Souvenir d'enfance - Capucine
Je vais vous conter une histoire issue d’un souvenir d’enfance. Celui d’une petite fille rêvant de voyager au-delà de sa terre parisienne, dont l’atmosphère asphyxiante empoisonnait son envie de liberté. Un jour, l’occasion se réalisa, quand, un ami de longue date à papa l’appela pour lui proposer de passer une semaine chez lui à Cassis.
Il hésita longuement… sauf que maman et moi, nous avions entendu la discussion, et l’idée de partir loin avait transformé deux adorables biches en lionnes assoiffées de sang. Il ne faisait pas le poids face à nous… donc il accepta à contrecœur la proposition. Je demandais à ce que Lucas soit là avec moi, et l’ami de papa n’y vu aucune objection.
Enfin ! s'exclama maman aux anges. Les vacances avec lui se transformaient en une guerre d’usure. Il se donnait un malin plaisir à ne pas vouloir quitter la capitale, prétextant que son bistrot (celui où il allait tous les matins sans exception) lui manquerait ! À chaque fois, on menait une bataille, que nous perdions constamment… alors on battait en retraite en Vendée. On avait beaucoup de famille là-bas, et l'air y est plus respirable. Pff… Qu’est-ce qu’il peut être casanier, celui-là !
Et puis, ma mère, elle avait toujours peur de manquer de tout. Ce qui avait le don d’exaspérer mon père, qui ne comprenait pas qu’on puisse emporter quatre valises pour nous trois. Une valise suffit ! Au pire du pire, on en ajoute une en plus, mais là... quatre ! Quatre ! Je ne te comprends plus, s’écriait-il. Il voulait la raisonner, sauf qu’elle ne comptait pas se laisser faire !
Elle prit son bras, le secoua dans tous les sens possible et imaginable, et partit dans une longue diatribe. Que fera-t-on s’il pleut, tu vas me dire ? Ou si la petite devient malade ? Ou bien si ton cher copain de beuverie nous fout à la porte, parce que vous, les hommes, vous avez l’alcool mauvais, hurlait-elle, comme si elle défendait son territoire face à un prédateur.
Prends tes quatre valises, si ça te fait plaisir, mais tu ne te tracasses pour pas grand-chose. Dans la vie, ma petite mère, il y a des aléas, c’est comme ça, on s’adapte et puis c’est tout ! Il fut bien pris au dépourvu, car pour cette fois-ci, ce ne fut pas lui, qui avait le dernier mot, mais il acceptait humblement, comme s’il reconnaissait la supériorité de son adversaire.
Ma mère proposa au parent à Lucas qu’il dorme avec nous pour ne pas les réveiller le jour du départ, car nous devions partir tôt le matin. À 21h pétante ! On tapa donc à la porte, c’était lui et ses parents. Avant de partir au lit, je le pris dans mes bras pour lui souhaiter une bonne nuit. Je me disais… que c’est bon d’avoir un ami sur qui compter !
Mon père nous réveilla en fanfare. Douche pour ne pas sentir mauvais, brossage de dents pour ne pas avoir de caries, petit-déjeuner pour ne pas avoir le gosier de vide, et après direction Gare de Lyon. C’était le crédo de papa ce jour-là. On aurait dit un sergent-chef préparant son bataillon pour le plus grand plaisir de ma mère, qui, voyant son investissement, se trouvait alléger d’une charge en moins. Elle était bien trop occupée à faire l’inventaire des commodités nécessaires pour le voyage.
Nous marchions à l’unisson d’un pas déterminé. Fini les tracas liés à l’encombrement de nos valises. Rien ne semblait perturber nos plans, car malgré l'effort, on trouvait toujours un réconfort équivalent. On y prenait même du plaisir. La chute de maman, la tête la première, après avoir essayé de passer un portique avec ses valises, eut même le loisir de la faire rire. Cependant, mon père voyant ses forces s’amoindrir ordonna un peu de repos avant de reprendre notre périple.
