03. Espaces partagés

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Jonas

Je sors du métro et m’arrête un instant sur cette grande esplanade à l’ambiance si différente de celle qui règne au centre de Paris la Vieille, comme je l’appelle. Je suis au milieu d’un flux incessant d’hommes en costumes et de femmes en tailleurs, tous pressés d’arriver à leur travail, comme s'ils ne pouvaient pas prendre le temps de profiter de la vue. Moi, chaque jour, je m’autorise cette petite pause, j’essaie de prendre de la hauteur. Je m’imagine voler par dessus la foule et planer entre les tours jusqu’à filer sous cette arche magnifique qui nous domine. Quelle chance j’ai de travailler dans un tel environnement. Je ne regrette absolument pas avoir fait le choix de rester chez Swan International après mon stage. J’ai pu y apprendre plein de choses et surtout évoluer dans un environnement certes compétitif mais sain. Tout le monde est là pour donner le meilleur de soi-même et ceux qui refusent de faire des efforts, notre boss, Philippe, les aide à partir en douceur, mais fermement. Il est l’image même de la main de fer dans le gant de velours. Un vrai modèle pour moi parce que si l’entreprise a ce succès aujourd’hui, c’est grâce à lui.

Je reprends ma marche et pénètre dans la grande tour où se situent nos bureaux. J’attends un instant l’ascenseur et suis rejoint par Stella, l’hôtesse d’accueil qui court pour que la porte de l’ascenseur ne se referme pas. Elle me saute presque dans les bras et je m’amuse à laisser traîner mes mains sur ses fesses que j’ai déjà pu apprécier lors de précédentes parties de jambes en l’air. Je sais, je suis faible et cède parfois trop facilement à la tentation mais je suis toujours clair quand c’est le cas. On se voit, on s’amuse, on se fait plaisir, et le lendemain au boulot, on fait comme si rien n’était arrivé. Et si la blonde peroxydée qui se presse en ce moment contre moi aimerait sûrement une relation plus sérieuse que ça, ce n’est pas mon style. J’aime mon célibat et j’en profite comme il se doit.

— Bonjour Stella. Tu m’as l’air bien en forme et bien tactile. Ne me dis pas que tu es à nouveau célibataire et que tu as besoin de mes services ?

Eh oui, elle n’arrête pas de trouver l’amour de sa vie, de tout faire pour le séduire, et le plus souvent, le gars abuse de sa gentillesse et de sa crédulité pour profiter de ce corps qu’elle offre si facilement avant de la larguer et de la laisser déprimée. Et c’est à ce moment-là que j’interviens. Elle me dit que je suis le seul à pouvoir toujours lui redonner le moral, à l’aider à retrouver confiance en elle.

— Pour une fois, ce n’est qu’une question de timing. C’était ça ou manquer l’ascenseur et être en retard, rit-elle.

— Oui, ce serait bête, surtout vu la réunion qui nous attend. Je me demande ce que va nous annoncer le Boss. Tu en sais plus ?

— J’imagine que ça a un lien avec sa dernière acquisition, non ? Sinon, pourquoi convier tout le monde d’un coup ?

La porte de l’ascenseur qui est monté à une allure supersonique s’ouvre déjà et je n’ai pas le temps de lui répondre. Je suis un peu déçu de voir que la jolie blonde n’aura pas besoin de moi ce soir et la suis jusqu’à la salle de réunion où la plupart de nos collègues sont déjà installés. Je m’assois près du grand bureau où siège Philippe qui consulte ses notes en attendant que les derniers salariés arrivent.

— Bonjour Philippe. Tu vas nous la faire genre grand messe ou bien on va avoir le droit de se détendre un peu ?

— Bonjour, Jonas. Tu me connais, non ? sourit-il. Pas de quoi se faire des cheveux blancs, juste quelques ajustements.

— Ah oui, par rapport au rachat de Med’Com ? Déjà le nom, franchement, ça donne pas envie, souris-je.

— Il ne faut pas se fier aux apparences, c’est une bonne entreprise et le personnel est qualifié. Fais gaffe à tes fesses, mon p’tit.

Je relève les yeux, surpris, mais son air bienveillant me rassure. Je pense qu’il m’apprécie beaucoup et que je reste un de ses meilleurs éléments. Je ne crains pas trop la concurrence car il est juste et tant que mes résultats sont à la hauteur des objectifs qu’il me fixe, mes fesses peuvent rester au chaud. J’échange quelques instants avec Bertrand, le contrôleur de gestion, qui s’est installé à mes côtés et il me raconte que finalement, la visite de Med’Com était plus intéressante que prévu. Après les compliments du Boss, je suis étonné de voir qu’il se range aussi à cet avis. Finalement, il a encore eu du nez, Philippe, en rachetant cette petite boite. Il prend d’ailleurs la parole et je l’écoute nous saluer et nous remercier de notre présence. Cela permet à tout le monde de se taire et de l’écouter maintenant presque religieusement.

— Bien. Comme vous le savez, le rachat de Med’Com a été validé et nous allons accueillir vos nouveaux collègues dans une dizaine de jours dans nos locaux. C’est une petite société qui avait beaucoup de potentiel et, honnêtement, à la place du patron, je n’aurais pas choisi de me faire manger, mais soyons honnêtes, ça nous arrange. Le personnel est qualifié, les contrats sont respectés et les résultats sont à la hauteur de notre standing, c’est pourquoi j’ai prévu de conserver tous les employés, à la fois pour nous permettre de répondre plus rapidement aux demandes de nos clients, mais aussi pour tenter de garder ceux qu’ils ont de leur côté.

