Chapitre 6
SOFIA
Si, au départ, on m’avait totalement laissé le choix, je ne me serais pas tournée vers la photographie sportive pour un stage. J'aurais probablement choisi l’édito, les photos de magazines. Pas de ceux que lit Rita, qu’on s’entende. Ceux où on voit de magnifiques mannequins maquillés et coiffés pour mettre en avant une marque, un produit.
Mais plus le temps passe et moins je regrette d’avoir accepté le stage par dépit de ne pas trouver autre chose. Aujourd’hui, et même s’il est peut être encore un peu tôt pour le dire, je prends goût à cette spécialité grâce à Pedro. J’aime l’énergie qui ressort du sport, j’aime la tournure que prend mon art et même si je suis loin d’avoir trouvé mon sujet d’expo, je m’éclate à shooter ces sportifs en sueur.
En parlant de ces derniers, j’aperçois Kai qui trottine jusqu’à moi, un sourire aux lèvres. Comme à mon habitude, je fais comme si je ne l’avais pas vu. Principalement pour qu’il ne croit pas que je passe mon temps à l’observer (ce qui ne serait pas totalement faux) mais aussi pour garder la face devant lui.
Je range alors mon matériel dans mon sac à dos, accroupie sur la pelouse synthétique du stade. La voix de Kai me fait lever le menton.
— Tu sais, tu peux arrêter de faire genre que tu es occupée à chaque fois que je viens te voir.
Sa voix est empreinte de taquinerie mais je ne souris que par politesse.
— Qu’est-ce que tu veux ?
Le sourire qu’il affiche constamment lorsqu’il s’adresse à moi s’élargit encore un peu, et je serais presque éblouie par la blancheur de ses dents. Ce mec est vraiment le stéréotype du mec parfait, ça en devient risible.
— Je voudrais t’inviter au restaurant, un soir, m’annonce-t-il en passant ses pouces sous l'élastique de son short pour jouer avec.
— Et qu’est-ce qui te fait croire que je pourrais accepter ? je réponds en tirant sur la fermeture éclair de mon sac.
Je me redresse sur mes deux jambes et époussette distraitement mon jean.
— C’est gentil mais non merci, je continue alors sans le laisser en placer une.
— Pourquoi ?
Je fronce les sourcils sans m’en rendre compte.
— Comment ça : pourquoi ?
— Pourquoi tu refuses ?
Je regarde autour de moi à la recherche d’une caméra ou quelque chose qui me prouverait que ceci n’est qu’une énorme blague. Comment ça Kai Murphy m’invite à dîner et s’offusque que je réponde non ?
— Parce que j’ai pas envie, tout simplement.
J’ai beau être sur le marché des célibataires, je ne suis pas prête de le quitter. Je préfère me concentrer sur mes études qui, certes touchent à leur fin, mais sont la chose la plus importante à mes yeux pour le moment. Sans parler du fait que je connais la réputation du footballeur et n’être qu’une fille de plus sur un tableau de chasse ne m’attire pas particulièrement.
Kai passe une main dans ses cheveux tout en regardant autour de lui.
Ses coéquipiers ont déjà rejoint les vestiaires et mes collègues photographes ont aussi quitté la pelouse ou sont sur le point de le faire. Même Pedro est déjà parti après m’avoir demandé de lui envoyer une sélection de mes clichés du jour traités et retouchés. Bientôt, il ne restera que Kai et moi sur le côté du terrain.
Kai me regarde de nouveau, se gratte le menton puis m’avoue :
— T’es la première qui refuse un rendez-vous, ça me fait bizarre.
Mon visage se détend tandis que je ricane.
— J’ai déjà refusé une de tes invitations, je lui rappelle.
Il balaie mes paroles d’un mouvement de main.
— Oui, mais y’avait un téléphone en jeu. Là, tu refuses alors que tu ne ferais que gagner dans l’histoire.
Curieuse, je le coupe.
— Je gagnerais quoi ?
Ses yeux marrons croisent les miens et un sourire arrogant creuse la commissure de ses lèvres.