Finalement, on est arrivé deux heures en avance. On voyait déjà un mode fou attendre le train. La promesse d’avoir du soleil en faisait rêver plus d’un. On voulait tous troquer le lourd manteau de la vie parisienne où siège une morosité palpable par le tee-shirt dépareillé qu’on porte l’été à la plage. Vivre le temps d’une semaine ou deux, une vie paradisiaque. C’est pour cette raison que la majorité fait des heures supplémentaires au boulot.
Qui n’aurait pas envie de se mettre les pieds en éventail pendant le reste de sa vie ? Le problème est qu'à partir d'un moment, on s’ennuie à en mourir, donc on trouve d'autres distractions. Et on s’ennuie à nouveau, donc on recherche de nouvelles distractions. C’est un Ouroboros, cette histoire !
On cultive notre idéal terrestre, comme un jardin secret. Ça nous réchauffe le coeur d’espérer en une vie meilleure. Plus celui-ci devient inaccessible, plus on s’attriste, et plus le désir augmente. Il nous fait avoir des cloques sur notre peau, comme si on s’était trop exposé au soleil, celui d’une illusion, devenant impossible à maintenir sans développer une rupture d’anévrisme.
Au moment de monter dans le train, ça se bousculait pour être sûr d’avoir bien sa place. Certains essayaient même de venir clandestinement sans se faire remarquer par le contrôleur. Tout ça pour qu’une dame passe son temps à fustiger son mari de tous les noms d’oiseaux au téléphone, car ce dernier lui a été infidèle.
Le reste du voyage se passa sans trop de remous, mis à part que ma mère avait oublié son chapeau en lin à la maison ! Quel dommage, car elle l’aimait bien son chapeau en lin.
C’est à ce même instant, que le contrôleur, d'une humeur joviale, annonçait notre arrivée à Marseille d’ici dix minutes. Les passagers n’arrêtaient pas d’applaudir. On aurait dit qu’on avait gagné la coupe du monde de football. On était heureux, et cette minute-là, rien d'autre ne semblait avoir d’importance.
Puis, au moment de sortir de la gare, un drôle de bonhomme s’avançait vers nous. Il avait une drôle de dégaine , ma mère avait perdu son latin ! Sa veste était tachée de tous les côtés, si bien qu’il aurait été impossible de déterminer sa couleur d’origine. Et son pantalon était troué de partout.
Maman était paniquée à l’idée que ça puisse être un clochard, car certains sont mauvais, disaient-elles ! Mon père et moi étions plus compatissants envers eux, car ils n’ont pas une vie facile dans le froid et la solitude. Je comprends que certains perdent la boule, et deviennent méchants. Enfin… Que ferait-on à leur place ? C’est une question que je me pose constamment, peut-être, que je n’aurais pas la force, et que je me laisserais mourir à petit feu. Je n’ai jamais été une grande combattante.
Mon père courra vers lui, pour lui faire l’accolade. C’est mon ami Jean, ne faites pas attention à son allure, il n’a jamais été porté sur la coquetterie, disait-il en ricanant devant nous. Il lui a bien tapoté l'épaule en papotant pendant un bon quart d’heure. Ma mère, loin d’être rassurée, priait le Bon Dieu pour qu'ils ne nous arrivent rien, et se demandait ce qu’on allait bien pouvoir manger ce soir.
Muni de son Renault Espace, il nous emmena jusqu’à chez lui. Curieuse. Je n’ai pas réussi à garder ma langue dans ma poche. Je le questionnai sur le choix d’un si gros véhicule. Surtout, que je venais d’apprendre qu’il était célibataire. Il me répondait que c’était parce qu’il avait beaucoup d’amis. Qui pouvait bien rendre visite à ce vieil ermite ? Tout un mystère !
Il habitait dans une demeure gigantesque. À quelques pas de la mer. Tout était en ordre. Tout était beau. Tout était grandiose. Il y en a une, que je voyais bien apeurée par la situation. La perfection nous semble louche, car elle nous dépasse en d’innombrables points ou aspects. Chuchotant à l’oreille de mon paternel, celui-ci se mit à rire à nouveau. Béat. C’était le mot décrivant le mieux son attitude. À eux deux, ils formaient une représentation parfaite de deux pôles. Lui, serein, enjoué et amical. Elle, anxieuse, méfiante et hostile.
