Le vide sous le pont

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Je n'ai pas compris pourquoi il a traversé.
Il a suivi les pierres qui attendaient et quand il fut sur l'autre rive, le chemin s'est effacé.
Il hantait le sous-pont depuis des siècles, attentif le jour et la nuit ; il travaillait souvent à nourrir l'esprit des gens qui passaient. Il fécondait leurs esprits d'une lumière de poésie, d'un rien de tendresse, d'un soupir qui apaise…

Il n'avait pas toujours vécu là, il avait quitté un dolmen trop silencieux.
Je l'ai trouvé par hasard, ou est-ce lui qui m'a choisie ?
Quoi qu'il en soit, dès lors, je suis souvent allée écouter ses murmures, comme un bruit de l'onde ou celui du vent. Il avait du talent à chanter les saisons, les conforts du printemps, les beautés de l'hiver.

Je n'ai pas compris ce qui l'a si soudainement fâché. la goutte qui le fit déborder. Il avait tant d'empathie et de patience, je croyais qu'il pouvait tout pardonner.
Mais il a traversé.

Enfin peut-être est-ce évident, qu'un autre à sa place serait parti depuis longtemps ? Mais comme pour une étoile immuable qui disparaîtrait, ma surprise fût totale, son départ m'a choquée. Il n'avait jamais rien dit des affronts, du mépris, ni des agressions suscitées par le bruit.
Le monde a changé, si vite tout à coup ; il se précipite dans une fosse fétide.

Je suppose que la nostalgie a fini par gagner son âme lorsqu'il a réalisé que ses caresses ne changeraient plus rien. Dans son lit et sous le pont s'empilaient chaque jour un peu plus de souillures et de pestilence.
À bien y regarder qui, si pure, pourrait supporter, les odeurs de l'huile ou du goudron ? Les tombereaux de plastiques, les déchets de poisons.
L'eau lui rapportait sans doute, les querelles et les guerres, les bombes et les cimetières…
... Si patient !
Lui aussi finalement avait ses limites. Le bruit sur la terre s'est changé en vacarme, c'est effrayant comme il vocifère.

J'imagine que s'il était resté si longtemps dans la boue, c'est que les hommes lui manquaient... d'autrefois. Il m'avait raconté les dimanches tranquilles, les baisers passionnés, les enfants aux pieds nus et le temps prévisible.
Même les poissons sont morts… Ils lui donnaient tant de joies argentés, de plaisirs arc-en-ciel.
La musique sous le pont s'est éteinte et tout est dissonant : les arbres se cognent le tronc, la brise souffle ailleurs, l'hiver n'a plus de charme : il garde pour lui seul, son manteau de neige crachant depuis une pluie froide de dégoût.
Et le printemps blessé tue ses abeilles et gèle ses fruits.
La rivière furieuse a perdu un ami, elle est sale et son cœur est en pierre. Elle hésite encore à s'assécher, ou rejoindre la mer et la gonfler davantage ; ainsi participerait-elle à la révolte collective.

Les armées se mettent en ordre de marche, entendez-vous le vent gronder ?
Le temps de la Terre n'est pas celui des hommes, je serai morte, sans doute, avant la bataille finale.
Je traverserai la rivière, si le Korrigan trace un chemin et pose les pierres.
J'espère qu'elles me guideront vers lui.

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