III
Trente minutes plus tard, Donnie arriva au bar. Le bâtiment se composait de vingt étages et formait un arrondi, au centre duquel un rond-point permettait aux voitures de déposer des invités. A cette heure-ci, les innombrables fenêtres sombres se trouvaient éclairées par le gigantesque néon « Le Monroe – hôtel – bar – casino » barrant la façade. Malgré les années passées ici, il n’avait jamais réussi à apprécier la beauté des lieux, qui lui échappait complètement. Rien dans cet endroit ne rappelait la finesse de l’actrice qui avait donné son nom à l’hôtel. Ce n’était qu’un casino ordinaire, avec une architecture contemporaine quelconque.
Au rez-de-chaussée, la fête battait son plein, des éclairs lumineux striaient les fenêtres aux carreaux floutés. Il devinait déjà les joueurs, les yeux fixés sur les mains du croupier, d’autres hurlant de joie en voyant les quatre chiffres s’afficher sur la machine. Au premier, se trouvait d’autres jeux et machines à sous. Des centaines de joueurs se pressaient à toute heure du jour ou de la nuit pour dépenser leur argent. Les paliers supérieurs accueillaient des chambres d’hôtel et les appartements de certains membres de l’organisation.
Un large parking s’étendait au sud de l’immeuble, où les voituriers garaient la plupart des véhicules. Donnie se stationna à son emplacement privé. Après avoir récupéré son sac dans le coffre, le roux se dirigea dans le hall. Sur la droite, une arche dorée laissait passer des dizaines de personnes qui se pressaient pour rentrer dans le casino. Au centre, plusieurs femmes derrière un comptoir en verre accueillaient le public pour l’hôtel ou pour des réclamations. A l’opposé, une teinture séparait l’entrée du sous-sol où d’autres invités attendaient de pouvoir entrer.
Donnie repéra Saul, un autre homme de main de Rodney. Ce soir-là, le latino-américain avait opté pour un costume sobre qui mettait en valeur sa musculature. On aurait dit un garde du corps, chargé de la sécurité, pourtant les gorilles semblaient minuscules à côté de lui.
Saul travaillait ici depuis déjà quelques années et avait prouvé à de nombreuses reprises qu’il était digne de confiance. En arrivant à son niveau, Donnie se sentit minuscule mais ne laissa rien paraître de son admiration pour la montagne de muscle. Ils se voyaient peu, étant bien occupés chacun à un bout de la ville, et il avait l’impression qu’à chacune de leur rencontre, l’homme avait encore grandi. Ils s’échangèrent une poignée de main amicale.
« Tu as du sang dans les cheveux », fit remarquer Saul.
Par réflexe, le roux porta la main à sa tignasse et l’agita négligemment. Il s’occuperait de ça plus tard. Personne d’autre n’oserait lui dire, pourtant, un sentiment de dégoût s’empara de lui. Donnie détestait se sentir sale, et encore plus lorsqu’il s’agissait du sang de ce bon à rien d’Odoacro.
« On a prévenu Sam, la police a déclaré qu’il y avait eu une fuite de gaz, ainsi que du matériel inflammable dans l’entrepôt », continua-t-il.
Son interlocuteur se contenta d’acquiescer. Il aimait le pragmatisme de Saul, celui-ci faisait toujours un rapport complet, net et précis, si bien que Donnie n’avait rien besoin de demander.
« Nos hommes se chargent de Bart, Azariel et Lujan en ce moment même. Ils sont sur la piste des deux autres. Ils auront peut-être des informations sur les Italiens.
- Parfait. »
Il donna sa malle à Saul, poussa un profond soupir de lassitude et se dirigea vers le rideau pourpre qui donnait accès à la cave. Plusieurs gardes du corps filtraient l’entrée, ils le laissèrent rentrer avec un hochement de tête respectueux. Une première lourde porte matelassée dévoilait une série de marches s’enfonçant dans les entrailles de la terre. Donnie eut un frisson et la chaleur commença à l’englober. Les battements des basses lui parvinrent enfin, à faible volume. L’homme franchit une nouvelle porte insonorisée et pénétra dans la boîte de nuit.
La musique lui agressa immédiatement les oreilles, et la fournaise l’engloba. Une foule se pressait sur la piste de danse, en contrebas. Le comptoir, directement sur la gauche, se trouvait entouré de nombreux consommateurs, cependant Donnie capta le regard du serveur, et lui fit signe.
