Quelle tannée que de marcher pendant trois longs jours dans l’attente d’une surprise ! On aurait pu utiliser la voiture ou encore prendre le train, mais il fallait que je sois accompagné de baroudeurs en quête d’aventure. Était-ce un sadisme non assumé de leur part ? Je ne saurais dire, mais en tout cas, mon pauvre corps allait endurer une rude épreuve.

Mes compagnons d'infortune discutaient joyeusement de sujets fort ennuyeux. La philosophie… Voilà, une matière qui ne sert rien ! Tout ce qu’elle produit n’est qu’élucubration pour des cerveaux malades à la poursuite de futilités. En mots plus vulgaires, de la branlette intellectuelle pour des petits intellectuels à lunette.

Ma très chère Capucine interrogeait Pablo sur un célèbre philosophe allemand à moustache. Celui, dont le génie incontestable dans le domaine lui permit d’humilier un nombre considérable de penseurs imbus d’eux-mêmes. Son verbiage grandiloquent, allié au marteau de la raison, pourfendait avec prose les incohérences de ses adversaires.

Malheureusement, notre guide n'avait pas l’air de le tenir en grande estime. Trop orgueilleux à son goût ! Sans le contredire, je me sentais tout de même attiré par son esprit libre, n’hésitant pas à aller à l’encontre des injonctions morales de la petite société puritaine pour faire bouger les lignes. Maintenant, à part ce coup d’éclat, peut-on dire que ça a apporté quelque chose de concret dans notre vie ? Je ne crois pas ! Je préfère un Alan Turing, qui a permis de révolutionner le monde actuel en inventant ce qui allait devenir l’ordinateur.

Une faim irrésistible m'assaillit. Ses assauts répétés engendrèrent de multiples gargouillements. Je devenais faible. Incapable d’ôter de mes pensées, ses scènes gastronomiques aux innombrables saveurs. Je souffrais le martyre sans l’avoir demandé. Après un long moment d’agonie, Pablo daigna enfin prendre de mes nouvelles.

Il comprit que nous devions urgemment nous arrêter dans la première auberge du coin. À peine assis, que je suppliais déjà le restaurateur de m’apporter sa plus grosse entrecôte dans les plus brefs délais !

Une discussion s’entama avec notre aîné sur des choses bien trop frivoles à mon goût. On me reprocha mon effacement, synonyme à ses yeux d’un mal être intérieur, alors qu’il n’était qu’une volonté propre de ne pas participer à un dialogue sans intérêt. Cette suspicion à mon égard me fit m'interroger sur ses réelles motivations. Avions-nous affaire à un de ses évangélistes prosélytes voulant nous faire adhérer à sa petite secte ?

Capucine, loin d’être de mon côté, me définissait comme un savant fou enfermé dans mon labo où seules les pensées rationnelles avaient le droit de séjourner. Elle fit même un plaidoyer pour réenchanter le monde contre ceux qui veulent le résumer à leur petite personne. Sur l’instant, je pris ses propos pour un signe de démence, très certainement causé par un état d’hypnose avancé. Pour faire simple, elle était sous emprise !

En colère, je m’insurgeais contre eux, et leurs idées moyenâgeuses. Pourquoi s’être affranchi du carcan des religions pour y revenir ? Ce serait nier l’évolution humaine que d'assujettir nos connaissances à un livre dépassé (pour ne pas dire une fable) ! Nous progressons de jour en jour, d’année en année. Nos avancées scientifiques, ainsi que les progrès technologiques nous ont permis de résoudre d'innombrables problèmes dans le monde, comme la malnutrition ou la mortalité liée à des maladies. Sans parler de la lutte contre les inégalités sociales. Certes, nous sommes confrontés à des limites, mais je suis intimement convaincu que dans un futur proche, nous serions capables de bâtir un monde meilleur !

• C’est bien d’avancer, mais pour aller où ? répliqua Pablo. Quel est pour toi le sens de vie ?
• C’est absurde, comme question ! On vit pour vivre tout simplement. On profite de la vie, et on se bat pour une vie meilleure, disais-je, excédé par le manque d’intelligence de mon interlocuteur.
• Oui, tu as raison. À première vue, la vie nous paraît absurde. C’est pourquoi on se réfugie dans une quête hédoniste ou dans l’élaboration d’un idéal social.
• Si tu es plus malin que tout le monde, quel est le sens de la vie pour toi ? L’interpellant ainsi pour mettre ce pseudo-philosophe devant ses contradictions.
  D’aspirer à devenir saint. D’user de mes talents pour aider la communauté, et d’être une personne sur qui on peut compter. Voilà, c’est tout. Je n’aspire à rien d'autre.
• Donc, rien de très brillant ? Le questionnai-je en me moquant un peu de son manque d’ambition.
• Oui, tu as raison, rien de très brillant. Mettant ainsi fin à notre conversation.

Ma frustration avait atteint son paroxysme. J’avais faim, et je me retrouvais en face d’un sophiste idiot, et de sa muse. La raison de cet énergumène s’approchait du néant, et sa présence m’exaspérait au plus haut point.

