VII
Il rejoignit l’hôtel comme dans un rêve. Lorsqu’il gara la Camaro sur le parking, il n’avait aucun souvenir du trajet. Il resta un long moment assis derrière le volant, ses pensées tournées vers Rebecca. Il se souvenait à peine de leur dernière discussion. Sûrement un sujet banal. Avant qu’elle ne parte, ils passaient moins de temps ensemble. Donnie bossait comme un forcené pour l’Organisation, agrandissant le gouffre qui le séparait déjà de sa sœur. Si seulement il avait remarqué son mal-être…
Un nouveau sanglot monta dans sa gorge et il plaqua une main sur sa bouche, pour stopper un cri de désespoir. Il ne pouvait pas craquer ici, pas en plein milieu du parking. Il réussit à allumer une cigarette cette fois-ci et la nicotine le détendit un peu. La lassitude l’envahit, mélangée à la mélancolie qu’avaient réveillé les souvenirs de Rebecca.
Il sortit enfin de la voiture et pénétra dans le casino. Les agents d’entretien nettoyaient la soirée de la veille, les gorilles viraient les derniers alcooliques refusant de quitter la boîte de nuit. Personne ne lui prêta attention. Il se dirigea vers l’ascenseur.
Les portes s’ouvrirent, dévoilant Perry, avec son sac sous le bras. Elle parut surprise de le voir réveillé à cette heure-ci. Donnie rentra dans l’élévateur sans la remarquer. Elle bloqua les battants avec son pied.
« Tu vas bien ? »
Elle n’avait pas oublié leur dispute, bien au contraire, mais sa fureur retomba devant l’air perdu du roux. Il leva les yeux vers elle, comme s’il la reconnaissait enfin. Il resta silencieux.
« Il faut qu’on parle, à propos d’hier soir.
- Une autre fois peut-être », répondit-il d’une voix qui ne semblait pas être la sienne.
Il s’avança et écrasa le mégot de sa cigarette dans le pot de fleurs à côté de l’ascenseur. Elle eut un mouvement de recul, la violence de la veille dut lui revenir en mémoire.
« Tout va bien ? » demanda-t-elle à nouveau.
Il tapa le code pour rejoindre les appartements de Rodney, mais la femme bloquait toujours les portes. Il poussa un profond soupir et fouilla dans ses poches. Il en extirpa les clés de son appartement et lui lança.
« Va récupérer tes affaires.
- On devrait en parler plus longuement, je…
- Ne sois pas là à mon retour. »
La brune contracta la mâchoire. Ne pouvaient-ils pas avoir une conversation calme entre adultes ? Pourquoi Donnie refusait de lui donner ses véritables raisons ? Elle comprit que le moment était mal choisi. Rien dans son apparence soignée ne laissait paraître le moindre changement, mais son attitude hurlait son désespoir. Ses épaules basses, ses yeux fixant le sol, et les tremblements dans sa lèvre inférieur. Avait-il encore accompli une mission pour être dans un tel état ? Quelle monstruosité avait-il commis ?
« Maintenant lâche cette putain de porte. »
Elle obtempéra sans discuter. Jamais elle n’avait entendu une telle fureur dans sa voix, ou vu une telle expression dans ses prunelles. Était-ce cela que voyait les victimes de Donnie ? Il semblait sur le point d’éclater en sanglot. Ou de sauter à la gorge de quelqu’un.
Les portes se fermèrent enfin, et l’homme s’appuya contre la cloison. Son corps semblait peser une tonne. Un verre de whisky et au lit, lui hurlait son esprit. Si seulement. Serait-il en capacité de dormir à nouveau, en sachant que l’assassin de sa sœur courrait les rues ?
Il s’arrêta à un premier palier et traversa un couloir afin de rejoindre un autre ascenseur qui desservait exclusivement l’aile réservée à l’organisation. Il eut quelques instants d’attente, pendant lequel son reflet ne cessa de le fixer. Son costume vert foncé sentait l’essence, encore, et la mort. Il retint un haut-le-cœur, et se promit de jeter ses vêtements, une fois rentré.
Un profond dégoût l’envahit. Rebecca venait de mourir, et il pensait à des putains de fringues. Il serra les mâchoires et enfonça ses dents dans sa langue, pour retenir sa fureur. La douleur le ramena à la réalité.
Son visage lui renvoya l’image d’un homme fatigué, avec des cernes noirs sous les yeux. Mais pas aussi noirs que ceux de sa sœur. Avait-elle été maltraitée avant de rejoindre L.A. ? Avait-elle fui un mari violent ? Il regretta de ne pas avoir posé plus de questions à Sam, mais Donnie n’aurait pas pu rester une seconde de plus.
L’ascenseur atteignit enfin la suite royale, tout en haut de l’hôtel. La porte coulissante s’ouvrit sur un couloir blanc et propre. Il s’avança jusqu’à la grande entrée qui marquait la demeure du patron. Il frappa un coup et entra.
