V
Les premiers rayons de soleil commençaient à réchauffer Los Angeles, et Donnie buvait son café brûlant. Il mit de longues secondes à remarquer que le feu était passé au vert. Vue l’heure matinale, personne ne le klaxonna. A cinq heures trente du matin, il avait au moins échappé aux embouteillages interminables qui paralysaient souvent la ville.
Il reprit la route, encore perdu dans ses pensées. Même avec ce deuxième café, il n’arrivait pas à se sentir éveillé. Les souvenirs de son cauchemar restaient gravés dans sa mémoire. Il s’était attendu à faire de mauvais songes, dans lesquels Odoacro serait venu se venger. Au lieu de ça, Rebecca avait hanté sa nuit. Sa sœur lui avait reproché de l’avoir laissée tomber, tandis qu’un tortionnaire invisible la charcutait sous ses yeux impuissants.
Un frisson glacé lui recouvrit les bras. Il secoua la tête pour reprendre contenance. Cette journée commençait mal. Pas seulement à cause de ce mauvais rêve ou de la fatigue.
Rodney lui avait téléphoné, à cinq heures tapantes, le sortant de ce sommeil agité, pour lui donner une nouvelle mission. Un cadavre avait été retrouvé sur leur territoire, vers Compton, presque à côté de la frontière du quartier des Italiens. Le patron voulait s’assurer que ce meurtre n’avait pas de rapport avec l’indicent de la veille. Sam, un de leur indic chez les flics, avait appelé pour prévenir.
Donnie arriva peu de temps après sur les lieux du crime. Il trouva rapidement la station-service et gara sa Camaro un peu plus loin. L’accès aux pompes avaient été interdit et des bandes jaunes de sécurité entouraient presque tout l’établissement. Quelques civils se pressaient autour, et discutaient entre eux. Trois gendarmes surveillaient les curieux afin de les empêcher de franchir la ligne. Le gérant du poste d’essence discutait avec un flic. Un peu plus loin des agents prenaient des photos et effectuaient des relevés. Un drap dissimulait entièrement la victime, encore allongée sur le sol. Une ambulance et plusieurs voitures attendaient, en vrac sur le trottoir.
Sam discutait avec un vieillard tenant un yorkshire en laisse. Il avisa le roux et ne parut pas heureux de le voir, ce qui déclencha un sourire satisfait chez l’homme de main de Rodney. La vieille rancune faisait à nouveau surface. Mettant fin à sa conversation, il s’approcha du roux.
« Alors, tu penses que ça nous concerne ? » demanda joyeusement celui-ci.
Le policier le fit passer sous le cordon, pour que les civils n’entendent pas. Des protestations et questionnements fusèrent, que les deux hommes ignorèrent. Ils se mirent à l’écart, pour ne pas déranger le coroner. Donnie ne vit aucun détail intéressant et se demanda ce que les agents de la criminelle pouvaient bien déceler. L’odeur caractéristique de l’essence lui agressa le nez, ravivant ses mauvais souvenirs de la veille. Il essaya de dissimuler son trouble du mieux qu’il put.
« Le corps d’une femme a été retrouvé ici, nue et avec un sac plastique sur la tête. Elle a sûrement été tuée ailleurs. Entre deux et trois heures du mat’. On l’a rouée de coups. Nuque brisée. Placée par terre, comme une crucifiée. Ses mains ont été percées avec des clous. »
Le truand frissonna et remarqua enfin des taches foncées sur le sol. Du sang. Une technicienne en blouse blanche prélevait justement la matière sombre sur des cotons tiges.
« Ils n’ont pas trouvé de croix », plaisanta-t-il pour détendre l’atmosphère.
Sam ignora la blague macabre et haussa les épaules.
« Les caméras sont HS, évidemment. »
Cette information ne l’étonna pas. Beaucoup de gangs « protégeaient » les commerces, et en profitaient pour faire prospérer leurs propres affaires. Plus aucune boutique ne faisait fonctionner ses appareils de surveillance.
On ne comptait plus le nombre d’agressions ou de meurtres commis à Compton, ni les différents trafiques de drogues. Une défiance envers la police s’était installée depuis de nombreuses années, due à leur inefficacité contre les gangs et la corruption exercée.
Les voitures autour de la station-essence ne s’arrêtaient même plus pour voir le genre de drame qui s’était une fois de plus produit dans le quartier. Un événement normal parmi tant d’autres pour les habitants.
