La prisonnière rebelle
Je vais être en retard. Je le sais et pourtant, je ne fais pas grand chose pour changer les choses. Dans ma tête, la liste des choses à faire est clairement établie. D'abord aller me chercher à manger puis partir à la recherche d'un cadeau d'excuse et de remerciement pour mon invité qui va m'attendre un peu plus longtemps que prévu, même s'il est devenu un habitué de mes retards à répétition. Il se pourrait qu'il arrive aussi avec quelques minutes de délai supplémentaire. L'hôtel est prévenu, il doit m'appeler dès son arrivée. Enfin, il faudra que je me change le plus rapidement possible pour le rejoindre.
Je sais qu'il y a un restaurant dans l'hôtel cinq étoiles dans lequel je crèche depuis une semaine, mais je n'ai pas envie de repas gastronomique trop cher pour ce qu'il propose. Et puis j'ai envie d'un sandwich avec du jambon. Je ne sais pas d'où me vient cette envie, mais c'est ce que je compte manger ce midi.
Habillée en mode passe-partout, je sors du hall de complexe de luxe et me rue vers la boulangerie-sandwicherie la plus proche. Malheureusement pour moi, une foule se presse devant la vitrine sur une bonne vingtaine de mètres dans la rue. Je regarde l'heure et peste d'autant plus. Midi douze. Mon invité doit arriver à la demi-heure. Tant pis, j'irai un peu plus loin. La seconde sandwicherie est tout aussi bondée que la première. Rebelote pour la troisième et la quatrième. À croire que tout le monde s'est passé le mot pour me faire perdre mon temps et me mettre encore plus en retard que d'habitude!
C'est finalement à plus d'un kilomètre de l'hôtel, au cœur du centre-ville, que je trouve enfin une boulangerie pas trop remplie. Une dame d'une cinquantaine d'années me précède et ressort avec un grand sourire. L'ambiance est agréable, on se croirait dans la cuisine d'une grand-mère, avec délicieuse odeur de confiture de fraises et de pain fraîchement sorti du four. La vendeuse me sourit et me serre rapidement, ajoutant un peu plus de jambon qu'une part normale. Je lui laisse un généreux pourboire et sors pour partir à la recherche du cadeau idéal.
Heureusement pour moi, le centre-ville compte un bon nombre de petites boutiques de souvenirs, de chocolateries et de petits commerces de proximité. J'achète du chocolat et quelques souvenirs avant de courir jusqu'à l'hôtel, mon sandwich dans la main. J'arrive peu après midi et demi et me précipite vers les ascenseurs. Au final, je ne serai pas autant en retard que prévu, il ne me faudra que quelques minutes pour manger et me changer. Un petit quart d'heure sera suffisant pour me rendre présentable à mon invité. Mais à peine ai-je atteint les cages que j'entends mon nom crié. Je me retourne et le vois. Mon invité. Ou plutôt devrais-je dire mon fiancé.
En mon fort intérieur, je grimace. Je n'aime pas cet homme, il m'a été imposé par ma famille pour leur rapporter encore un peu plus d'argent. Pourtant, je lui adresse un doux et faux sourire, bloquant la porte jusqu'à ce qu'il me rejoigne. Son air suffisant et pompeux me tape sur les nerfs mais je ne le montre pas. Secrètement, j'espère toujours que mon père reviendra à la raison et acceptera que je rompe ces fiançailles de malheur, sans grand espoir de voir mon souhait exhaussé.
– Encore habillée comme ces badauds miséreux? Ce n'est pas une tenue appropriée pour une jeune femme de ta condition.
– Je n'allais pas mettre une robe à plusieurs milliers d'euros juste pour aller chercher un sandwich et un cadeau pour toi.
– Un... Un sandwich? Tu n'aurais pas pu demander à la conciergerie d'aller t'en chercher un? Ils sont là pour ça.
– J'avais besoin de marcher un peu.
– Et de courir, visiblement. Prends une douche en entrant dans ta chambre, je vais t'attendre dans le salon de ta suite et commander quelque chose de convenable à manger.
– Commande ce que tu veux, j'ai déjà ce qu'il me faut.
– Mais enfin! Tu ne peux pas manger quelque chose d'aussi basique qu'une baguette de pain!
– Et pourquoi? Parce que ce n'est pas assez raffiné? Pas assez convenable pour une jeune femme de la haute?
– Tu prends toujours tout à la légère et de la mauvaise manière. Tu as de la chance que j'ai accepté de t'épouser.
Toujours les mêmes remarques, toujours la même rengaine. Je ne suis pas assez bien pour lui. Pas assez hautaine et parfaite. Pas assez bourgeoise et pète-cul pour monsieur perfection et richissime. Mon sandwich en main, je me cache dans ma chambre, priant pour qu'il me laisse tranquille une seule et éternelle fois. Ne pourrait-il pas s'étouffer avec une des olives de son précieux Martini dry? Je reste assise sur mon lit plus longtemps que ce que la bienséance le voudrait, prenant le temps de déguster mon repas avant de prendre un long bain bien chaud qui me permet de me changer un peu les idées.