Le grand salon, où le patron recevait ses visiteurs, était inondé de lumière. Les baies vitrées offraient une vue magnifique de la ville, ainsi que les montagnes au loin, qui entouraient L.A. Le soleil levant créait déjà une chaleur étouffante dans la pièce. Rodney se trouvait dans la cuisine ouverte, sur la gauche. Son fils ne l’avait jamais vu préparer un repas, mais la pièce disposait de toutes les dernières technologies.
Une nouvelle vague de tristesse envahit le roux, qui ne trouva rien à dire. L’homme se servait un café, tout en fumant un cigare à l’odeur nauséabonde. Il portait un peignoir en soie, d’un violet pourpre. Il avait rasé ses joues rebondies et appliqué un aftershave à la senteur prononcée et familière.
Le sexagénaire le remarqua enfin, et un grand sourire illumina son visage rondelet. Il s’avança et le serra dans ses bras. Donnie avait l’impression de flotter dans un étrange rêve, où tout se déroulait sans son accord. Il aurait aimé tout déballer, mais aucun son ne franchit ses lèvres. La chaleur qui régnait dans la pièce le berçait, ses paupières s’alourdissaient.
Il mit quelques secondes à comprendre que Rod lui parlait.
« … et Saul m’a dit qu’ils avaient trouvé les deux autres gars… »
Cet événement semblait remonter à deux siècles plus tôt, et pas la veille.
Ils s’installèrent dans le salon, où quatre canapés luxueux et confortables formaient un carré au milieu de la pièce. Sur la droite, des paravents séparaient le bureau de Rodney, où il gérait la plupart de ses affaires.
« Amir et Odoacro ne nous poseront plus de problème. Mais cette histoire avec les Italiens me contrarie », marmonna le chef.
Son interlocuteur se contenta de hocher la tête. Malgré ses soixante ans passés, son père gérait l’entreprise d’une main de fer. Après avoir passé sa jeunesse dans différents clans, il avait formé le sien et dirigeait presque la ville à présent. Pourtant, le départ de Rebecca l’avait beaucoup chamboulé. Il savait qu’une nouvelle crise les attendait après cette funeste annonce. Ils l’affronteraient ensemble, comme toujours.
« Tu veux boire quelque chose ?
- Whisky », souffla-t-il.
Le vieux ouvrit la table basse, qui coulissa et dévoila plusieurs bouteilles en son sein. Il posa la bouteille et s’apprêta à aller chercher un verre mais Donnie le devança. Il saisit le whisky et but au goulot.
« Tout va bien ? »
Le roux secoua la tête et but encore une rasade. La brûlure fut intense à cause de sa gorge asséchée par la bile, mais l’alcool le détendit enfin un peu. Il se laissa aller dans le canapé et essaya de rassembler ses esprits. La sueur perlait sur son front et il retira sa veste d’un geste rageur. Comment Rodney supportait-il de vivre dans un sauna ?
Les petits yeux porcins de ce dernier le dévisageaient, attendant une explication à cet étrange comportement. Mais comment trouver les bons mots. Rien ne pouvait traduire l’horreur de la situation. Comment annoncer cette terrible nouvelle ?
Il ne cessait de penser à sa sœur, aux bleus sur son visage, ou aux marques sanglantes sur sa poitrine. Pourquoi lui avait-on fait du mal ? Où était-elle pendant toutes ses années ? Pourquoi ne les avait-elle pas contactés avant ?
« Le corps qu’ils ont retrouvé… commença-t-il. C’était… »
Sa voix se brisa et les larmes lui montèrent aux yeux.
Devait-il vraiment faire confiance à Sam et à la police ? Il connaissait déjà la réponse. Mais si les flics n’avaient aucune piste, alors comment faire pour retrouver le coupable ? Donnie ne pouvait pas écumer toutes les rues à la recherche d’un indice ! Pourtant, l’idée de rester dans l’ignorance lui était insupportable.
« C’était Rebecca. »
Rodney laissa échapper un rire incontrôlable, mais l’expression désespérée de son fils lui confirma que cette révélation n’avait rien d’une plaisanterie. Le patron devint blême. Il s’avança sur le bord du canapé et s’accrocha au tissu avec la force du désespoir. Ses jointures blanchirent. Donnie lui raconta les détails, même les plus sordides. Il ne parvint pas à garder ses informations pour lui, même s’il savait la blessure que cela infligerait à son père.
Celui-ci n’avait jamais paru aussi vieux. Tout son corps s’affaissa, comme s’il attendait ce moment depuis des années, et que l’inéluctabilité de la situation le rattrapait enfin. Seul Donnie avait espéré retrouver Rebecca vivante. Cela raviva en lui une colère enfouie depuis bien longtemps. Rodney n’avait rien fait pour retenir sa fille, au contraire, leur dispute avait précipité son départ. Les recherches avaient duré de longs mois, mais avait-il seulement espéré la retrouver ?
A peine cette pensée lui traversa l’esprit, que l’homme fondit en larmes. Ses grosses mains cachèrent son visage, rouge et gonflé, que les sanglots secouaient. Le cœur du roux se serra. Comment pouvait-il penser à une telle chose à un moment pareil ?
« Je vais retrouver celui qui a fait ça, gronda-t-il. Et je vais le tuer. Peu importe où il est. »
C’était une promesse.
Une promesse de vengeance.
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