Soca
Ce matin, tout semblait normal: ma mère a hurlé trois fois pour me faire lever avant midi, mon chat m’a rapporté un oiseau décapité et mon frère m’a mené la vie dure en m’accusant d’avoir pris ses céréales et son yaourt, ce qui a encore fait hurler Maman.
Mais tout a basculé quand elle a été chercher le courrier. D’habitude, elle trie les lettres, grogne en voyant les factures qui s’accumulent et jette directement la publicité libre. Aujourd’hui, elle rentre, le visage fermé, les poings serrés sur le courrier et accompagnée d’un homme de grande taille avec le teint cireux. Elle me foudroie du regard, passe en me bousculant et sort tout aussi vite qu’elle est entrée de la cuisine. Ça ne lui ressemble pas et ça m’inquiète un peu. Je me tourne vers l’homme et le dévisage sans aucune politesse. Si cet homme, le premier inconnu a entrer dans notre maison depuis que Papa est mort, a fait du mal à ma mère, il va le sentir passer.
Je le déshabille du regard. Des cheveux bruns coupés courts, une peau jaunâtre comme si elle ne voyait jamais le soleil, des yeux d’un bleu si foncé qu’ils sont presque noirs, des épaules tellement larges que sa veste noire est étirée, des hanches étroites et des longues jambes. Il aurait pu avoir l’air sympathique si son visage n’était pas aussi austère et ses sourcils broussailleux froncés.
Il me rend mon regard sans ciller, ses yeux bleus foncés dans mes yeux gris clairs. Je sais que je ne ressemble pas à grand-chose avec mes cheveux en pétard et mon pyjama fait d’un ancien tee-shirt de mon père et un short de sport. Nous ne disons rien, nous contentant de nous dévisager. Du moins jusqu’à ce que mon frère débarque comme un bulldozer dans la pièce. Il s’arrête en remarquant l’intrus. D’une démarche plus posée, il vient se placer à côté de moi, posant son énorme bras musclé par des heures et des heures de musculation sur mes épaules de crevette pour foudroyer l’homme.
– Vous êtes qui, vous ?, demande-t-il sans élégance.
– Pour toi ? Personne. Pour ta sœur par contre, je lui serai très certainement plus que très utile, répond l’homme d’une voix grave et posée.
– Ça ne me dit pas qui vous êtes et ce que vous faites chez nous.
– Je ne peux répondre à toutes ces questions avec la présence d’un non-soca.
–Un non-soca ? C’est quoi ça ? Une insulte ? Un animal à trois pattes ?, rigole mon frère.
– Je n’ai pas à te répondre. Je ne parlerai qu’avec Cora Fraya Jumus et pas avec son idiot de frère.
– Pour qui tu te prends ? Tu viens chez moi et tu m’insultes ? Je vais plutôt te casser la gueule et te jeter dehors !
– Doucement. Rob’, calme-toi. S’il-te-plait. Laisse-moi gérer ça, d’accord ? Je suis assez grande que pour me défendre. Tu sais que c’est vrai. Vous m’avez assez fait de coups dans le dos avec tes copains-tout-en-muscles-mais-rien-dans-le-cerveau.
– C’est bon. Je sais qu’on est pas toujours sympa avec toi mais c’est tellement tentant, crevette.
– Aller ! Va-t’en ! Laisse-moi faire ce que tu es incapable de reproduire.
– Si tu fais du mal à ma sœur, tu es mort l’intrus, menace-t-il une dernière fois avant de sortir de la cuisine.
– Alors ? Que me voulez-vous ?
– Ce que je veux ? Rien. Ce que j’espère de toi ? Beaucoup.
– Je ne comprends pas. Qu’est-ce qu’un non-soca ? Qu’espérez-vous ? Qui êtes-vous ? Allez-vous enfin répondre à mes questions ou dois-je vous mettre à la porte avec un seau d’immondices sur la tête ?
– Il n’y aura pas besoin de déchets, ni de menaces. Tout te sera révélé d’ici quelques secondes.
Il se tait et me saisit le poignet. Je me débat contre lui mais sa poigne est trop fort. Il me tire à lui, plonge ses yeux dans les miens et pose sa main libre sur mon front. Ses yeux sont devenus bleus comme le ciel en plein été quand il fait chaud et qu’il n’y a pas un nuage, limpides et légèrement effrayants.
Une douleur me transperce. Je sens ses mains qui chauffent sur mon poignet et mon front, comme si on avait posé les charbons ardents sur ma peau. Je veux hurler ma souffrance mais aucun cri ne sort de ma bouche. Puis je ne vois plus la cuisine.