Le roux croisa les bras et attendit la suite. En quoi cela pouvait bien concerner l’Organisation ? Comme s’il avait lu ses pensées, Sam ajouta :
« Le tueur a gravé quelque chose sur la peau de la femme. Ça commence sur le poignet gauche, jusqu’au droit, en passant par l’abdomen. »
Il sortit un bloc note de son uniforme et feuilla plusieurs pages avant de lire :
« “Heureux les persécutés pour la justice, car le Royaume des cieux est à eux.” »
- Subtil, commenta Donnie. Ça vient de la Bible ? »
Son éducation religieuse laissait à désirer, pourtant, même un non-croyant tel que lui pouvait le deviner. Son interlocuteur se contenta de hocher la tête.
Ce meurtre pouvait ressembler à un règlement de compte entre gangs ou un problème interne, mais jamais il n’avait vu un tel mode opératoire. Les organisations criminelles faisaient moins de mise en scène par ici, et chacune avait sa signature. Cependant, ce que Sam lui décrivait ressemblait plus à une vengeance entre fanatiques religieux.
« Qui est-ce ?
- Elle n’a aucun papier sur elle. Il faudra voir avec les empreintes. Ça vous concerne ?
- Qui l’a trouvée ? questionna-t-il à son tour en ignorant la demande du policier.
- Un vieux qui promenait son chien. »
La boutique de la station ne devait pas ouvrir avant six heures du matin, et les pompes à essence étaient en libre-service toute la nuit. Pourtant, vu le quartier, les habitants devaient avoir vu le responsable ou entendu des cris. Mais jamais l’un d’eux ne parlerait à la police.
Donnie s’apprêta à souhaiter bon courage à l’indic, mais il se retint. Cette histoire le rendait curieux, une sorte d’intérêt macabre. Il avait l’habitude des meurtres et représailles, mais jamais une telle situation ne s’était encore présentée à lui.
Malgré l’odeur d’essence qui lui donnait la nausée et un début de mal de tête, l’homme ne pouvait se résoudre à rentrer. Puisque cette situation ne les concernait pas, il se sentait plus léger. De plus, son informateur semblait dans une impasse, ce qui lui apportait une douce satisfaction. Pourquoi ne pas titiller son incompétence ?
Sam observait autour de lui avec des yeux mornes, comme si l’agitation et la présence de la mort ne l’affectaient pas. Il a bien changé, remarqua le roux. Fini le temps où il avait résisté et joué au bon policier, que personne ne pouvait acheter. Le patron de l’Organisation avait trouvé comment le faire craquer et depuis, le tenait entre ses griffes. Rodney contrôlait déjà plusieurs strates de la police pour se sortir de situations peu avantageuses, ce flicard n’était qu’un grain de sable négligeable et peu intéressant.
« Rien d’autre ? interrogea Donnie.
– C’est toi le flic ou moi ?
– Allez, tu peux m’en parler. Personne ne connait son identité. Un avis extérieur est toujours le bienvenu, non ? »
L’homme resta silencieux, pesant le pour et le contre. Le corps fut chargé sur un brancard, et une main de la victime glissa de la protection du drap, lui laissant entrevoir les inscriptions gravées dans la peau. Un long frisson glacé lui parcourut l’échine.
Une sorte de brouhaha monta du public, des curieux. Enfin quelque chose d’intéressant.
Le corps disparut dans l’ambulance, ce qui finit de désintéresser les badauds. Sam se gratta le menton, où une barbe de trois jours poussait négligemment. Il jaugea la fiabilité de ses collègues, avant d’aller chercher un sachet en plastique, rangé avec les autres preuves. Il le montra au gangster.
« Elle n’avait aucun vêtement, on a juste trouvé ça. »
Le paquet contenait un bracelet brésilien, fait à la main. Plusieurs nuances de bleu et de gris se mélangeaient, créant un motif complexe et répétitif. Le tissu semblait vieux. La fille devait tenir à cet objet. Le roux avait l’impression de connaître ce bijou. Il en avait déjà confectionné un pour quelqu’un, avec les mêmes couleurs.
« Elle avait des cicatrices dans le dos, assez anciennes pour la plupart. De la flagellation sûrement, et... »
Donnie n’entendit pas ses dernières paroles. Son cœur manqua un battement et il déglutit avec difficulté, sans pouvoir détacher son regard de ce fichu bracelet. Était-ce possible que… ?
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