14. Le bouquet de la déception
Pénélope
Je suis le cliché typique de la nana qui court partout chez elle de bon matin, persuadée qu’elle arrivera en retard, et qui pourtant se pointe toujours dix minutes en avance. Et j’espère que ce sera encore vrai à cet instant, alors que je fouille désespérément dans mon dressing pour mettre la main sur cette petite paire de compensées qui me fait des jambes à damner un saint.
Je plaide coupable, en prime d’être le cliché de la working-girl, je suis aussi celui de l’accro au shopping. En dehors de la musique, c’est le seul plaisir que je m’octroie et il coûte cher, mais je ne suis pas de ces femmes complexées et j’adore trouver des tenues qui mettent en valeur ma silhouette toute en courbes. Aussi, ces foutues compensées qui doivent parfaire ma tenue me semblaient idéales, mais je me rabats à contrecœur sur une paire d’escarpins beiges qui auront eux aussi un joli effet. Ma jupe cintrée noire fendue sur la cuisse épouse mes hanches comme il le faut, et mon petit chemisier beige a aujourd’hui un bouton supplémentaire de fermé, juste parce que les deux lourdeaux de chez SP m’ont mise mal à l’aise hier. Si certains regards sont flatteurs, leurs remarques, en revanche, m’ont réellement agacée…
Je sors du dressing, récupère le dossier que j’ai ramené hier soir à la maison sur mon bureau et traverse en silence la chambre, jetant un rapide coup d'œil sur Steven qui s’est couché sur les coups de trois heures du matin.
Un soupir m’échappe encore lorsque je descends les escaliers de la mezzanine. J’adore cet appartement atypique sur lequel nous sommes tombés, tout en niveaux différents selon les pièces. Même dans la salle de vie, il y a des marches entre l’entrée et le salon puis pour le coin salle à manger. La cuisine est ouverte grâce à un bar, la salle de musique au fond du couloir côtoie la salle de bain… Bref, je suis tombée en amour pour ce logement, et Steven le bordélique arrive même à gâcher ce bien-être que je ressens ici, ces derniers temps.
Pas de petit mot, pas d’effort particulier, j’enfile mes ballerines après avoir glissé mes escarpins dans mon sac et quitte la maison pour me rendre au bureau. Je change de chaussures dans l’ascenseur, me fichant bien du regard des personnes présentes. Les femmes me comprennent, les hommes devraient porter des talons avant de se permettre de juger.
Tout juste à l’heure ce matin, je salue rapidement Stella et Elise à l’accueil et m’engouffre dans l’open space pour rejoindre mon bureau. L’ambiance est plutôt agréable ici, finalement. Nous sommes loin du côté familial de chez Med’Com, certes, mais hormis en ce qui concerne Jonas, tout le monde a été plutôt agréable avec moi, et je salue les personnes présentes, le sourire aux lèvres, avant de m’engouffrer dans la pièce à l’air particulièrement chargé en rancoeur et coups bas.
— Bonjour, cher collègue ! Wow… Pas en plein espionnage, ce matin ? pas de bureau en désordre ? d’entourloupe ? Tu es malade ?
— Bonjour, me répond-il froidement. Toi par contre, tu es en forme, à peine arrivée, déjà les attaques sont lancées. Tu ferais mieux de te concentrer sur le boulot, la présentation, c’est pour lundi.
Son ton a beau être distant, son regard, lui, ne l’est pas du tout. Je le surprends à me détailler avant qu’il ne finisse par détourner les yeux et, visiblement, je lui fais toujours de l’effet.
— Je suis juste étonnée de ne pas te trouver installé à mon bureau, souris-je en m’asseyant. Ne t’inquiète pas pour moi, nous serons prêts. Bien que la réunion d’hier n’ait pas servi à grand-chose, j’ai bossé hier soir et envoyé une nouvelle idée à mon équipe, on se voit cet après-midi.
— Je te signale que c’est toi qui t’es installée dans mon bureau. Et même si parfois la vue est intéressante, j’avoue que ça me rappelle trop de mauvais souvenirs pour vraiment l’apprécier. Mais je note que te faire harceler est un moyen de booster ta créativité, ce n’est pas commun.
— La vue est intéressante ? grimacé-je en le fusillant du regard. Tu me prends pour un panorama ? Ta remarque est aussi désagréable que celles des deux costards d’hier.
— Au moins, tu vois que je ne suis pas malade et que je reste aussi désagréable, quelles que soient les circonstances ou ta tenue. On peut se concentrer et travailler un peu maintenant ?
— Bien sûr, Johnny, je te prie de m’excuser pour la gêne occasionnée !
Il grommelle je ne sais quoi dans sa barbe et je sursaute lorsqu’une boulette de papier rebondit sur mon épaule avant de finir sa course sur mon bureau. Bien… Moyenne d’âge, dix ans. Je suis à deux doigts de la lui renvoyer, mais on frappe à la porte et Elise entre, un gros bouquet de roses à la main qu’elle dépose sur mon bureau en pépiant comme un oisillon.
— On vient de livrer ça pour madame Pénélope Duval, s’extasie-t-elle en plongeant son nez dans les fleurs avant de me les tendre.
Je dois rougir…Je n’arrive pas à croire que, pour une fois, Steven ait fait un effort pour marquer le coup. Il oublie notre anniversaire de mariage tous les ans si je ne le lui rappelle pas. Bon, en soi, on s’en fiche un peu, j’imagine, mais… sur le principe, c’est quand même plus agréable quand ton propre mari s’en souvient.
