02. Le bibliothécaire est un poète
Malcolm
Je suis assis sur mon fauteuil préféré, devant les grandes baies vitrées qui sont un véritable miracle de technologie. Elles laissent en effet entrer la lumière et pas la chaleur. Je ne sais pas quel ingénieur au Conseil a inventé ça, mais ça doit être un génie. Ce que j’aime, c’est que mon siège est monté sur de petites roulettes et il tourne sur lui-même. Comme un gamin, je m’amuse à me faire virevolter, les jambes en l’air après avoir donné une impulsion. Tout plutôt que de me pencher sur l’article que je dois écrire pour la revue “Notre Nature” dont je suis l’un des principaux contributeurs. Je n’ai pas vraiment l’inspiration, il faut dire… Et ce n’est pas en jouant avec le fauteuil que ça va venir, là, ça me donne plutôt le tournis.
Au bout d’un moment, je m’arrête cependant et colle mon front contre la vitre. Au loin, devant les éoliennes marines, un bâteau de pêcheurs se dirige lentement vers le port. Enfin, lentement, c’est l’impression que l’éloignement donne car entre le vent et l’énergie solaire qui le propulsent, sa vitesse ne doit pas être si limitée que ça. Quoi qu’il en soit, le miracle habituel se produit. Cette scène m’inspire et, comme si quelqu’un me dictait des mots dans ma tête, j’ai une succession de vers qui s’impriment dans mon cerveau. C’est fou, c’est presque magique, mais mon article est en train d’apparaître dans mes pensées. Vite, je me saisis de mon crayon et griffonne les mots sur ma tablette.
Le navire vogue sur les flots apaisés de l’océan
Sans un bruit, dans un silence apaisant
Que seules les mouettes rieuses accompagnent
Alors que l’embarcation se dirige vers notre montagne
La Nature règne et nous démontre toute sa beauté
Elle nous surprend, nous émerveille comme elle peut nous effrayer
Nous ne pouvons que l’admirer et nous incliner devant tant de splendeurs
Elle est féerique et de sa magie, nous ne sommes que les petits spectateurs
Le Conseil nous montre la voie, il nous explique comment préserver notre île
Et chacun de nous est heureux de pouvoir ainsi honorer cette nature fragile
Comme ces dauphins près du navire, nous suivons le chemin qui est tracé pour nous
Pas de doute, pas de stress, notre quotidien ici est simple et tellement doux
Je relis ce que j’ai écrit et me dis que ce n’est pas si mal que ça. Cela devrait en tout cas suffire pour satisfaire le Conseil et l’éditeur de la revue qui va pouvoir me publier. Je rédige un petit message et envoie le tout avant de redescendre au rez-de-chaussée de la bibliothèque où je suis employé non pour écrire des poèmes mais pour gérer les demandes des lecteurs qui se présentent. Il n’y a que de beaux spécimens aujourd’hui et, si je voulais, je suis sûr que je pourrais en trouver un pour la nuit. Je jette un œil de l’autre côté de la pièce, du côté des femmes, mais la pièce est vide et nous pouvons donc nous détendre. Loin de ces femelles en chaleur, c’est comme ça que le monde doit être, c’est comme ça que nous avons été élevés et franchement, la vie entre mecs, ça n’a que des bons côtés.
François, un jeune homme, tout blond et bien musclé, s’approche de moi. Je devine à son air que ce n’est pas un livre qu’il désire mais je reste dans mon rôle. Surtout que je sais qu’il s’est mis en couple récemment et qu’ils ont été désignés pour recevoir le prochain bébé. Même si la fidélité ne fait pas partie des principes mis en avant par le Conseil, c’est quand même une règle que beaucoup d’entre nous respectent.
— Qu’est-ce qui t’intéresserait aujourd’hui ? Un livre sur l’éducation des petits garçons ?
— Oh… Les nouvelles vont vite, à ce que je vois. Pourquoi pas, oui. Tu en as un à me conseiller ? me demande-t-il avec un sourire gêné.
— Il y a celui-ci qui est sur la liste des ouvrages que le Conseil promeut. Pas mal, d’après tous ceux qui l’ont lu. Et oui, les nouvelles vont vite. J’étais surpris que tu te mettes en couple avec Ludwig, je croyais que toi et moi, on pourrait envisager quelque chose, mais j’ai dû mal interpréter les signaux…
— Je… C’était sympa, toi et moi, mais honnêtement, Malcolm… tu me fuyais la moitié du temps, non ? J’avais un peu l’impression d’être un coup pour la convenance.
C’est clair qu’il n’a pas tort. J’ai adoré profiter de la chaleur de ses bras, de la vigueur de ses étreintes, de la longueur de son sexe, mais c’est vrai que je ne l’ai sollicité que lorsque la solitude se faisait trop ressentir. Pas étonnant qu’il ait décidé de tourner la page, je ne peux m’en prendre qu’à moi-même.
Je lui donne le livre et retourne quelque temps plus tard à mon fauteuil tournant pour profiter de la vue depuis l’étage. Je suis surpris de voir que le bateau a déjà accosté et qu’il y a toute une agitation au port. Une véritable effervescence ! Une dizaine de gardes sont en train de sécuriser le périmètre. On dirait qu’un véritable cordon sanitaire se met en place alors qu’ils font reculer les spectateurs et les éloignent du bateau. Je me demande ce qu’il se passe et suis content d’être à ma fenêtre pour observer la scène. De là où je suis, j’ai une vue imprenable sur le quai et suis avec attention le déroulement de l’intervention policière.
— Il se passe quoi, tu crois ? me demande François qui me fait sursauter en s’approchant derrière moi.