— Bah une soirée avec moi, dans un super restaurant.
J’éclate de rire, balance la tête vers l’arrière avant de me couvrir la bouche à l’aide de ma main.
— T’es vraiment bonne pour mettre les hommes en confiance, toi, marmonne-t-il tandis que je glousse comme une baleine.
Je finis par me calmer, le visage rouge et les joues endolories.
— Oh, ne me parle pas de confiance en soi, tu pourrais avoir n’importe quelle fille sur un plateau d’argent.
— La preuve que non, pointe-t-il en me désignant d’un geste de main.
Je roule des yeux. Pourquoi fait-il une fixette sur moi comme ça ? C’est une question qui restera sans réponse car jamais je ne la lui poserais.
Une seconde passe sans que nous parlions, puis deux et trois.
— Alors la réponse est définitivement non ? soupire-t-il.
Je me pince les lèvres, faussement désolée, et hoche la tête. Mais il ne se laisse pas aller et assure :
— Tu finiras par dire oui, je le sais.
— Je porterais plainte pour harcèlement avant, je plaisante en haussant les épaules.
Je n’ai rien de spécial. Je suis une jeune femme lambda, dans la moyenne (bien qu’un peu plus petite) et je sais que Kai se lassera de ce petit jeu auquel il joue tout seul bien vite.
Dans la poche arrière de mon pantalon, je sens mon téléphone vibrer. J’y jette un rapide coup d'œil et lis le message de Livio me demandant de me dépêcher car il m'attend devant le stade.
— Je dois y aller, je suis désolée, je m’excuse en secouant mon portable sous ses yeux.
Sa langue pourlèche sa lèvre inférieure en secouant la tête de haut en bas et je me surprends à la fixer une seconde de trop à mon goût.
— Tu finiras par dire oui, Sofia, répète-t-il.
— Ça doit être ça, j’assure en récupérant mon sac à dos que je balance sur une de mes épaules.
Un dernier sourire échangé et nous nous séparons.
Devant le stade, appuyé contre une barrière, Livio m’attend, le regard rivé sur son téléphone. Je me rappelle que je n’ai même pas pris la peine de répondre à son dernier message, envoyé il y a plusieurs minutes.
— Désolée de t’avoir fait attendre ! je m’excuse en arrivant à sa hauteur. J’ai été … Retenue par mon maître de stage.
Livio est loin d’être aussi gaga de Kai Murphy que l’est sa petite-amie mais je ne veux pas qu’il se fasse de fausses idées ou qu’il s’imagine quelque chose.
Nous marchons jusqu’à la voiture garée plus loin, en discutant de nos journées respectives.
Lorsque j’arrive au niveau de la portière passager, j’aperçois un magazine people où Kai fait la couverture. Je le prends avant de m'asseoir et, par curiosité, je me mets à le feuilleter tandis que Livio met la voiture en route.
Plusieurs pages vantent un régime minceur miracle et je me retiens de lever les yeux au ciel. J’arrive enfin à l’article parlant du footballeur où une photo prenant la moitié de la page montre Kai et une jeune femme quittant je ne sais quel endroit de la ville, main dans la main. Le titre dit : Kai Murphy, nouvelle conquête d’une nuit ou plus ?
Et sans m’en apercevoir, je me retrouve à lire l’article avec attention. Kai aurait été vu dans un club huppé de la ville et quittant ce dernier en excellente compagnie. Le nom de la petite chanceuse –leurs mots, pas les miens– n’est pas mentionné mais on peut voir une jolie photo d’elle, prise à travers le pare-brise de la voiture de Kai.
— Ne me dit pas que tu t’es faite avoir par Rita et ses magazines à deux balles ? s’amuse Livio à un feu rouge.
Je ferme la revue précipitamment.
— Quoi ? Pas du tout.
Je me force à sourire, honteuse d’avoir été prise sur le fait. Livio n’en croit pas un mot et me taquine avec ça le reste du trajet.
