Hey ! Voici un petit texte pour répondre au défi « La vie d'un point de vue animal ». Comme j'adore faire compliqué, j'ai choisi un animal pour le moins inattendu. Je vous souhaite une bonne lecture !
DEPUIS LES ROCHERS
La plupart des personnes capables de se mouvoir ignorent à quel point la vie est fascinante, depuis les rochers. Tout ce que l'on peut y voir, tous les secrets que l'on peut entendre. La plupart du temps, ça commence à l'aube. Le vieux Bernard fait sa ronde à cette heure-là, pour réchauffer sa vieille carcasse. Le problème, c'est que tous les gamins partent se planquer dans leurs anémones quand ils l'entendent arriver, et ça fait trembler tout le récif. Bernard, c'est le gros machin gris qui fait des cercles à la surface. Il paraît que dans le temps, c'était la terreur de la mer. Mais depuis qu'il a perdu la moitié de ses dents, que son aileron s'est fendu et que sa femme est morte, il est juste chiant. On l'entend pleurer à des kilomètres à la ronde, et dès qu'on lui dit de la fermer, il s'attaque aux gamins. Du coup il y a plein de drama.
Une fois Bernard parti, ça devient le bazar dans le récif. Tous les poissons sortent de leurs trous et se mettent en quête de nourriture. Les gros bouffent les petits. Les plus gros bouffent les gros. Et ainsi de suite. De temps à autre, il y a les crustacés qui se ramènent. Ce sont des plaies ! Il y en a toujours un pour tenter de nous bouffer ou de nous décrocher de notre rocher, heureusement qu'on a la carapace solide. Sauf Jean-Michel. Il ronflait hier, et il a pas vu le crabe arriver. C'était un bon petit gars. On le regrettera. Enfin « regrettera », au moins on peut dormir maintenant, puisqu'il ne ronfle plus. Ce bordel dure jusqu'à environ dix heures du matin. Là alors, tout le monde retourne se terrer dans leurs cavernes.
Et peu de temps après, il y a l'immense ombre blanche qui passe au dessus de nous. Aucun de nous ne sait ce que c'est. Des fois, elle balance des créatures bizarres, avec des nageoires comme celle des otaries, mais aucun poil. Et ils peuvent pas s'empêcher de toucher tout ce qui leur passe sous la main. Je ne compte plus le nombre de fois où j'ai dû retenir ma respiration parce que l'un de ces asticots géants qu'ils ont au bout des doigts effleurait ma coquille. Mais vous imaginez ?! Salir mon intimité ! Et je ne parle même pas des poissons, qui se font attraper comme des andouilles. C'est pas de leur faute, ils ont du sable dans le cerveau. D'autres fois, l'ombre blanche balance des trucs qui attrapent les poissons, et on les voit plus jamais. Il y avait tout un banc de mérous, une fois. On leur a bien dit de se planquer, mais c'était des touristes, ils nous comprenaient pas. Et paf. Pas un qui a réussi à s'échapper. Comme quoi, on peut être gros, se vanter d'avoir un cerveau et pas savoir s'en servir.
Des fois, les machins sans poils restent toute la journée, mais la plupart du temps, ils disparaissent quand le soleil est le plus haut dans le ciel. Alors les poissons ressortent et retournent se bouffer les uns les autres. J'ai l'impression qu'ils ne font que ça de leur vie. Sortir, manger, se cacher. Quoique, en ce moment, il y a les thons qui sont là. Ils sont drôles les thons, ce sont des commères. On sait tout ce qu'il se passe dans l'océan avec eux. Leur chef, c'est Maurice. Maurice il parle toujours des baleines. Je suis sûr que quand il sera réduit à l'état d'arêtes dans la gueule d'un requin, il se réincarnera en baleine. Il imite bien la baleine. Tellement, qu'une fois, il s'est cassé une arête. C'était drôle. Pour nous, pas pour lui. Il a coulé au fond de la mer et il a dû bouffer du plancton et des algues pendant des semaines en priant pour pas être découvert par Bernard. Et ça a marché. Avec mon voisin de coquille, on avait parié sa dose de plancton qu'il tiendrait pas.
L'après-midi, c'est de nouveau la course à la bouffe. Mais c'est déjà plus calme. Les vieux poissons préfèrent ronfler. Il y a les raies qui sortent aussi. Elles aussi sont pénibles. Dès qu'elles sortent du sable, on en reçoit plein dans la tronche. Mais elles sont sourdes comme des anémones, alors elles nous entendent pas les insulter. Du coup, souvent, on est obligé de demander aux crevettes de se bouger la carcasse pour nous essuyer. Ça leur plaît pas, mais on les laissent manger notre plancton après, donc elle râle pas trop.
Après, c'est concert gratuit pour tout le monde. Bernard repasse au dessus de nous, et ses longs sanglots de désespoirs couvrent tout le récif. On lui a bien dit d'aller voir Gertrude, mais il veut rien écouter. Gertrude, c'est une pieuvre. Elle fait psychologue des fois. D'autres elle est voyante. D'autres encore elle est chanteuse. C'est une dame bizarre, mais on l'aime bien. On aimerait bien que Bernard lui parle de ses problèmes, pour qu'il arrête de nous casser les branchies, mais on a aussi trop peur qu'il bouffe la pauvre Gertrude, donc on insiste pas. La vie ne tient qu'à une nageoire dans les fonds marins, alors on fait attention.
En soirée, il y a les migrateurs qui passent au dessus du récif. Ils changent à chaque fois. En ce moment, c'est surtout des dauphins. Ils ont copulé, alors ils retournent dans le sud. Mais on a déjà eu des calamars, des saumons... Et même un raid de cachalots une fois. Quand ils passent, il y a tout le récif dehors, parce qu'il y en a beaucoup qui voudraient bien partir d'ici. Des fois, des petits poissons se font engager par des requins, alors ils tentent de plus en plus leur chance. Dans la majorité des cas, ils se font bouffer. Mais ils auront tenté.
La journée se termine calmement. Il y a juste Bernard qui repasse un coup pour se lamenter, et ensuite tout le monde part se coucher. La nuit, l'océan appartient aux méduses. Tout devient fluo. Par contre, on fait gaffe à leurs pattes. On a beau avoir la coquille solide, ces saloperies nous grillent sur place, et il en a plein qui se retrouvent hors du rocher, à la merci des crustacés. J'ai bien choisi mon emplacement moi. Pas trop vers le grand large, mais pas trop vers le fond non plus, l'emplacement parfait.
C'est dur d'être une moule. Notre vie se résume surtout à regarder les autres faire leur vie. Ça me gêne pas cela dit. Me faire bouffer, c'est pas tellement ce que j'aimerais. Alors je laisse le monde faire sa vie, et je souris. Enfin pas trop, il y a ces connards de crabes en dessous qui veulent me bouffer si j'ouvre trop la coquille. Mais globalement, je le vis bien.