J’ai du mal à répondre car ses mains se sont posées sur mes épaules et cela me déconcentre plus que de raison.
— Je ne sais pas, on dirait que les pêcheurs ont trouvé un truc dangereux. Sinon pourquoi ils éloigneraient tous les badauds ?
— Oui, certainement… Mais qu’est-ce que tu veux qu’ils ramènent de dangereux, au juste ? Un requin ? rit-il.
— Non, ça ne fait pas peur comme ça, un requin. Et tu sais bien que le Conseil ne permettrait jamais d’en pêcher un ! Quelle horreur ce serait de manger ce noble animal !
— Je sais bien… La seule autre raison pour laquelle ils pourraient éloigner comme ça les hommes… Tu crois qu’on peut pêcher des femmes en mer ? plaisante-t-il.
— Oh, tu imagines l’horreur ? Là, ça serait la catastrophe ! m’amusé-je à lui répondre avant de cesser de rire. Mais… tu as peut-être raison. Regarde. C’est pas la doc des femmes qui est en train de s’approcher là-bas ?
— Ah, si… Je suis devin, tu ne savais pas ? Elle doit pas être bien à l’aise au beau milieu des hommes, la pauvre. Sérieux, qu’est-ce qu’une femme faisait en pleine mer ? Y a pas d’autre raison pour qu’elle soit là, à moins que Daniel soit malade et ne puisse pas s’occuper du pêcheur qui pourrait avoir besoin d’un doc…
Je ne réponds pas, tout occupé à regarder Jade presque courir vers le bateau. Tous les hommes présents s’écartent sur son passage de telle sorte à éviter d’entrer en contact avec elle. Ses beaux cheveux auburn flottent derrière elle et je me surprends à chercher à voir si elle a toujours d’aussi jolies formes. Je dois vraiment être en manque si je me mets à regarder une femme et à avoir de telles pensées ! Ou alors, c’est la bouche de François que je sens dans mon cou qui me perturbe. Je ne sais pas à quoi il joue, mais s’il continue à me chauffer comme ça, il va me trouver, et tant pis pour son copain ou son couple.
La femme disparait dans le navire avant de ressortir quelques instants plus tard, suivie effectivement d’une autre dame qui est rapidement recouverte d’un voile la cachant totalement aux regards des mâles présents. Les deux se rapprochent de la bibliothèque et tout ce que je peux voir, ce sont les yeux fuyants de la créature qui vient de débarquer. Elle s’introduit rapidement dans le cabinet du médecin qui fait face à la bibliothèque.
Comme le bâtiment dans lequel nous nous trouvons, le cabinet est construit sur la frontière entre les deux zones. Le Conseil a veillé à ce que les soins prodigués des deux côtés de l’île soient de même qualité et pour ça, le plus efficace et le moins destructeur de ressources naturelles était de faire un bâtiment commun, séparé par une cloison. Le Conseil a vraiment bien réfléchi et tout le centre de la ville est bâti sur le même modèle. Cela fait plaisir de voir que tout est organisé et que tout est prévu, même l’imprévisible. Comme par exemple l’arrivée de cette femme sur un des bâteaux d’hommes. Je ne sais pas d’où elle vient mais la commotion n’a duré que quelques minutes et tout le monde a repris sa petite vie. Quelle belle organisation ! Chacun de son côté, hommes et femmes ne sont pas détournés de la mission que nous avons tous de préserver la Nature. Nous avons tous une place ici, et franchement, ça fait du bien de le savoir.
En attendant, François a continué à me masser les épaules et désormais, ce sont ses lèvres qui se sont aussi mises de la partie. Je le sens incapable de résister à la tentation et la tension sexuelle entre nous monte d’un cran lorsqu’il défait les premiers boutons de ma chemise pour passer sa main sur mon torse. Sa joue imberbe vient se frotter contre la mienne barbue et il sait comme cela me rend fou de le sentir ainsi se coller à moi. Ma main qui se pose sur son entrejambe me confirme que je ne suis pas le seul à avoir envie d’un petit plaisir. Quand c’est ainsi, le Conseil nous conseille de ne pas rester frustrés et de nous isoler afin de profiter de ce désir qu’il ne faut surtout pas refouler. J’avoue que ça fait longtemps que je n’ai pas cédé au plaisir de la chair et je me relève rapidement pour attirer le magnifique blond dans mon bureau dont je referme immédiatement la porte. Fébrilement, nous nous déshabillons et nous nous retrouvons dans une étreinte qui n’est ni tendre, ni apaisée. Juste le déferlement de nos envies dans une joute qui nous amène rapidement à une jouissance brève mais intense. Après un dernier baiser, il m’abandonne et il me faut quelques minutes pour retrouver mes esprits.
Lorsque je ressors, je jette un œil au cabinet médical de l’autre côté de la rue. A priori, vu la lumière allumée dans la petite pièce où elle fait ses consultations, Jade est en train d’examiner sa patiente. Pourquoi mon esprit torturé est-il en train d’imaginer leurs corps enlacés ? Et pourquoi est-ce que ça me fait bander alors que je viens de jouir ? Vite, il faut que je me remette à la poésie pour calmer toutes ces idées impures et qui m’éloignent du seul but respectable dans nos vies, celui de tout faire pour nous battre pour la Nature et la préserver de toutes les agressions que nous lui faisons subir bien malgré nous.
Quelques vers vont calmer mes tensions,
Cela apaisera ma frustration
Dame Nature est là pour ça.
Elle va remplir mon esprit,
Je vais coucher les mots par écrit,
Finis les soucis dans l’immédiat.
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