Il cherchait des moyens habiles de la rassurer, et elle cherchait des moyens rusés pour l’inquiéter. Ni l’un ni l’autre n’eurent de réussite dans leur entreprise. On restait donc sur un statu quo.
Trois personnes au ventre bedonnant débarquèrent brusquement dans la salle à manger. Notre hôte, ne fermant jamais la porte, un voleur aurait pu venir tout dérober sans que nous en eussions rendu compte. Ils étaient tout aussi mal vêtus que ce dernier. Cependant, ils ont eu la délicatesse d’apporter avec eux des cadeaux. Le premier offrit de l’or, le second de l’encens, et le dernier de la myrrhe.
Sans attendre, ils dressèrent une somptueuse table, avec assez, pour nourrir tout un village affamé. Ils posèrent des bouteilles de vin en profusion sur la table. Puis, ils hurlèrent… le repas de seigneur va enfin pouvoir commencer. Mes amis, c' est l’heure de partager notre pain quotidien sans levain. La coutume est la coutume.
La première bouchée m’avait déjà presque rassasié. Je me sentais bien, entourée de cette petite bande. L’appréhension avait laissé la place à la convivialité. Plus le vin descendait, plus l’ivresse augmentait.
Au bout d'une demi-heure, les adultes commençaient déjà à être ivres. Ils dansaient, montaient sur la table, et racontaient des blagues graveleuses sans prendre aucune précaution envers nos oreilles sensibles à ce genre de propos. Ils parlèrent aussi de leur aventure aux quatre coins du globe. J’avais l’air bien innocente, moi, qui n'avais rien vécu de semblable.
Au moment de regarder ma montre. Le verdict. Déjà 2h du matin. Moi et Lucas, nous partions donc nous coucher, laissant les grands enfants ensemble.
En fin de matinée, les grands enfants sortirent peu à peu de leur état de veille. Leur gueule de bois témoignait d’une consommation d’alcool effrénée. Le projet de visite de la Major à l’aube se retrouvait reporté au lendemain. À trop boire, on oublie ses responsabilités.
Notre ami nous a conseillé les calanques pour profiter de notre après-midi ensoleillé. Nous suivions alors ces précieux conseils. Une foule immense s'agglutinait vers les gigantesques bateaux. Papa, n’aimant guère les grands rassemblements, hésita longuement à annuler purement et simplement l’escapade. Déçue et désespérée, je pleurais de tout mon coeur. C’est à ce moment-là qu’un pêcheur venu pour me consoler nous proposa de monter sur son petit bateau.
Il eut une “querelle” entre papa et lui, pour savoir combien il lui devait, mais ce dernier insista pour ne rien recevoir. Il disait, ça me fait plaisir de faire plaisir. C’est bien ça qu’il disait. En tout cas, papa, tête de mule comme il était, glissa un petit billet dans la poche de son manteau, quand celui-ci eut le dos tourné.
Il en connaissait des choses sur les calanques, le vieux pêcheur. Un véritable puits de savoir. Notamment, sur des histoires de bateaux échoués. Ils en avaient une hantise des tempêtes, même s’ils étaient habitués. Une partie d’eux en avait une peur bleue. Le vent t’emporte, il te balade à des lieues à la ronde, et tu n’y peux rien. Il est plus fort que toi. Un souffle, tu finis naufragé, seul au monde et sans possibilité de t’échapper de ta condition.
Ils avaient leur endroit fétiche. Lui. C’était une grotte, loin de toute présence humaine. Connue seulement d’une poignée de vieux briscards. Il disait qu’il y allait pour faire le vide dans sa tête. Tirer les choses au clair. Se retirer volontairement de la société, et du bruit qu’elle engendre pour affirmer son existence.
À l’entrée, l’obscurité se déployait devant nous. Bientôt, elle fut totale. On venait de faire un saut dans l’inconnu. Où le tout et le rien coexistent. Là où le temps s'estompe un instant. Comment ne pas avoir peur face à l’invisible, l’inaudible, l’indicible ?
