09. Pique-nique contrarié

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Jade

Je referme la porte de la serre et rejoins Liz dans la maison. Elle est occupée à lire l’un des livres que j’ai récupérés pour elle à la bibliothèque et on ne peut pas dire que ça semble vraiment la passionner. Elle a davantage l’air perdue dans ses pensées qu’autre chose.

Je nettoie les tomates que j’ai récoltées et les ajoute à ma salade. J’ai également récupéré chez Mathilde quelques œufs qu’elle m’a filés en douce et que j’ai cuits pour nous préparer un bon petit repas pour ce midi. Au moins, nous ne mourrons pas de faim, à défaut de mourir de rire. L’ambiance est un peu morose et je ne sais pas trop quoi faire pour remonter le moral de Liz. J’avoue qu’elle aurait tendance à me tirer vers le bas, pour le coup. J’ai beau essayer de rester optimiste, je sais dans quoi elle est embarquée bien malgré elle et son humeur triste teintée d’un poil de colère, bien que justifiée, ne m’aide pas à lui faire accepter les choses.

— C’est bon, je suis prête à partir. J’ai envie de fromage, j’espère que le stock est suffisant pour qu’ils en aient mis dans nos provisions.

— Je suis obligée de venir ? Je suis occupée, là.

— Eh bien, prends le livre, s’il te plaît tant que ça. Il fait beau, il faut en profiter, ils annoncent une tempête dans les prochains jours. Et j’ai besoin de bras pour les courses. Je veux bien t’héberger, mais je ne vais pas non plus tout te servir sur un plateau, Liz.

Je dis ça d’un ton léger et l’accompagne d’un sourire, mais ça n’en reste pas moins véridique. Elle est gentille, Liz, vraiment, je l’apprécie, mais j’ai autre chose à faire que de m’occuper d’elle dès que je suis à la maison. Je comprends qu’elle déprime un peu, mais cette île, c’est pas non plus le bagne.

— Allez, lève-moi ce joli petit fessier, on est parti. En plus, on doit te récupérer un vélo. Ça te permettra de te balader plus facilement et de découvrir des coins encore inconnus pour toi. Le weekend prochain, je t’emmènerai à la petite cascade s’il fait beau.

— Pourquoi es-tu si gentille avec moi ? demande-t-elle en se levant enfin. J’ai l’impression d'être un vrai boulet et ça ne me ressemble pas du tout. Je te jure que je suis plus enjouée que ça d'habitude.

— Eh bien, j’ai envie de voir la Liz enjouée, moi. Je doute que si je te dis que tu m’enquiquines et que j’en ai marre de te voir déprimer, je la trouve. Et puis, je suis gentille, c’est comme ça. Tu préférerais vivre chez une vraie enquiquineuse, peut-être ?

— Non, je suis contente d'être avec toi, c'est un peu comme si j'étais en vacances chez une de mes copines mais je ne peux m’empêcher de penser à tous ceux qui étaient sur le bateau avec moi. Tu crois qu'ils s'en sont sortis aussi ?

— Je ne sais pas, honnêtement. J’espère… Si les pêcheurs t’ont trouvée, j’imagine qu’ils ont pu être retrouvés aussi. Allez, on met tout ça de côté pour quelques heures ? Je te propose un pique-nique et du farniente. Avec un peu de chance, il y aura du monde et de la musique, une bonne ambiance et de quoi te changer les idées.

— Et après, on ira sur la plage ? Rien de mieux qu'un bain de soleil topless pour se changer les idées, non ?

— Eh bien, tu as vite changé d’avis sur le topless, ris-je en sortant à sa suite. Va pour la plage, ce n’est pas moi qui vais dire non à une séance de bronzage, crois-moi. J’adore parfaire ce corps de rêve.

Je lui lance un regard assuré avant d’éclater de rire, et m’installe dans la voiturette après avoir déposé notre panier déjeuner dans le petit coffre. Il ne nous faut que cinq minutes pour gagner le centre du village et je me gare devant mon cabinet alors que la radio nous prévient que la tempête qui arrive risque d’être violente, nous incitant à protéger nos récoltes et à bien nous mettre en sécurité dès lundi midi. Il faudra que je pense à ranger tout ce qui traîne dans ma cour demain afin que rien ne s’envole, et que je décale les rendez-vous de lundi après-midi.

— Tu pourras me filer un coup de main lundi matin ? Il faudra que je décale mes rendez-vous pour être tranquille et ne pas me retrouver dans la tempête, sauf en cas d’urgence…

— Oui, bien sûr. Autant que je m'occupe vu que je suis coincée ici pour un moment. Et avec toi, le plaisir des yeux est assuré au moins.

Je note son sourire. Il est rare, c’est appréciable. La jolie naufragée est déjà bien agréable à regarder d’ordinaire, j’avoue que la version souriante ne me laisse pas de marbre.

Je lui fais signe de me suivre et nous prenons le chemin du magasin. J’imagine que la façon de faire va la surprendre, ou alors elle s’est déjà habituée à ce fonctionnement particulier, même si je doute qu’on s’y fasse vraiment un jour, à moins de faire taire son cerveau et d’arrêter de réfléchir et se poser des questions. Nous entrons donc dans la boutique et nous dirigeons vers l’accueil des femmes. Il n’y a pas grand monde en ce début de samedi après-midi, les gens sont plus occupés à profiter du beau temps, à aller se baigner ou se prélasser au soleil, à profiter de la vie, plutôt qu’à récupérer leurs provisions, mais je n’ai pour ma part pas eu le temps avant et il est assez fréquent que j’y aille après mon travail.

