutes les chaises sont occupées par des têtes inconnues. Sympa, l’accueil.
— C’était moins une, souffle Solène. Le patron s’est juste présenté et a suspendu la réunion pour répondre à un appel. C’est lui.
Je suis la direction de son doigt et acquiesce en repérant l’homme d’une cinquantaine d’années à l’autre bout de la pièce, près de la fenêtre, tandis qu’Hervé, mon futur ex-patron, est debout devant un tableau blanc, le nez plongé dans son téléphone, sans doute pour ne pas voir les mines défaites de sa famille professionnelle qu’il a poignardée dans le dos. Moi, rancunière ? Oui.
— Tu m’as sauvé la vie, soupiré-je. Et si tu pouvais me convaincre de ne pas buter Steven histoire de poursuivre dans ton rôle d’ange gardien, ça m’arrangerait.
Elle m’offre une moue contrite tandis qu’une voix grave demande le silence, l’obtenant instantanément. L’avantage du métro, c’est que j’ai eu tout le loisir de déverser mon fiel par messages à mon amie qui, comme d’habitude, m’a fortement conseillé de faire comprendre à mon charmant mari que je n’étais ni sa bourse, ni sa mère, et qu’il serait temps qu’il participe davantage à l’alimentation de notre compte en banque et qu’il devienne adulte. Solène a du mal avec Steven et je peux le comprendre, il faut dire que je ne lui dresse pas souvent un portrait positif.
— Veuillez m’excuser pour cette interruption, reprend le boss. On va commencer les présentations afin que tout le monde puisse repérer ses collègues proches et vous mettre de suite en contact.
J’écoute d’une oreille les fameuses présentations, monsieur Broval débutant par le service comptabilité.
— On est vraiment sur du cliché, chuchoté-je. La vieille comptable à l’air aigri et coincé du cul, chuchoté-je tandis que notre comptable, Pierre, se fraie un chemin à travers la foule pour rejoindre le patron et sa nouvelle collègue.
Le contraste est saisissant ! Lui n’a même pas trente ans et il traîne en jean deux fois trop grand, vieilles Vans qui étaient à la mode quand j’étais au collège, tee-shirt des Red Hot sur le dos et bras noircis par des tatouages. Bon, OK, lui ne colle pas du tout avec l’image qu’on peut se faire d’un comptable et c’est pour ça que je l’adore, d’ailleurs !
— Tais-toi, tu vas nous faire remarquer ! pouffe-t-elle tandis que notre nouveau responsable continue l’appel.
— J’essaie, continué-je, mais t’as vu toutes leurs tronches de premiers de la classe ? Tu crois qu’ils ont tous un balai là où je pense ou il leur arrive de rire ?
— On est chez les pros, maintenant, c’est un autre monde, il va falloir qu’on s’y fasse si on veut garder notre boulot.
— Pardon, mais nous étions déjà chez les pros, marmonné-je. Je n’ai pas l’impression qu’on ait fait du travail d’amateur ces dernières années. Ce n’est pas parce qu’ils sont en costard et aussi sérieux qu’un garde du Palais Royal d’Angleterre qu’ils bossent mieux que nous.
— C’est clair, mais les apparences ici, ça a l’air de jouer. On va faire remuer leurs lignes, tu vas voir !
Ah ça… c’est certain. Bon, je ne dis pas que tout le monde semble fait du même bois, chez les cygnes, mais c’est vrai que leur côté un poil trop guindé ne met pas des plus à l’aise.
Elise est toute excitée en rencontrant sa collègue et ça se voit. C’est limite si elle ne lui sauterait pas dessus en débarquant à ses côtés. J’ai envie d’en rire, mais j’espère surtout qu’elle ne se fait pas trop de films. Ce serait dommage que la jolie blonde qui l'accueille d’un sourire ne soit pas aussi agréable qu’elle l’escompte.
Le RH est tout seul… Tu m’étonnes, nous sommes une petite société, ou nous étions pour être plus juste, et nous n’avons jamais eu de Ressources Humaines. En voilà un qui ne va pas être aussi impacté que nous, j’imagine, même s’il voit la masse salariale s’étoffer…
Solène rejoint finalement deux autres web designers aux côtés du patron et je me rends compte qu’il est de plus en plus difficile de traverser la pièce, les nouveaux collègues restant debout autour de la table, en groupe selon leur poste. Je commence déjà à avoir mal aux pieds dans mes escarpins trop hauts que je ne mets d’ordinaire que lorsque j’ai des rendez-vous avec des clients, privilégiant le confort de chaussures plates, voire de baskets, au quotidien.
L’équipe du département créatif est plutôt éclectique et je me dis qu’avec autant de main d’oeuvre, nous allons pouvoir avoir des échanges vraiment intéressants et des idées folles. Si me retrouver ici ne me plaît pas des masses, j’avoue enfin ressentir cette pointe d’excitation à l’idée de pouvoir confronter les opinions, découvrir les talents de chacun et guider tout ce petit monde dans une direction commune selon les projets. Je ne sais pas encore comment monsieur Broval compte organiser le partage des tâches avec son propre directeur créatif, mais j’espère surtout qu’il s’agit d’une femme, en vérité. Comme chez nous, les employés de Swan International sont majoritairement masculins. Bon, il y a des femmes aussi, hein, mais la parité n’est pas respectée.
Impossible de retenir tous les noms qui ont été donnés, même simplement dans mes collaborateurs directs, cependant celui qui est prononcé à cet instant, lui, me marque bien plus que de raison.
Mon souffle se coupe un instant et ma gorge se serre lorsque la silhouette athlétique se faufile entre les corps. Il a beau être de dos, je le reconnaîtrais parmi une foule entière malgré les années qui ont passé. Je ne sais pas ce que j’ai fait au karma, mais je me prends une sacrée claque lorsqu’il se plante à côté du patron. Une décennie depuis la dernière fois que je l’ai vu, lui et sa gueule d’ange… Je mentirais si je disais que mon palpitant ne s’emballe pas lorsque je détaille rapidement son visage. Le grand brun arbore aujourd’hui une barbe de quelques jours qui fait davantage ressortir ses beaux yeux bleus, si c’est possible. Je n’en reviens pas… encore moins quand mon cerveau tilte que Broval a parlé de son directeur créatif. Quelles étaient les chances pour que je tombe sur Jonas après dix ans ? Et, pire encore, pourquoi le destin le ramène-t-il dans ma vie maintenant, dans mon nouveau boulot, au même poste que moi ?
Je n’arrive pas bien à discerner toutes les émotions qui me traversent, à cet instant. La rancœur est tenace, mais une pointe de tristesse s’immisce également dans ce méli-mélo, avec du stress, un poil de colère, une certaine impatience et l’envie de lui faire manger ses dents, aussi. J’ai dit que j’étais rancunière ? Jonas est celui qui m’a planté mon premier couteau dans le dos, me faisant grandir un peu trop vite et intégrer le monde des adultes avec violence. Rien de pire que la trahison, et sa personnification est en train d’échanger un rire un peu trop complice avec le boss, ce qui ne me rassure pas des masses.
En revanche, je jubile en voyant son visage se décomposer lorsque je me fraie à mon tour un chemin à travers les employés à l’appel de mon nom et que nos regards se croisent. Eh oui, mon pote, je risque de devenir ton enfer professionnel et personnel !
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