Ce n'est que deux bonnes heures plus tard que je sors de la chambre, une robe qui se veut légère mais gâchée par la présence de la centaine de petits diamants et de saphirs cousus sur les motifs délicatement brodés à la main. Mon fiancé se lève de son fauteuil club, le regard noir. Je sais que j'ai abusé de sa patience et qu'il finira par se venger d'une manière ou d'un autre, m'humiliant une nouvelle fois. Soit en présence de ma famille, soit lors d'une soirée de la haute société. Je devrais le redouter, m'incliner et me conformer à ce qu'il exige de moi. Il cherchait une soumise prête à écarter les cuisses pour lui et à lui pondre une demi-douzaine de gamins braillards. Dommage pour lui, il est tombé sur une tête de mule trop désireuse de trouver une liberté qui lui est inconnue. Pour lui, notre relation n'est qu'un jeu de plus, à savoir me briser jusqu'à ce qu'il parvienne à me mater comme un animal de compagnie qui exécutera le moindre de ses ordres.
– Il t'en a fallu du temps pour te préparer! Dépêches-toi, il faut qu'on parte maintenant pour aller décider quelle sera ta robe de mariée.
– Est-ce que ça ne porte pas malheur que le futur marié voit la robe de sa promise avant la cérémonie?
– Rien que des superstitions de vieilles femmes. En route et plus un mot.
Je me tais, le laissant croire qu'il a l'ascendant sur moi, mais n'en pense pas moins. Nous sortons de la suite et de l'hôtel, ses doigts s'incrustant dans mon bras pour me trainer à sa suite, sans se soucier des ecchymoses qu'il crée et qui dureront des jours avant de s’atténuer. Oubliés la délicatesse des premiers rendez-vous et les cadeaux que je lui avais achetés avant son arrivée. Tant pis pour moi. Tant pis pour lui. On se voue à un mariage qui nous détruira tous les deux s'il continue à se moquer de notre situation.
Arrivés chez la couturière, il me pousse violemment à l'intérieur et je vacille sur mes talons aiguille, manquant de peu de m'étaler par terre comme une pauvre merde. La vendeuse se rue vers moi pour m'aider à récupérer mon équilibre et se fige en voyant le visage fermé de mon fiancé. Celui-ci ne perd pas une seconde pour commencer à lui dicter ce qu'il veut pour ma robe.
– Mais... Monsieur... Avec tout le respect que je vous dois, monsieur, ne serait-ce pas à Mademoiselle de décider?
– Mademoiselle s’accommodera de mes décisions, comme toute bonne épouse.
– Mais cela porte malheur quand le promis voit la robe de sa future épouse!
– Foutaises. Ce ne sont que de vieilles traditions. Et je n'ai pas besoin de bonheur, j'ai besoin d'une épouse docile et qui donnera naissance à des enfants beaux et intelligents pour prendre la succession de nos deux familles.
– Pourrais-je parler à Mademoiselle de sa robe seule à seule? Si elle devient la dernière marque de son indépendance, ne voudrait-il pas mieux qu'elle corresponde à ce qu'elle désire?
Soufflant exagérément, il recule un peu et me pousse dans les bras de la vendeuse qui me guide vers les cabines d'essayage. Les unes après les autres, elle me glisse des robes de différente taille et forme derrière le rideau et m'aide à choisir ce qu'il correspondrait le mieux à ma morphologie et à mon visage. Au fur et à mesure des essayages, nos langues se délient et nous finissons par nous taper des barres. Pourtant, je reste sur la réserve et évite d'en dire de trop. Je sais qu'il n'est pas très loin et qu'il nous écoute. J'ai fait assez d’impers ainsi aujourd'hui.
Les jours qui suivent sont une longue succession de tortures. Gâteau, traiteur, décoration, liste des invités, disposition des tables dans la salle la plus bling-bling et la plus chère du pays, tout y passe. La date fatidique est pour la fin du mois et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour y échapper. La première chose que je fais et que je prépare depuis des années, c'est vider mes comptes en banque. Je ne retire jamais l'entièreté parce que ça serait trop visible pour mes parents qui ont toujours un regard sur mes comptes. Ils me prennent pour une grosse dépensière alors que je place des économies un peu partout, dans tous les pays du monde et en gardant des espèces cachées dans les doublures de mes valises. Je garde celles-ci toujours prêtes pour un départ précipité, ce qui ne semble pas déranger qui que ce soit.
À trois jours du mariage, je me mets à paniquer. Mon fiancé me lâche un peu la bride, convaincu que je ne prendrai plus la fuite si près de la fin du délai. Mes parents sont un peu suspicieux mais n'augmentent pas la surveillance de mes mouvements et je peux échapper à mon garde du corps plusieurs heures par jour sans qu'il ne s'en rende compte. Il faut que je parte. Maintenant. Un billet d'avion, un taxi et un passeport avec une nouvelle identité, tout est prêt. Il ne me reste plus qu'à passer le pas.
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