Il descendit les escaliers menant aux fêtards qui se déhanchaient avec énergie. De l’autre côté de la salle, une autre série de marches menait au coin privé, où un gorille le laissa passer avec un salut.
Donnie se laissa tomber dans un fauteuil moelleux. Il avait une vue parfaite sur l’ensemble de l’assemblée. Des flashs de lumière éclairaient les danseurs, il pouvait voir leur verre sur le point de se renverser, ou des gerbes de liquide s’élancer dans les airs avant de retomber sur le sol déjà collant.
Un système d’aération permettait aux convives de ne pas étouffer, cependant, l’atmosphère restait moite et étouffante durant les soirées. L’homme retira sa veste et remonta ses manches. Il aimait venir ici le soir et observer les clients. La musique lui vrillait les tympans et l’empêchait de réfléchir. Il avait besoin que les acouphènes créés par les hurlements du mexicain disparaissent enfin.
Ici, il ne restait plus que les corps qui s’entrechoquaient, l’odeur de sueur et de cannabis qui flottait dans l’air. Les exclamations joyeuses se mélangeaient aux basses, poussées à fond. Il aimait les scènes qui se déroulaient sous ses yeux ; des étudiants qui célébraient la fin de leurs études, des collègues voulant oublier les galères du travail, des amis ou des couples qui s’amusaient, des rendez-vous amoureux douteux. L’homme ressentait un certain apaisement devant ces personnes à la vie simple et banale.
Quelque fois, lorsque l’envie lui prenait, il emmenait une fille avec lui dans le carré VIP. Perry était la dernière en date. Cela faisait quatre mois qu’ils couchaient ensemble, cependant, l’homme se lassait déjà de ses crises de jalousie. Il ne pouvait lui raconter ses agissements au sein de l’organisation – après tout, il ne pouvait pas être certain qu’elle n’irait pas raconter ces histoires à la police. La femme s’imaginait donc parfois qu’il la trompait à droite à gauche. Alors qu’en réalité, même s’il l’avait voulu, Donnie n’aurait pas eu le temps.
Il poussa un profond soupir et regarda l’heure sur son téléphone portable. Une heure.
Le serveur arriva avec sa commande, qu’il vida d’une traite et en commanda une nouvelle. L’employé eut une moue désespérée, qui amusa Donnie, avant de repartir.
Pendant une demi-heure il resta immobile à admirer la foule, il aimait imaginer des vies fictives aux personnes en contrebas. Il sirota son whisky cette fois. Puis d’autres rejoignirent le coin privé, et il se força à leur répondre, malgré son humeur sombre. Lars, un autre homme de main de Rodney arriva peu après, avec deux filles sous le bras. Lorsqu’il aperçut Donnie, il les laissa et s’assit à la table du roux.
Une augmentation. Une meilleure position. Plus de responsabilités. Toujours le même discours. Les ambitions de Lars l’ennuyaient profondément, de plus le volume de la musique l’obligeait à hurler, ce qui créa un mal de tête à Donnie. Son interlocuteur se vantait de ses nombreuses réussites au sein de l’organisation et ne cessait de se jeter des fleurs. Pourtant Lars n’avait rien d’exceptionnel, au contraire. Un homme banal, avec un visage ordinaire, des vêtements de mauvaise qualité, une haleine fétide.
Le second de Rodney leva une main pour stopper le monologue du truand en face de lui.
« On parlera de ça plus tard, marmonna-t-il.
- De quoi ? hurla Lars pour couvrir le bruit de la musique.
- Tu m’emmerdes. »
Donnie se leva et quitta la boîte de nuit en maugréant des insultes. Un air plus frais l’accueillit dans le hall, qui soulagea un peu son mal de tête. Pas possible d’être tranquille pendant ne serait-ce qu’une heure.
Il emprunta l’ascenseur, situé au fond, et tapa son code secret sur le pavé numérique. Quelques minutes plus tard, il déverrouillait la porte de son appartement.
Rodney vivait dans son propre établissement, dans une suite luxueuse située au dernier étage, et depuis qu’il travaillait pour lui, Donnie avait décidé de s’installer ici également. Ils avaient régulièrement des réunions et pouvaient gérer l’organisation depuis l’hôtel. Il ne doutait pas que le patron soit réveillé à cette heure-ci, cependant, il était de trop mauvaise humeur pour lui faire son rapport maintenant.
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