——————————
Mon téléphone sonne pour une énième fois et je place l’écran face contre le table sans même le regarder. Je n’en ai pas besoin pour savoir qu’il s’agit de Kai qui me demande d’aller dîner avec lui.
J’ai perdu le compte depuis dix jours mais il ne passe pas une journée sans qu’il ne me demande de sortir avec lui. Je refuse toujours catégoriquement, un petit rictus satisfait aux lèvres.
— C’est qui ? demande Rita, la voix empreinte de curiosité.
Assise en face de moi à la table-à-manger, elle lit un de ses bouquins de cours, ouvert devant elle. Sans lui adresser un regard à elle non plus, trop concentrée sur cette photo de Marcelo Lopez que j’essaye de retoucher, je lui réponds.
— Personne.
— Tu n’as même pas regardé, rétorque-t-elle.
— Personne d’important, je te dis.
Rita se penche alors pour récupérer mon téléphone et je suis trop lente pour l’en empêcher.
— Eh rends le moi ! Tu sais que j’aime pas quand tu fais ça !
Mais elle ne prête pas attention à mes protestations et je vois ses yeux parcourir ce qui s’affiche à l’écran.
— Qui c’est Kai ? Waouh il t’a envoyé une dizaine de messages, tu devrais lui répondre.
Elle tape ensuite mon code, que je vais m’empresser de changer dès qu’elle m’aura rendu mon téléphone, et se met à lire à voix-haute.
— Ce n’est pas en m’évitant que je vais changer d’avis. Tu devrais le savoir. Je vais continuer de t’inviter jusqu’à ce que tu dises oui. Sofia, répond moi. Ce petit jeu peut durer longtemps, j’ai tout mon temps. On se voit demain de toute façon. On verra si tu peux me résister en face-à-face.
Je sens le rouge me monter aux joues. J’ai beau être consciente que je ne suis qu’une fille parmi tant d’autres sur un tableau de chasse, le voir aussi déterminé à passer une soirée avec moi fait doucement gonfler mon égo.
Lorsque mon regard quitte mon écran d’ordinateur, Rita m’observe déjà, une moue taquine sur le visage.
— Tu comptes me dire qui est ce Kai et pourquoi tu ne m’en as pas parlé ou tu préfères que je l’appelle pour lui demander directement ?
J’humidifie mes lèvres devenues sèches tandis que je réprime un sourire coupable.
— Personne, je te dis.
Rita hausse un sourcil menaçant et son doigt se prépare à appeler. Il s’approche, s’approche, s’approche et je craque au dernier moment.
— Ok, je te raconte tout mais promets-moi de ne pas t’exciter.
Une lueur curieuse illumine son regard et je sens que j’ai toute son attention. Je tends alors mon bras pour récupérer mon téléphone mais Rita recule sa main.
— Parle et on verra, m’ordonne-t-elle.
Je n’arrive pas à anticiper la réaction de ma meilleure amie et cela m’inquiète. Quoi que si. Elle va hurler de joie puis me forcer à accepter. Ou alors elle va être jalouse. Non, ce n’est pas son style. Peut-être qu’elle s’en fichera. Ou peut-être qu’elle ne comprendra pas pourquoi je dis non. Ou peut-être que oui.
— Sofia, arrête de réfléchir et parle.
Je prends alors une grande inspiration avant de déclarer d’une traite :
— Kai Murphy veut aller dîner avec moi.
Rita me fixe un instant, bat lentement des paupières.
— J’ai rien compris, t’as parlé trop vite.
Je soupire puis ferme mon ordinateur, devinant que la discussion allait être longue.
— Kai Murphy veut aller dîner avec moi, répété-je, plus lentement cette fois.
L’information met un moment avant d’arriver au cerveau de la blonde. Je le sais car elle ne réagit pas de suite. De mon côté, je sens une vague de chaleur se propager dans tout mon être mais je serais incapable d’en connaître la raison. Le soulagement d’enfin en parler ? La honte ? L’appréhension ?
— Kai Murphy ? Comme Kai Murphy le footballeur ? demande-t-elle bêtement.
