Chapitre 18 : La blague du jour.
Comme tous les jours durant le temps de midi, le rire de Selim résonna à travers le réfectoire, une coutume dont les élèves se serraient bien passés à force de l’entendre. Il avait la blague facile et, d’autant plus, lorsque la personne en face de lui mesurait un mètre quatre-vingts et possédait une longue chevelure rousse. Il tapait du poing contre la table, tandis que Faye joignait ses mains pour cacher son visage, morte de rire. Nice partageait leur bonne humeur, gênée de la blague obscène que son amie venait de faire. L’ensemble de la table avait l’habitude de ce bruit et prêtait à peine attention à cette petite tradition.
- T’es la meilleure Faye ! Après toi, bien sur, mon cœur, dit-il tendrement à l’oreille de Nice.
Pendant un instant, les tourtereaux frottèrent leur bout du nez contre celui de l’autre, tels deux esquimaux. Lorsque Sky leva les yeux vers les amoureux, Selim l’ignora dès l’instant ou il s’en rendit compte. Le conseil avait laissé des séquelles et des règlements de comptes en suspend.
- J’en ai une encore mieux, mais je garde cette blague pour demain ! Ce sera encore plus croustillant, s’impatienta Faye qui croquait dans un bâtonnet de carotte.
Kimi qui finissait de recopier une préparation, le tout grâce à la dextérité de Laure, porta enfin un peu d’attention à ce qu’il se passait au-delà de sa feuille.
- Au fait, pourquoi est-ce que tu racontes une blague tous les jours ? Je me suis fait la réflexion, mais c’est un rituel ?
- En voilà une bonne question ! s’exclama-t-elle en réponse.
- Et un vrai cauchemar, s’exaspéra Laure. Excuse-moi chérie, mais ton humour est d’un goût… Sans rancune, hein ?
- Toujours à donner ton avis alors qu’on ne souhaite pas l’entendre ! Je ne sais pas, c’est comme ça, réfléchit-elle, une habitude ? suggéra-t-elle.
Elle se souvenait parfaitement de la raison et du pourquoi elle avait commencé ce qui était devenu un rituel pour les Richess. Discrètement, elle épia la réaction d’Alex, mais celui-ci restait de marbre, comme toujours. Il n’avait dit un mot depuis le début de la journée, et encore moins du repas, lisant le journal du lundi avec attention. En couverture on pouvait y voir Selim et Nice partageant un sourire. Faye qui avait encore excellé dans le choix de sa tenue, se redressa quand elle le vit parcourir rapidement l’article à son effigie. Elle se vexa de le voir passer les clichés de ses différentes tenues de la semaine que Kyle avait mis en avant, passant sous silence l’incident avec Davis. “Le nouveau look de Faye Fast”, ne semblait l’intéressé guère. En effet, à force de se pavaner en mini-jupe la belle rousse avait gagné le cœur de plus d’un. Devait-elle en rire ou en pleurer ? Comment avait-elle pu croire que troquer ses pulls trop larges contre des blouses féminines et décolletés aurait pu attirer son attention ? Le petit diablotin dans sa tête lui colla des gifles. Si elle avait décidé de mettre des jeans moulants et ces plus beaux talons durant cette semaine, ce n’était pas pour ce mec, mais bien pour elle-même.
- Tu ne voulais pas essayer de faire rire Alex ? lança naïvement Nice.
- Oh mon Dieu, c’est vrai que je m’étais donné ce challenge à l’époque ! exagéra-t-elle, on peut dire que c’était peine perdue, ajouta-t-elle d’un ton presque amer.
- Oooh, alors finalement Faye n’a pas le monopole du rire ! la charria Kimi.
- Dis dont coquine, tu ne serais pas en train d’essayer de me défier…
Elle s’arrêta de parler en entendant un ricanement qui lui sembla être plutôt une déclaration de guerre. Alex partageait un regard avec Kimi, un tout petit sourire aux coins des lèvres. Elle y vit une complicité. Derrière ses belles dents blanches apparentes, Faye était susceptible. Ce qui n’était qu’une simple boutade se transforma en moqueries à ses yeux. Elle contra la tout par l’humour, comme toujours :
- Urgence ! Urgence, s’écria-t-elle. Alex Stein à esquissé un sourire, je répète…
Tandis qu’elle tournait la situation à son avantage, ses grands yeux verts ombrés de fard à paupière croisèrent ceux de l’objet de sa plaisanterie. Finalement, après deux ans, elle obtenait une réaction de sa part : un peu de colère.