Je suis au milieu d’une plaine verdoyante. Au loin, des montagnes bleutées l’encerclent sur trois côtés, couvertes de forêts de conifères, de chênes et de frênes. Dans la trouée entre les montagnes, je vois des vagues se fracasser contre les rochers et j’entends le bruit de ce fracas qui se répercute avec un écho sur les falaises boisées. Un château de style gothique avec des éléments baroques est coincé entre toutes ces beautés de la nature. Le cadre est spectaculaire mais je sens que quelque chose ne va pas. Je tourne sur moi-même, ne voyant pourtant rien de spécial.
Soudain, je sens un changement sur moi. En effet, mon pyjama a laissé place à une robe magnifique d’un gris perle qui concorde bien avec mes yeux. Dans ma main, je tiens un bâton long comme mon avant-bras avec un cristal de roche qui luit d’une lumière blanche. Je ne comprends plus rien. C’en est à croire qu’un dragon va prendre son envol depuis la forêt pour se poser sur le château. Au lieu d’un dragon, j’entends un cri de rage derrière moi. Une femme d’une beauté saisissante avec ses cheveux noirs en boucles parfaites, des lèvres écarlates et les yeux comme un océan au milieu de la tempête. Son beau visage montre toute la rage du monde quand elle se rue sur moi. Je ne sais pas quoi faire, je panique, je regarde autour de moi pour chercher de l’aide mais personne. La plaine est vide, à l’exception de la femme et de moi.
Elle hurle de plus en plus fort des mots qui échappent à ma compréhension. Un halo rouge se forme autour de sa main. Je n’aime pas ça. D’instinct, je lève la main qui tient le bâton devant mon visage. La lumière blanche brille de plus en plus, m’aveuglant. Je ferme les yeux, sens un éclair parcourir mes veines et une détonation retentit. La lumière du cristal diminue et j’ouvre mes yeux. La femme a disparu. Seule sa robe noire est encore là, volant au gré du vent vers les vagues. Je ne comprends pas. Que s’est-il passé ? Où est la femme et qui était-elle ? Où suis-je ? Pourquoi suis-je ici, dans cette tenue et avec ce bâton ? Toutes mes questions restent sans réponses et je n’en ai pas plus pour l’homme dans la cuisine.
Je reviens à la cuisine en une seconde et la douleur disparait tout aussi vite. Je regarde l’homme, interdite. Lui sourit tranquillement, comme s’il avait un enfant devant lui et pas une jeune femme de plus en plus en colère de ne pas comprendre ce qu’il fait chez elle en lui faisant mal. Je m’éloigne de lui en frottant mon poignet toujours brulant, des éclairs plein les yeux. J’ai mal, j’ai peur et je ne comprends toujours rien. J’en ai assez. Je veux savoir et tout de suite.
– Vous allez m’expliquer ou vous allez rester avec votre sourire idiot ? Parce que ce que vous m’avez fait n’a absolument pas répondu à mes questions, tout au contraire. J’en ai des milliers en plus et je n’aime pas ne pas savoir. Alors allez-vous me répondre ou pas ?
– Maintenant, nous n’avons plus le temps pour les questions. Il est temps que nous partions. On nous attends et il ne faut pas être en retard.
– Quoi ? Partir ? Mais où ? Maintenant ? Mais il faut que je prévienne ma mère et que je fasse mes bagages ? Combien de temps partons-nous ? Mais… pourquoi est-ce que je vous suivrais ? Je ne vous connais pas alors pourquoi est-ce que je partirai avec vous ?
– Je suis Alfrin, Premier Soca de Kyrnyt. Maintenant, on doit vraiment partir. La Grande Soca nous attend. Il ne faut la faire attendre trop longtemps car son temps est compté mais elle aura le temps de tout t’expliquer. Allons-y.
– Non ! Je dois au moins dire au revoir à ma famille. Vous ne pouvez pas m’emmener de force, ça s’appelle du kidnapping !
– Ta mère est prévenue et ton idiot de frère remarquera à peine ton départ. Allons, ne perdons plus de temps, nous sommes déjà en retard.
Alfrin saisit une nouvelle fois mon poignet et me tire vers lui. Cette fois-ci, il n’y a pas de brûlure et de douleurs mais une faible lumière verte jaillit de nos mains. Elle pulse de plus jusqu’à nous englober, ce qui ne prend qu’une seconde. Et nous quittons la cuisine ainsi.
Annotations