L’obscurité se dissipa à la vue d’un feu immense entretenu par des gardes munis d’épées verdoyantes. Ils scandaient sans discontinuer le nom de Moloch.Le feu avait certainement dû être allumé en son honneur. Un vieillard d’une centaine d'années s’est résolu à planter une pancarte en guise d’avertissement : “Gare à ceux qui se laissent berner par les ombres”.
Je n'ai pas compris le message de suite. Il m’a fallu quelques minutes plus tard pour en comprendre le sens. Une ombre apparut devant nous. Les personnes assises au premier rang étaient prisonnières du piège qui leur avait été tendu. Elles étaient hypnotisées, obnubilées par le mouvement de l’ombre. Un premier écho arriva jusqu’à nos oreilles. Ceux, dont l’attention s’étant légèrement dissipée, redevinrent studieux. Mes parents succombèrent à la tentation, et rejoignirent le groupe des admirateurs de l’ombre.
Je faisais tout pour les en dissuader. Je leur rappelais l’avertissement du vieillard, mais il était déjà trop tard. Ils étaient comme bâillonnés, enchaînés à une forme n’ayant aucune existence propre. Je leur racontais qu’on venait de là-haut, et qu’on ne devait pas rester ici-bas, mais ils avaient déjà oublié qui j’étais. Ils préféraient l’illusion à la réalité, car celle-ci peut sembler bien déroutante.
Les geôliers devaient bien rigoler en face de ses prisonniers, sages comme des images. Leur existence était conditionnée à ses ombres. À chaque disparition d’une de ses dernières, le groupe qui la vénérait se suicide pour l’accompagner jusque dans la tombe. Avec cet état d’esprit, pas de besoin de bâton pour faire respecter l’autorité, juste d’une ombre au tableau.
Un observateur extérieur aurait jugé que l’âme avait déjà quitté leur corps. Qu’ils étaient inertes ! Que leur vie ne possédait aucune consistance, aucune volonté propre ! Les geôliers (même s'ils ressemblaient plus à des tortionnaires) aimaient l’ordre apparent des choses, et les prisonniers ressentaient un léger sentiment de sécurité. Pour la liberté, on repassera !
Qu’est-ce que la liberté au final ? Je pense qu’on est libre, en étant soumis à notre nature propre. En faisant la volonté du Bon Dieu, comme dirait ma grand-mère. Il faut suivre le coeur, celui de l’amour inconditionnel, lui seul est capable de nous guider vers notre grâce. Et donc, de nous délivrer de ses balivernes que sont les voiles de la vie ici-bas. Cela nécessite un effort insurmontable pour beaucoup.
Puis, j’entendis les premiers pleurs d’un nouveau-né. Il m’apparaissait comme l’incarnation de la lumière dans ses ténèbres. Il indiquait du doigt une direction. Le haut de la grotte. Comme s’il était né pour nous transmettre ce message d’une simplicité enfantine. Nous devions revenir sur nos pas. Nous sommes ici que de passage. Une épreuve permettant de montrer notre singularité au monde entier.
Nous étions douze autour de lui. Dans les débuts, nous doutions, mais nous avions la foi en sa parole, qui n’en était pas vraiment une. Puis après nous savions, comme si la connaissance avait besoin de confiance pour apparaître au grand jour. Le coeur s’enflamme, on visualise cet ailleurs, ce royaume azuré où la lumière siège en maîtresse, et où les vertus ne sauraient être altérées.
Le chemin était long, et rude, mais bientôt nous aperçûmes ce paradis. Nous revînmes dans la grotte pour annoncer la bonne nouvelle. Nous récoltâmes en réponse, des crachats à la figure, des insultes, voire même des coups de poignard dans le dos. C’est ce que je reçus de la part de mes deux parents.
Ils avaient peur, et préféraient le monde des ombres à celui de la lumière. Telle est la triste histoire de notre humanité. Lucas me secoua dans tous les sens. Je venais de comprendre que tout ceci n’était qu’un songe parmi d’autres, et que la grotte ne ressemblait pas tout à fait à celle que j’avais imaginée.
À notre retour, sans que je le sache, j’avais changé. Une autre facette de ma personnalité venait de se dévoiler, et j'allais apprendre à la connaître sept ans plus tard.
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