Parcourant doucement la courbe de ses sourcils froncés, elle se rappelait le passé.
Plus ou moins à la même époque de l’année, lorsqu’ils étaient encore tous de nouveaux élèves à Saint-Clair et que le conseil venait de se former, une idée vint se loger dans la tête de la rousse. À l’époque, le jeune, beau et arrogant, Alex Stein, avait encore moins de conversation. À l’inverse, Faye amusait toujours la galerie et il était le seul à ne pas rire à ses blagues.
- C’est fou ! Tu ne rigoles vraiment jamais ? s’étonna la jeune Faye, plus petite et moins fourni en poitrine.
Il releva simplement les yeux, dont le bleu semblait vide et abyssale. Alors qu’elle gardait un visage égayé, une vague de froid la traversa son corps, une peine grandissant en son sein.
- C’est décidé ! Je te ferais rire ! déclara-t-elle en ignorant les gloussements de Laure qui, visiblement, pensait qu’il s’agissait d’une tâche impossible.
- Pourquoi ? ouvrit-il enfin la bouche.
- Parce que je ne connais rien de plus agréable que de rire, lui confia-t-elle avec un grand sourire.
- Tu peux… toujours essayer, fit-il avec ce qui sembla ressembler à une pointe d’intérêt aux yeux de Faye.
Cependant, au fur et à mesure que le temps passait, elle finit par croire aux ricanements de son amie Ibiss. Il était impossible de faire rire Alex Stein, ou du moins, “elle” n’y arrivait pas. L’idée qu’une autre le fasse si facilement, la poussa à se mordre l’intérieur des joues. Elle se sentit en danger et devait faire attention à ne pas perdre son expression joyeuse.
Fort heureusement pour Faye, un ronchonnement prit la relève.
- Et merde, j’ai fait une tâche… C’était un de mes pulls préférés, s’en alla Sky qui frottait alors sa manche pleine de sauce orange.
Laure lui vint directement en aide, déposant un peu d’eau sur un mouchoir brodé qu’elle tapota vivement sur le tissu. Les oreilles de Kimi eurent l’impression de siffler :
- “C’était ?”, ne me dis pas que tu vas le jeter ?
- Qu’est-ce que ça peut te faire ? s’agaça-t-il immédiatement.
- Mais enfin, il suffit de le nettoyer et même si ça reste…
- Tu n’y connais rien, un pull Dior tâché, il n’y a plus d’intérêt à le porter, soupira-t-il, exaspéré.
- Monsieur porte du Dior et il n’est même pas capable d’acheter un détachant à cinq euros ? Oh, mais j’y pense, tu ne dois même pas savoir ce que c’est ! Je parie que tu ne sais même pas faire une lessive.
- Penses-tu que j’ai le temps pour ce genre de corvée ? C’est le travail des domestiques…
- Toi… t’es vraiment un bon gros gosse de riche ! s’énerva-t-elle.
- Oui, je suis riche et j’ai des personnes à mon service, ça te pose un problème ? Ce n’est pas ma faute si tu as un complexe d’infériorité, espèce de misérable.
- Moi ? Moi, j’ai un complexe ?! Mais regarde-toi avant de parler !
- Je me regarde tous les jours dans le miroir et je me trouve très bien, rétorqua-t-il en se réajustant sur sa chaise.
- Je préfèrerai encore être pauvre que de vivre comme toi !
- Tu n’as pas les épaules pour, de toute manière, ricana-t-il.
- Tu crois que je ne serais pas capable de vivre ta petite vie de riche ?? Tu ne survivrais pas une seconde entre le train et le ménage…
- Parce que tu penses que ma vie se résume à me faire conduire en limousine et à prendre des petits-déjeuner au lit ?
- Peut-être que non, mais tu te rends même pas compte de la chance que tu as ! Tu te plains d’avoir des responsabilités, mais c’est la moindre des choses quand tout t’es servi sur un plateau d’argent. Essaye un peu de vivre ma vie et tu verras qu’il faut trimer pour s’en sortir !
Pris de colère, Sky se leva soudainement de sa chaise. L’ensemble des étudiants se turent aux cris des pieds contre le sol. D’un regard méprisant, il la parcourut, les mâchoires serrées. Les autres Richess à la table n’osèrent pas le contrarier davantage. Si Sky se fâchait souvent à de petites reprises, là, il n’était pas question de le remettre à sa place. Il semblait la maudire de tout son être, levant le menton pour se donner d’autant plus de grandeur.
