07. Ne me quitte pas
Jade
Je dépose un baiser sur les lèvres de Jasmine et sors de son lit pour me rhabiller. Voilà une pause déjeuner qui, à défaut de rassasier mon estomac, aura au moins comblé mon appétit sexuel.
— Tu m’abandonnes déjà ? Quand est-ce qu’on se revoit ?
— Je reçois Mathilde juste avant le début de mes consultations. Elle vient au village chercher ses provisions.
Forcément, Jasmine lève les yeux au ciel à l’évocation de la fermière. Elle est d’accord pour une relation qui n’a rien d’exclusif, mais elle est jalouse comme pas possible, c’est fou. Je me demande parfois si elle n’a pas proposé ça simplement pour éviter que je n’arrête notre petite histoire sans sentiments quand j’aurai envie d’aller voir ailleurs.
— Et je ne sais pas quand on pourra se revoir. Avec Liz à la maison, c’est un peu compliqué. Je n’ai pas envie qu’elle se sente seule, ni qu’elle le soit trop, d’ailleurs.
— Ben voyons, soupire Jasmine en se levant à son tour pour se vêtir, m’offrant une vue des plus agréables sur ses jolies formes. Comme si devoir rivaliser avec Mathilde n’était pas suffisant, il faut en plus que tu fréquentes une nana du continent.
— Jasmine, il n’y a aucune rivalité, bon sang. Heureusement que je ne suis pas comme ça quand tu vas voir ta voisine du dessous, hein ?
— C’est pas pareil, il n’y a aucun attachement avec elle.
— Je ne fréquente pas Liz, je l’héberge et l’aide à s’intégrer. Et je suis désolée que tout ceci ne te satisfasse pas. On peut arrêter, si tu préfères.
— Non, non, j’ai jamais dit ça, Jade, arrête.
Evidemment… La vérité, c’est que je devrais mettre un terme à tout ça, mais j’apprécie beaucoup Jasmine. Honnêtement, je crois que si j’avais pu avoir un enfant, c’est avec elle que je l’aurais voulu. Mais je ne peux pas la priver de ça, elle rêve d’élever une petite fille et avec moi, c’est impossible. C’est pour ça que je me contente de plans réguliers, que j’espace les visites, que je ne promets pas fidélité.
— Tu devrais te trouver une fille, Jasmine. C’est ce que tu as de mieux à faire, t’installer avec une jolie nana, intelligente et prête à prendre soin de toi, plutôt que de t’encanailler avec moi.
— J’ai pas envie de me poser, tu le sais.
Faux. Je crois qu’elle aimerait bien, avec moi, mais que la loi qui m’interdit d’avoir un enfant la freine. Merci l’île.
— Il faut que je file, ma belle. Et toi aussi, sinon tu vas être en retard pour ta prise de poste.
Elle me rattrape à la porte et m’embrasse avec une tendresse à la fois réconfortante et absolument terrible, qui me rappelle que tout ça risque de ne jamais m’être acquis sur le long terme. Toutes les femmes ne veulent pas élever de petite fille, certes, mais elles sont plutôt rares. L’île devrait créer une liste des nanas qui n’auront pas ce droit, ça me faciliterait les choses. Pour autant, je crois que j’aurais dans tous les cas trop peur que celle qui partage ma vie change d’avis.
Je sors de son appartement après lui avoir adressé un sourire et dévale les escaliers deux à deux pour reprendre mon vélo et gagner la maison. Il faut absolument que je récupère des pousses de sauge pour traiter les aphtes de Caroline que je vois cet après-midi au cabinet. La porte est verrouillée et je toque plusieurs fois en appelant Liz qui ne semble pas m’entendre. Pourquoi a-t-elle fermé à clé ? Heureusement que j’ai pris mon trousseau ce matin.
— Liz ? Tu es là ?