Ma bouche se tord en une grimace peu esthétique tandis que je hoche la tête. Un silence plane au-dessus de nos têtes. Une seconde puis deux. Et un cri résonne dans l’appartement.
— Arrête de crier, je lui ordonne, les yeux écarquillés de surprise.
— Attends, attends !
Elle met sa main entre nous puis se laisse un moment pour reprendre son souffle ou se calmer, je ne sais pas.
— Donc tu as le numéro de Kai Murphy ?
J’acquiesce.
— Et il veut t’inviter à dîner.
Je hoche la tête une nouvelle fois.
— Et tu ne m’as rien dit parce que ..?
— Parce que ce n’est rien d’important. Je lui ai dit non, de toute façon, je lui explique.
Sous le choc, elle pose mon téléphone sur la table et je le récupère aussitôt, non sans vérifier qu’elle n’ait pas répondu ou quoi que ce soit du genre. Je le verrouille ensuite et l’enfouis au fond de ma poche.
— Rien d’important ? Kai fucking Murphy t'invite à sortir et tu as le culot de me dire que ce n’est rien ? s’offusque-t-elle. Puis comment tu as eu son numéro même ?
Je passe une main dans mes longs cheveux bruns avant de lui expliquer notre rencontre. Le ballon tiré en plein dans ma tête, le téléphone cassé, puis le nouveau, et enfin sa fixette de m’emmener manger. Je ne cache aucun détail. Mes explications s’allongent et sa mine se durcit. Si je ne la connaissais pas, je dirais qu’elle est fâchée contre moi mais je crois qu’elle est juste déçue.
— Tu m’en veux ? je m’inquiète.
— Non, soupire-t-elle. Je comprends juste pas pourquoi tu ne m’en as pas parlé plus tôt. Je croyais qu’on se disait tout.
Et c’est vrai. On s’est toujours tout dit. Mais cette fois, je n’en voyais pas l’intérêt. Et soyons honnête, j’avais un peu peur de sa réaction en la connaissant aussi gaga de Kai qu’elle ne l’était.
— J’en ai parlé à personne, tu sais. Puis je sais pas, pourquoi faire ? Je t’ai dit, j’ai refusé.
Je ponctue ma phrase en haussant les épaules. Rita secoue sa tête.
— Pourquoi ?
— Tu lis tes magazines à l’envers ou quoi ? Tu vois pas qu’il ramène une fille différente dans son lit chaque soir ? Qu’est-ce que j’irai faire avec un type pareil ?
Les relations d’un soir ne m’ont jamais intéressé. J’ai toujours été plus traditionnelle concernant les relations charnelles. Pas forcément avec quelqu’un que j’aime mais au moins avec quelqu’un que je connais un minimum.
Car oui, il ne faut pas se voiler la face. Si Kai Murphy m’invite au restaurant, ce n’est certainement pas pour en apprendre plus à mon sujet. J’en suis certaine, sans vouloir avoir la prétention de pouvoir rivaliser avec les mannequins qu’il a pu avoir dans son lit.
— Et alors ? Ça te ferait peut-être du bien de sortir avec lui, dit Rita en s’appuyant contre le dossier de sa chaise, les bras croisés contre sa poitrine. Dis-moi, c’est quand la dernière fois que tu es sortie avec un garçon. Des semaines, des mois même.
Je roule des yeux.
— Tu dis ça uniquement parce que c’est un footballeur connu, je lui fais remarquer. Jamais tu aurais tenté de me convaincre de sortir avec un coureur de jupons s’il s’agissait de quelqu’un d’autre.
— Peut-être, mais qu’est-ce que tu as à perdre à aller dîner avec lui ? Tu n’es pas obligé de coucher avec lui.
Je fais mine de réfléchir, le doigt sur le menton.
— Hum, ma dignité ? Mon amour-propre ?
— T’es vraiment une drama-queen, ricane-t-elle.
Elle est mal placée pour parler mais je ne lui fais pas remarquer.
— Je ne veux juste pas que tu regrettes, c’est tout, sourit-elle en posant sa main sur la mienne.
— Aucun risque, j’assure.
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