Heureusement pour moi, l’objet de toutes mes attentes arriva enfin pour me consoler. Je me mis à dévorer mon entrecôte sans attendre avec un appétit vorace. Cette viande était mon due, amplement méritée, après avoir supporté autant d’inepties.

Au moment de repartir. Je voyais chaque pas, comme un supplice me rapprochant de plus en plus vers ma propre tombe. Comment ne pas voir l’effort comme une chose à supprimer ? Oui, je plaide pour un monde de la facilité et je l’assume ! C’est bien pour ça qu’on a inventé la technologie… pour être notre esclave !

La nuit arrivant, il nous fallait monter notre camp aux abords du chemin avant que l’obscurité nous rende la tâche difficile. Voulant faire bonne impression, j’offris mes services pour monter notre vieille tente toute fripée. Cependant, j’échouai piteusement dans mon entreprise. Mon ennemi vint à ma rescousse, et la fit dresser fièrement devant moi .

Je me sentis humilié, blessé dans mon amour propre par ce constat unanime. Quand il s’agit de faire une oeuvre manuelle, je ne suis qu’un bon à rien ! Une chose simple pour le premier nigaud de passage devenait pour moi un casse-tête chinois.

Voyant ma gêne, Pablo voulut entamer une conversation avec moi dans l’espoir d’enterrer la hache de guerre ?

• Pourquoi l'Espagne comme destination de voyage ? questionnait-il innocemment comme si de rien n'était.
• Euh… Je ne sais pas trop. À vrai dire, c’est elle qui a décidé. L’embarras pouvait se lire sur mon visage.
• Ah... Vous êtes en couple tous les deux ? À cette question, mes joues devinrent rouges. Je perdis l’usage de la parole, et je ne sus quoi répondre.
• Non, simplement ami, répondit capucine avec fermeté. Cette phrase me fit verser des larmes le long de mes joues.
• Désolé, je ne voulais pas poser une question indiscrète, disait-il en voyant ma tristesse transparaître sur mon visage.
• Pour être honnête, je suis chagriné par cette histoire. Lucas aime beaucoup sortir avec une amie à moi, et il a catégoriquement refusé qu’elle vienne avec nous. J’ai l’impression qu’il me cache quelque chose ! Pourquoi ne veux-tu pas me dire que tu l'aimes secrètement ? S’adressant à moi avec autorité.
• Non, non, et non ! Je ne l’aime pas ! Sans être méchant, elle est loin d’être un canon de beauté… lui répondant avec le coeur agité, et dont les paroles m’avaient quelque peu échappé.
• Si tu ne voulais pas être méchant, je pense que tu as raté ton coup ! Je la trouve si douce et gentille avec toi, que je trouve ça absurde de se braquer pour une histoire d’apparence. Je ne sais pas, mais personnellement, un homme qui m’aimerait pour ma beauté me laisserait indifférente !

À cette réponse, je fus plongé dans le plus profond embarras, comme si mes espoirs venaient d’être réduits en cendre. Pour la première fois, je pouvais lire la déception dans les yeux de ma tendre amie. Comme si je venais de me rendre coupable de haute trahison. L’impossibilité de lui révéler mes sentiments me transperça le coeur d’une flèche empoisonnée.

Voyant mon désarroi, Pablo vint miraculeusement à mon secours.

• Les voies de l’amour sont mystérieuses. Seule une poignée de fidèles détiennent la sagesse de comprendre où elles nous emmènent. En blessant autrui, on veut cacher nos propres blessures au monde que l’on rejette. Extérieurement, on trouve cela cruel, alors que ce n’est que le fruit d’une souffrance intérieure. Avouer, qui l’on est, demande du courage. On préfère s'enfermer dans la cage du mensonge par facilité, même si celui-ci, une fois découvert, nous fait tant souffrir. À cela, la solution est celle du saut périlleux. Du tout ou du rien. Vivre ou tout perdre, peut-être est-ce là le pari de la vie !

La colère de Capucine s’apaisa par l’appui de son discours. Elle devint une disciple béate fascinée devant la sagesse de son maître.

Il y a plusieurs années de cela, Pablo se rendit à Naples dans le cadre de ses études. Perdu dans les rues de cette ville où gangrène la violence, et où la seule loi est celle du plus fort. Il rencontra une fleur à la beauté intacte dans un marécage d’immondices, symbole d’une graine d’espoir dans un monde en ruine.

Sa nature à la fois virginale et débordante de vitalité le surprit à plus d’un égard. Le souvenir de la rencontre de ses parents lui revint en mémoire. Son père n’eut besoin que d’une seule fois pour être conquis par les charmes de sa mère. Elle lui apparaissait comme porteuse d’un avenir joyeux. La femme est celle, qui inspire les passions amoureuses, qui construisent le nid de la culture indispensable à l’édification d’une civilisation, disait-il avant de poursuivre que c’est bien elle qui fait et défait le monde.

