Le carré au mort
Nous avions fini de dîner, et confortablement installés dans de vieux fauteuils en cuir, nous réchauffions nos os près de l’âtre et nos âmes avec un alcool du cru qui aurait tout aussi bien pu servir de carburant tant il était violent. Je formulais cette dernière remarque à voix haute. Le regard de mon ami s’anima soudain.
— Cela me rappelle les étranges événements survenus depuis l’incendie d’une petite station-service, il y a une soixantaine d’années.
— Ha non ! Pas encore cette histoire, lui reprocha sa femme. Elle se leva, et partit avec son livre dans les profondeurs de la maison.
Charles se dirigea vers une commode toute proche et en sortit un volumineux dossier.
— Ce que je vais t’exposer est une histoire vraie, et le contenu de ce dossier t’en convaincra. Tu connais, je pense la route du bois aux cerfs qui traverse une partie de la forêt et rejoint le village voisin à une vingtaine de kilomètres.
Voici un peu plus de soixante ans, approximativement à mi-parcours, se trouvait une minuscule station-service. Le vieux bonhomme qui vivait là était un ancien bûcheron. Trop âgé et fatigué pour continuer à exercer ce métier, mais voulant conserver sa cabane au milieu des bois, il avait fait installer une pompe à essence.
Bien sûr, cela ne lui rapportait pas grand-chose, la route est assez peu fréquentée excepté à la belle saison où quelques touristes s’y égarent. Cependant, il vivait modestement et ce faible revenu suffisait à ses besoins.
Un jour d’août, un incendie consuma la station et la bicoque du vieux bonhomme. Les pompiers ne purent qu’éviter que le feu ne se propage à toute la forêt.
Il ne subsistait rien, aucune trace du vieil homme, seul un énorme fer de hache brillait dans les cendres chaudes.
L’enquête de police démontra par la suite qu’un mégot de cigarette avait provoqué l’incendie. Or, le vieux ne fumait pas, ce ne pouvait être qu’un automobiliste qui s’était arrêté pour faire le plein ou qui avait jeté stupidement sa cigarette sans l’éteindre.
Je voyais très bien de quel endroit il s’agissait. Malgré les années, la végétation n’avait pas repris ses droits, et l’on entendait ici nul cri d'animaux. L’atmosphère du lieu dégageait une étrange aura. Les gens du coin l’avaient surnommé le carré au mort.
Charles reprit.
Quelques mois plus tard, d’étranges rumeurs commencèrent à circuler. Parfois, la nuit, lorsque la brume remonte du sol, on devine à l’endroit même où le drame s’est produit, les contours d’une maison et d’une pompe. Une lueur jaunâtre et fantomatique s’échappe de l’unique fenêtre et il semble qu’un rideau se lève de temps à autre. Les locaux se mirent à éviter cette route la nuit autant que possible.
Charles ouvrit le dossier et me fourra un article de presse dans la main.
"10 juillet 1962, une macabre découverte !
Ce matin, la gendarmerie est intervenue au carré au mort. L’automobile d’un touriste a été retrouvée inoccupé. Seule une main coupée net au poignet s’accrochait au volant. Une cigarette à demi consumée était fichée entre l’index et le majeur.
Le corps de la victime n’a pas était retrouvé et il n’y a aucune trace de sang."
— C’était le premier. Il y en a eu d’autres. Ici, tous pensent que le vieux revient se venger des fumeurs imprudents. Bien sûr, les gendarmes n’accordent aucun crédit à ces fables, néanmoins, ils sont incapables de fournir une explication plausible.
Regarde ces rapports et ne me demande pas comment je les ai eus. Vingt-six affaires, aucune résolue.
Je commençai à ressentir un étrange sentiment de malaise.
— Excepté une ! En octobre de cette année, la victime a réussi à s’enfuir malgré sa main coupée. Elle a été conduite à l’hôpital où l’on a pu arrêter l'hémorragie.
Charles me regarda avec un demi-sourire.
Je fixais le moignon de son bras gauche, un accident dans son atelier début octobre. Il avait cessé de fumer.
Encore à ce jour, je ne sais pas où est la vérité. J’ai moi aussi arrêté la cigarette et je ne prends plus la route du bois aux cerfs.
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