— Il faut croire que mon mari s’est enfin senti concerné par notre anniversaire de mariage, gloussé-je en humant à mon tour les roses.
— Elles sont superbes ! s'enthousiasme Elise en les observant les mains jointes, telle un archange devant une vision divine.
— Oui, bon, ce ne sont que des fleurs, ris-je en récupérant mon téléphone dans mon sac pour envoyer un message à Steven, le remerciant pour sa gentille attention. Merci pour la livraison, Elise, et désolée du dérangement, c’est plutôt étonnant qu’il fasse ça.
— Non, c’est un plaisir. J’ai hâte d’avoir quelqu’un dans ma vie qui m’envoie un si beau cadeau ! Petite chanceuse, dit-elle avant de sortir en chaloupant des fesses devant Jonas qui écoute nos échanges sans commenter, malgré son air blasé.
Petite chanceuse… peut-être. Comme si un bouquet pouvait effacer les disputes fréquentes et cette sensation d’être devenus des colocataires depuis des mois…
Je me mets au travail sans plus attendre, consciente que Steven doit encore dormir, et prends le temps de revoir la première proposition sur laquelle nous avons travaillé pour le dossier SP. C’est pas mal, bien ficelé, mais pas non plus la campagne du siècle, soyons honnêtes. J’espère que l’équipe va accrocher à mon idée d’hier, je n’ai aucune envie que Jonas nous coiffe au poteau.
— Hey, salut, dis-je doucement en répondant à l’appel de Steven.
— Je suis désolé, mon Coeur, j’ai merdé et je comprends tout à fait que tu sois déçue… Mais tu sais bien que les anniversaires et moi, ça fait deux… Je… Pour me faire pardonner d’avoir oublié, je t’invite au resto, ce midi, d’accord ?
— Attends… c’est pas toi, les fleurs ? Mais… bafouillé-je bêtement. Bon, laisse tomber, ce doit être un client, je… OK pour le resto. Tu passes me prendre au boulot ?
— Tu as vraiment reçu des fleurs ? Mais… je croyais que tu te moquais, moi… Je passe te prendre et promis, je vais faire un effort. Comme il y a quatre ans, tu verras, tu ne seras pas déçue.
— A tout à l’heure alors, soufflé-je avant de raccrocher.
Je jette un coup d'œil que j’espère discret à mon collègue de bureau et tombe sur son regard moqueur. Je meurs d’envie de lui offrir mon majeur, mais je reste professionnelle et remets le nez dans mon document, mais sa voix se fait finalement entendre dans le bureau.
— Un mari en or, petite chanceuse ! Tu as bien choisi, dis-donc. C’est le champion du monde des maris, ricane-t-il.
Je grince des dents et le fusille du regard, mal à l’aise. D’où se permet-il de juger, sérieusement ? Il s’est vu ?
— L’être humain est loin d’être parfait, encore moins quand il a un truc qui pend entre les jambes, c’est bien connu. On fait avec, j’imagine.
— J’espère qu’il sait se servir de son truc au moins. Et bon anniversaire de mariage, au fait, glousse-t-il.
— C’est le meilleur amant que j’ai jamais eu, lui lancé-je avec un sourire en coin qui se fane lorsque je repense au bouquet. Tu crois que c’est Tic et Tac, les crétins d’hier ?
— J’en mettrais ma main à couper, me répond-il sèchement, visiblement vexé par ma remarque sur le fait que ce n’est pas lui, mon meilleur coup.
— Tu crois que je peux en parler à Philippe ? Je ne voudrais pas que ça pose souci pour le contrat.
— Oui, il faut. Ou non, je vais le faire, ça le fera rire, continue-t-il à se moquer.
— Crétin, marmonné-je. Il n’y a rien de drôle dans ce genre de pratique. Tu feras moins le malin quand ils demanderont à bosser avec moi, tiens !
Jonas hausse un sourcil avant de me tirer la langue et de remettre le nez sur son écran d’ordinateur. J’espère surtout, en vérité, qu’ils ne vont pas être trop lourds au point de conditionner le contrat à ma présence. Vu leur attitude hier, tout est possible avec ces types, à mon avis…
Je zieute sur le bouquet, clairement déçue qu’il ne vienne pas de Steven. En même temps, à quoi est-ce que je m’attendais ? Je ne mentais pas, ce n’est clairement pas son style. En plus, étant donné l’ambiance à la maison depuis quelques mois, ce n’était pas du tout au goût du jour… J’en viens même à me demander de quoi on va bien pouvoir parler en déjeunant, si ce n’est de musique, puisque c’est le seul sujet qui le passionne. Il risque encore de me dire combien la chanteuse qui m’a remplacée était talentueuse et, tel que je le connais, il va insister pour qu’elle se produise avec nous ou au moins pour que je la rencontre. Steven vit musique, et si j’ai trouvé ça génial quand nous nous sommes rencontrés, j’ai de plus en plus de mal à le supporter. Est-ce que j’ai mûri ? Ou suis-je devenue ennuyeuse ? C’est vrai que j’ai toujours aimé chanter, que ce groupe est une bouffée d’oxygène, mais ça reste un passe-temps pour moi et il ne l’entend pas. Pourtant, sans un vrai boulot et un bon salaire, nous ne pourrions pas nous en sortir. Il y a les rêves et la réalité, lui vit dans ses rêves et moi je me prends la réalité en face, je crois.
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