La force n’est pas le produit d’une nature masculine, mais féminine. Une force, qui ne se possède pas, mais se donne à l’élu de son coeur dans le but d’édifier un homme nouveau. Tel un reflet d’une éternité enfin dévoilé.

Ne sachant l’oublier, il écuma la ville dans l’espoir de la revoir. Son souhait fut exaucé un mardi en fin de journée, alors qu’elle était en pleine promenade près de la fontaine de Neptune. Puis, un autre mardi à la même heure et au même endroit. Il décida de revenir encore et encore, sans qu’elle remarquât sa présence.

Chaque fois, sa chevelure rousse ondulant au gré du vent ou encore ses yeux d’émeraudes le subjuguaient, comme s’il se trouvait devant une oeuvre d’art dégageant une émotion indescriptible.

Son esprit rationnel le supplia d’arrêter son obsession ridicule envers l’objet de tous ses désirs. Pour lui, il était atteint d’une sorte de psychose devant être soignée par un docteur agréé.

Sauf qu’un jour, un regard suffit à transpercer toutes les murailles de sa raison, insufflant les flammes d’une passion dévorante. Une minute sans elle était vécue comme un calvaire pour son âme éprise.

À la lueur de cet amour, un baiser fut échangé entre elle et notre jeune premier. Le parterre mondain s’en offusqua. Peu accoutumé, de voir cette princesse rouge sortir de sa cage dorée pour se donner en spectacle.

La famille de celle-ci apprenant la nouvelle enferma notre dulcinée à double tour. Elle devait oublier sa récente affliction, malheureusement pour eux, on oublie rarement son premier amour ! Elle s’échappa de l’emprise familiale, et retrouva son bien-aimé. Son père ne supportant pas son insoumission, lui tira une balle dans la tête. Préférant la voir morte plutôt que rebelle.

La haine. Elle nous détruit de l’intérieur, et nous donne l’illusion que l’on peut réparer ce qui nous a été volé. Il prépara un plan pour la venger. Ce qui devait arriver arriva. Le père de celle-ci était devant lui, en train de fumer son cigare cubain. Il lui braqua son fusil sur la tempe. Une vision d’elle l’implorant de ne pas exécuter son plan macabre l’empêcha de faire la moindre action.

Son ennemi l’injuria, tout en lui promettant un terrible châtiment. La même vision le frappa de plein fouet. Il pleura abondamment, demandant pardon à sa fille… mais le mal était déjà fait. Il prit la résolution de mettre à mort le vieil homme en lui, renonçant alors à sa vie d’avant… le criminel allait se muer en un honnête homme.

Cette histoire sordide narre la bêtise humaine depuis l’aube de l'humanité. Pablo, le goût amer à la bouche, repartit auprès des siens. Une nouvelle page s’ouvrit dans la souffrance, mais avec l’espérance de la revoir un jour. Il nous avoua que ce jour était advenu. Elle vint à lui sous une autre apparence, en fixant longuement Capucine des yeux.

Comment ne pas être empathique avec ce genre de vie tortueuse ? Je lui témoignai ma sympathie en lui tapotant l’épaule. Je lui avouai mes peurs, mes doutes, ma timidité envahissante réduisant à néant chacune de mes tentatives pour communiquer avec autrui. Je craignais beaucoup d’être jugé à tort devant un tribunal populaire, d’être la risée du monde.

Le plus impitoyable des procureurs pouvait être aperçu dans un miroir à taille humaine. Ses verdicts implacables me glaçaient le sang. Son impassibilité écartait habilement de la main toute circonstance atténuante ou possibilité de rédemption, condamnant ainsi l’accusé à une perpétuité bien méritée.

Ma propre impuissance à trouver des solutions viables dans ma vie engendrait une mauvaise estime de moi-même. Quand autrui me venait en aide, je le vivais comme une pitié sous forme de mépris. Une colère vive me saisissait sur le moment devant l’incompréhension de mes proches.

Le problème ne venait de personne, si ce n’est de moi-même. Une force obscure agissait dans les moments troubles de mon existence. Le pire était qu’inconsciemment, je blessais les personnes que j’aimais le plus au monde, mais mon amour-propre m’empêchait d’exprimer la moindre forme de pardon.

Pour ma raison, il y avait en moi, une énigme insoluble. Mes connaissances en sociologie ou en psychologie ne servaient à rien face à cela, car mon comportement n’avait rien de logique, de rationnel. Je pouvais tout du moins, analyser la situation où mon cerveau vrillait.

Si tu te poses la question, c’est déjà un bon signe, me disait Pablo pour me rassurer. La seconde étape est de ne pas chercher à vouloir tout comprendre. On peut analyser les événements avec nos forces, et nos faiblesses, mais notre intelligence est limitée ! La troisième étape est de s’en remettre à la providence, et d’être attentif aux signes, car celui-ci s’ouvrira le jour où on sera prêt à franchir le pas !

Bon, j’avais dû mal à voir où il voulait en venir, mais j’ai commencé à voir en lui le grand frère que je n’ai jamais eu !