Je monte au premier pour récupérer mes pousses et toque à la porte de sa chambre, sans obtenir de réponse. J’entrouvre quand même le battant, au cas où, mais personne. Où est-ce qu’elle est partie ? J’espère qu’elle ne va pas aller n’importe où, je ne lui ai pas encore montré la limite entre le territoire des hommes et celui des femmes. Bon sang, comme si je n’avais que ça à faire de surveiller la naufragée, c’est pas possible ! Honnêtement, une part de moi a envie de la laisser se débrouiller, mais je ne peux pas la laisser dans la panade si elle l’est. Autant dire qu’elle n’appréciera pas vraiment d’être récupérée par les gardes et envoyée au Conseil.
Tant pis pour le vélo, je récupère les clés de ma voiturette pour aller plus vite et prends le chemin principal en direction du village. Peut-être qu’elle a simplement voulu venir me voir ? Je fais quand même un petit tour dans les quartiers autour du mien, mais pas de Liz à l’horizon. J’aurais peut-être dû aller frapper chez les voisins, non ? Si ça se trouve, elle est juste sortie et s’est fait accoster par une voisine. Pourquoi j’imagine toujours le pire, moi, aussi ? J’en suis presque à abandonner en me disant que je dramatise alors que j’arrive au village. Il fait beau et les enfants ne sont pas encore de retour en classe, ça grouille de monde sur le chemin, et je peine à avancer. Heureusement qu’il n’y a pas d’urgence, du moins, je l’espère.
Je me gare finalement devant mon cabinet et fais quelques pas en direction du port quand mes yeux tombent sur sa silhouette. Ok, au moins, elle est dans un lieu partagé et non chez les hommes. C’est déjà ça. Mais qu’est-ce qu’elle fait ? Elle est grimpé sur la barque de la vieille Marie-Anne qui va littéralement lui arracher les yeux si elle la voit là. Je me presse de descendre jusqu’au port pour la rejoindre, légèrement agacée.
— Liz ! Descends de là. Qu’est-ce que tu fiches ?
— Non, laisse-moi. Pourquoi tu es venue ici ? C’est ton Conseil qui t’envoie ?
— Je suis passée à la maison et je me suis inquiétée de ne pas t’y voir. Descends de la barque, Liz, Marie-Anne n’aime pas vraiment qu’on touche à ses affaires, soupiré-je. S’il te plaît.
— Je me moque de cette Marie-Anne, il me faut une embarcation si je veux rentrer chez moi et retrouver Rose. Je ne vais pas rester des mois ici, non plus !
— Donc tu comptes voler un bateau à une vieille dame qui a bossé dur pour pouvoir le posséder ? Tu sais que je suis responsable de toi et que c’est moi qui vais avoir des problèmes si tu fais n’importe quoi ?
— Eh bien, tu n’as qu’à venir avec moi. Je n’aime pas être prisonnière sur cette île, moi. C’est bien joli, c’est écolo, mais je veux revoir ma famille, mes amis…
— Tu devrais voir ça comme des vacances plutôt qu’une prison, Liz… Y a pire, quand même. Tu n’es pas prisonnière, c’est juste qu’il n’y a pas de bateau avant plusieurs semaines, c’est comme ça. Franchement, tu sais où tu dois aller ? Parce qu’on est à un bout du continent et tu risques de te retrouver encore une fois perdue au milieu de nulle part.
— Non, je ne sais pas, mais il doit bien y avoir des bateaux qui passent, non ? Et puis, pourquoi on n’a pas Internet ici ? Pourquoi on ne peut pas communiquer avec le reste du monde ?
— On limite au maximum notre impact sur l’environnement, combien de fois je vais devoir te le dire ? Écoute, Liz, m’impatienté-je, j’ai des patientes qui vont m’attendre, là. Tu… tu ne veux pas qu’on en rediscute ce soir ? Peut-être que… je ne sais pas, on pourrait tenter de faire une requête au Conseil, j’en sais rien, faut dire que ta situation est plutôt exceptionnelle…
Et qu’ils me foutent dans la merde, les membres du Conseil. C’est bien mignon, mais c’est moi qui la côtoie quotidiennement et qui dois lui mentir, ou tout du moins lui cacher la vérité. Qu’ils assument un peu leur décision !