- De la chance ? C’est de la jalousie ou de l’envie ? Tu penses que tout est rose dans mon monde ? Viens donc t’y frotter. Tu as perdu ta langue ? ajouta-t-il en la découvrant déconcertée. Tu penses pouvoir tenir mes responsabilités ? Eh bien, viens, testons tes capacités.
- En voilà une idée, ça pourrait être intéressant d’échanger vos deux mondes, intervint Laure.
- Quoi… Comment ça ?
- Puisque tu sais si bien parler, ça signifie que tu es prête, par exemple, à passer un week-end chez moi ? À agir comme une personne de ma famille ? Et que tu serais capable de gérer toutes mes responsabilités ? Non, bien sûr que non, ricana-t-il. C’est un problème chez les pauvres, ils ouvrent facilement leur gueule, mais quand ils ont la possibilité d’agir…
- Je le suis ! le coupa-t-elle. J’en suis tout à fait capable, mais moi, je donnerais cher pour te voir mettre la main à la pâte dans une maison de “pauvre”...
- Préviens tes parents que Sky Makes débarque chez toi, dit-il fièrement.
- “Mes” parents ? Pour rappel, ils-sont-morts, grogna-t-elle.
- Oups, j’oubliais, fit-il d’un air faussement désolé, se rasseyant sur son trône.
Remontée, Kimi rassembla ses affaires et partit avant-même que Laure puisse l’en empêcher. Loyd jeta un regard sévère à Sky.
- Tu avais besoin d’aller jusque-là ?
- Tiens, tu m’adresses à nouveau la parole ? demanda-t-il sans même le regarder.
- Toi... Tu es vraiment con quand tu le veux.
***
Telle une jeune pie s’apprêtant à voler son premier bijou, Laure épiait avec soin l’objet de sa convoitise. Elle avait suivi Loyd qui avait fini par faire la même chose que Kimi : quitter la table des Richess. Elle s’invita à l’intérieur du local de musique pour écouter la douce mélodie qui émanait de son violon.
- C’est joli, comme toujours.
- Merci, s’arrêta-t-il instantanément. Qu’est-ce que tu veux ? Ce n’est pas une visite de courtoisie, n’est-ce pas ?
- Je n’irais pas jusque-là, lui sourit-elle, je suis simplement inquiète. Que Sky et Kimi se disputent, je le conçois, et que Selim lui en veuille, également. C’est la même chose pour Faye et moi, on se taquine bien plus qu’on ne le devrait, mais toi et Sky ? C’est vraiment inhabituel, expliqua-t-elle tout en prenant appui sur le rebord de la fenêtre.
- Il est têtu, et il manque un peu de gentillesse ces jours-ci… Je crois qu’il y a des choses qu’il ne comprendra jamais, c’est la raison de notre conflit.
- À propos ? insista-t-elle.
- Tout ce qui tourne autour de la tendresse, de l’amour… Il ne comprend pas. Je n’approuve pas non plus Nice et Selim, mais parce que je suis inquiet, mais en un sens, je les comprends. S’ils ne vivent pas leur histoire d’amour maintenant, quand pourraient-ils le faire ? Jamais, souffla-t-il. Alors qu’ils s’aiment, c’est ce que je pense, mais ça Sky ne le comprends pas.
- Alors comme ça, tu es un romantique ? rit-elle doucement.
- Est-ce que c’est… étonnant ? demanda-t-il d’une voix posée.
- Non, venant de toi ça ne l’est pas, répondit-elle tout en s’approchant de lui. Tu as toujours été gentil et attentionné, que tu puisses ressentir de l’amour, n’est donc pas si étonnant. Sky au contraire à beaucoup de mal… J’espère que vous passerez au-dessus de ce différend... Je ne supporte pas voir mes deux meilleurs amis se battre, lui avoua-t-elle en plongeant ses belles prunelles dans les siennes.
- Laure, est-ce que tu es déjà tombée amoureuse ? lui demanda-t-il en continuant de capturer son regard.
Elle sembla réfléchir un moment, mais sa réponse était toute préparée.
- Jamais, répondit-elle d’un visage sérieux. En fait, je ne suis pas très différente de Sky… Je le comprends, donc ne lui en veux pas trop, d’accord ? fit-elle en déposant une main sur sa joue.
- Je sais bien, souffla-t-il lorsqu’elle fut partie.
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