Eh bien, c’est un rachat un peu étrange, ça. Il garde tout le monde ? Elles sont où les économies d’échelle ? Je lève la main et prends la parole quand Philippe me fait un signe.

— Pourquoi ils ne restent pas dans leurs bâtiments actuels ? Ils vont vraiment tous venir ici ? Parce qu’on est déjà serrés, non ?

— L’idée n’est pas d’avoir des équipes dispatchées un peu partout dans Paris, mais de créer une équipe plus grande et de vous faire bosser ensemble, Jonas. Et tu ne vas pas me dire que, tranquillement installé dans ton bureau, tu es à l’étroit, quand même ? plaisante-t-il.

— Ouais, je t’assure que c’est royal ici comparé à leurs locaux, ajoute Bertrand.

— Mon bureau est parfait, oui. Je ne m’en plains pas !

— Parfait et suffisamment spacieux pour accueillir une seconde personne, reprend mon boss. Comme beaucoup de vos bureaux individuels, d’ailleurs ! Alors on va se mettre au boulot dès que le matériel aura été reçu et réorganiser les espaces pour pouvoir accueillir les nouveaux comme il se doit.

— Comment ça ? On va partager nos bureaux ? Enfin, sur certains postes, je veux bien le croire, mais pour les créatifs comme moi, on a besoin de notre espace quand même !

Je m’insurge et me dis qu’il a juste dit ça pour expliquer ce qu’il va se passer. Mon bureau, c’est sacré et je ne me vois vraiment pas le partager avec quelqu’un et encore moins une personne d’une autre entreprise, même si on la rachète.

— Eh bien, Jonas, j’imagine que deux créatifs ensemble, ça peut donner d’encore meilleurs résultats, non ? Vous aurez votre espace pour échanger et étayer les idées de l’autre. Je suis sûr que cela peut donner de très bonnes choses. De toute façon, c’est non négociable, tu le sais, et vous le savez tous ici. Et je vous préviens, il est hors de question de faire payer aux nouveaux employés ces changements, c’est clair ? Je vous rappelle qu’ils passent d’une petite entreprise qui se veut familiale à notre statut, ce n’est pas rien.

— Ah non ! Ce n’est pas possible ! C’est une déclaration de guerre ou quoi ? Je suis sûr que c’est indiqué quelque part dans mon contrat que j’ai besoin de cet espace ! commencé-je avant de me taire devant le regard sombre que me lance mon patron.

J’hallucine car je me rends compte que je vais devoir m’adapter et accepter ce changement si je veux garder mon poste. Je me rassois et essaie de reprendre un air neutre mais intérieurement, je bous. Philippe continue à nous expliquer les différentes étapes, les réunions qui vont être organisées où on pourra apprendre à se connaître, mais moi, tout ce que j’ai en tête, c’est que je vais me retrouver avec une autre personne. De l’open space, quasiment. Je sais, j’exagère, mais comment pourrait-il en être autrement ? Finie la tranquillité, plus possible de m’isoler pour réfléchir. Comment je vais faire pour garder ce qui fait ma force si je dois tout le temps m’assurer que je ne dérange pas en parlant seul ? Que je n’embête pas en marchant de long en large dans mon bureau ?

— Bref, tout ça pour dire que j’ai bien conscience que la situation n’est idéale ni pour vous, ni pour eux, reprend finalement Philippe. Cependant, je vous demande de faire des efforts, à la fois pour que vos nouveaux collègues se sentent bien dans l’entreprise, mais également pour que tout cela n’impacte pas votre qualité de travail. J’ai confiance en vous et je suis certain que vous associer aux nouvelles petites mains et à leurs cerveaux tout aussi prolifiques que les vôtres ne pourra qu’être bénéfique à tout le monde. Faites des efforts, ce n’est pas si terrible, j’en appelle à votre bon sens et à votre capacité d’adaptation, votre réactivité. Si vous êtes curieux, j’ai mis sur notre réseau quelques planches de leurs travaux, je vous assure qu’ils seront un atout pour l’entreprise et j’ai hâte de vous voir travailler ensemble. Vous pouvez disposer et vous mettre au travail, bonne journée à tous.

Je crois que je suis celui qui est le plus affecté par cette décision et cette annonce. J’entends Stella déjà faire des plans sur la comète en imaginant partager son espace avec une nouvelle collègue avec qui elle pourra papoter. Les autres réfléchissent aussi à comment ils vont organiser leur bureau alors que moi, je rejoins mon petit cocon dont je referme la porte. Bientôt, je ne serai plus chez moi ici et cela me désespère. Qui va venir m’envahir ? Comment je vais faire, vraiment, pour travailler ?

La journée se passe dans un brouillard dont j’ai du mal à sortir. Même quand Stella passe me voir et flirte avec moi, je reste sans réaction, ce qui la laisse sans voix. Mais elle respecte mon besoin de tranquillité, comme mes autres collègues d’ailleurs. Je ne tarde pas à rentrer chez moi, une fois les heures écoulées, et suis ravi de m’enfermer dans mon appartement. Seul ce soir mais je ne suis pas d’humeur à la galipette. Il n’y a que Léon qui est là et qui reste égal à lui-même. Mon gros matou m’a à peine regardé quand je suis rentré et là, il m’ignore totalement. Le Pacha me tolère dans son palace, mais si je compte sur lui pour un peu de réconfort, je suis mal barré. Et de toute façon, vu la journée que j’ai passée, je crois que je suis vraiment mal barré.

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