— Tu crois qu’on peut faire ça ? Une requête ? Ils vont l’écouter ?
— Je ne sais pas trop, mais qui ne tente rien n’a rien, non ?
— J’ai l’impression que je suis en train de rêver, Jade…. ou de cauchemarder… Je ne sais plus trop… je…. j’arrive.
Elle a l’air tellement dépitée, la pauvre… Je peux comprendre que tout ça soit très compliqué à vivre pour elle. Entre l’éloignement d’avec ses proches et l’interrogation quant à savoir si sa petite amie s’en est sortie, il y a de quoi vouloir se barrer. Surtout qu’elle a quand même débarqué sur une île bien loin de sa façon de vivre.
— Je me doute que c’est perturbant, Liz. Je t’assure que je comprends. Du moins, j’essaie de me mettre à ta place pour comprendre… Je vais réfléchir à ce qu’on pourrait faire et essayer d’en discuter avec une membre du Conseil que je vois souvent, pour trouver une solution, mais… je ne te promets rien… Je suis désolée.
— Je sais Jade, répond-elle, en pleurs, en se lovant dans mes bras.
Je la serre contre moi et tente de l’apaiser comme je peux, mais j’ai l’impression que c’est un peu peine perdue… Même si elle arrête finalement de pleurer alors que je vois au loin des gardes en pleine ronde.
— Il faut qu’on remonte, Liz, sinon on risque de se faire un peu houspiller. Tu veux rester au cabinet cet après-midi ?
— Oui, je veux bien. Je ne veux pas rester seule… Et si je peux t’aider, tu me dis, hein ?
— Je te promets que si un gamin vomit, je ferai appel à toi, ris-je en attrapant sa main pour l’entraîner sur le chemin.
Mon regard croise celui de Malcolm, posté devant l’une des grandes fenêtres de la bibliothèque. Je doute qu’il aille moucharder au Conseil, mais il va falloir que Liz fasse attention, certains sont de vraies balances ici, et à défaut de vivre ensemble, ils et elles aiment particulièrement dénigrer le sexe opposé.
— On va bien te trouver de quoi t’occuper. Qu’est-ce que tu fais comme travail, chez toi ? lui demandé-je en faisant un signe de tête au bibliothécaire quand nous passons devant la fenêtre.
— Je suis graphiste pour une entreprise de publicité. Tu sais ce que c’est ?
— Pas du tout, ris-je. Tu crois que ça pourrait être utile ici ?
— Je ne sais pas… Je sais bien dessiner, l’art, c’est toujours utile, non ?
— Effectivement, ça pourrait être utile, mais pas pour de la publicité, on ne fait pas ça ici. Pour cet après-midi, est-ce que tu pourrais me rendre un service énorme ? Ça fait des semaines que je dois ranger ma pièce de stockage, mais je n’ai absolument pas le temps… Si ça ne t’embête pas d’éventuellement faire du tri, de ranger les produits selon les dates de fin de consommation, tout ça… J’avoue que tu me sauverais la vie.
— Bien, si ça peut t’être utile, ça me fera plaisir… et ça me changera les idées, j’espère.
J’espère aussi. Je ne suis pas sûre que le Conseil approuverait qu’elle se retrouve là-dedans à gérer mon stock, mais j’avoue que je suis plutôt une mauvaise élève à ce sujet et que je ne suis pas du tout à jour. La dernière fois qu’il y a eu une vérification, c’était la catastrophe, si bien que j’ai dû me coltiner deux weekends de tri des déchets à l’usine en plus de ma semaine de boulot. Bon, ça ne m’a apparemment pas suffi puisque je ne me suis pas améliorée. Bref, ça aura au moins le mérite d’occuper Liz pour l’après-midi et qu’elle reste à portée pour que je puisse garder un œil sur elle.
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