— Bonjour Bénédicte. Pitié, dis-moi qu’il y a du fromage, sinon je vais faire un scandale, interpellé-je l’employée qui me sourit, toujours aussi avenante.

— Je t'en ai gardé un morceau, oui, mais je ne vais peut-être ne te le donner que si tu me présentes la ravissante créature à tes côtés. C'est notre réfugiée, c'est ça ?

— Oui, pardon. Je te présente Liz. Liz, s’il y a une femme ici avec qui il faut être adorable, c’est bien Bénédicte. C’est un amour.

— Enchantée Bénédicte. Je vois que tout le monde me connaît déjà…

— Il faut dire qu’il est rare que des gens du continent débarquent ici. Enchantée également. Les rumeurs disent vrai, elle est vraiment canon, glousse l’employée.

Je lance un regard gêné à Liz qui sourit à mes côtés, plus amusée qu’autre chose, semble-t-il.

— Bon, vous voulez que je vous laisse, peut-être ? me moqué-je. Mais je ne pars pas sans mon fromage. C’est bon, on peut aller récupérer nos provisions ?

— Oui, vas-y. Je t'ai mis un paquet pour ton invitée aussi, mais si tu te lasses de l'avoir chez toi, elle peut revenir ici ! J'habite juste au-dessus du magasin, ajoute-t-elle sur le ton de la confidence, et mon épouse ne dirait pas non à un peu de nouveauté…

— Je suis très bien chez Jade pour l'instant mais merci de l'accueil et des gentils mots.

— Quelle bonté, souris-je. Bon weekend, Bénédicte.

J’attrape la main de Liz et l’entraîne dans le couloir qui mène au comptoir pour récupérer nos vivres. Il semblerait effectivement que la rouquine de l’accueil n’ait pas eu tort, car sa femme fait clairement du rentre-dedans à mon invitée, qui ne sait plus où se mettre à force d’être sollicitée.

— Désolée, certaines femmes ne savent pas se tenir, ris-je alors que nous reprenons le chemin en direction de mon cabinet pour mettre nos provisions au frais le temps de l’après-midi.

— Ce n'est pas désagréable, tu sais. Chez moi, encore beaucoup de femmes n'assument pas leurs préférences sexuelles et se cachent. C'est libérateur de voir la liberté de vos mœurs.

— Tu vois que ce n’est pas si terrible que ça de vivre sur cette île. Tu prendras du fromage ou pas ? lui demandé-je en ouvrant le sac en tissu. Oh, y a des fraises, super ! Les miennes tardent à mûrir !

— Je pense que je vais m'y faire et que je vais pouvoir patienter en effet. Pour le fromage, je vais te laisser le prendre et comme ça, tu en auras plus pour toi.

— Ça ne serait pas très sérieux, ris-je en coupant une bonne part que je croque déjà. Hmm, un vrai délice, tu ne sais pas ce que tu manques, là.

Nous ressortons rapidement et récupérons le panier dans la voiture. J’ai bien envie de me poser sur la plage, mais il est grandement déconseillé de le faire pour ne pas polluer le sable. Le Conseil ne l’interdit pas, mais il estime que ce lieu n’est pas fait pour ça. Ils sont un peu chiants, parfois…

Je fais signe à Liz de me suivre et nous contournons la bibliothèque pour nous rendre dans le petit parc qui se situe derrière et où des tables de pique-nique en bois sont installées. Je soupire en constatant que malgré les consignes, les mâles font comme bon leur semble. En effet, l’espace est séparé en deux par une haute haie afin de permettre aux hommes et aux femmes de déjeuner sans se mélanger. Pour autant, il y a des hommes de chaque côté et donc aucune femme dans les parages. Raté pour le déjeuner musical. J’aime bien quand le petit groupe que les filles ont monté s’installe et improvise quelques chansons, ce qu’elles font assez fréquemment.

J’hésite un instant à faire demi-tour, mais ces sans-gêne m’enquiquinent et me donnent envie de pousser ma gueulante. Espérons que je ne me fasse pas griller, mais franchement, ils abusent.

— Dites, vous ne voulez pas qu’on vous laisse notre bout d’île, tant que vous y êtes ? Nous aimerions bien nous installer pour déjeuner, nous aussi.

Personne ne me répond, personne ne me regarde et personne ne bouge non plus. Comme si je n’existais pas. Dans le genre insupportable, on se positionne bien, là.

— Allô ? Y a quelqu’un ? Vous comptez faire comme si on n’existait pas ? Très bien.

Je récupère le panier que tient Liz et vais m’installer à une table occupée par deux hommes qui daignent enfin m’accorder un regard, outré, en prime. J’y crois pas. Pour autant, je les ignore, comme eux ont pu le faire avant, et sors notre salade alors que Liz s’installe face à moi. Oui, j’abuse puisqu’il y a des tables vacantes, mais les règles sont les règles, non ?

— Je te jure, comment vous faites pour vivre avec eux ? Tous des imbéciles, c’est pas possible, marmonné-je.

— C’est clair qu'on est plus tranquilles entre femmes !

— Vous comptez rester installés ici encore longtemps ou vous attendez qu’on parle de nos règles pour enfin vous barrer ? interpellé-je finalement les deux zigotos assis à la même table que nous.

— Ça va pas ! Tu n'as pas le droit de t'adresser à nous et surtout pas de parler de vos trucs de femmes. Il manquerait plus que vous vous bécotiez devant nous ! On était là avant et il y a d'autres tables alors, laissez-nous tranquilles.

— Vous êtes du mauvais côté de la haie. Il y a trois fois plus d’hommes de l’autre côté, vous n’auriez pas dû vous installer ici. On ne bougera pas. Partage équitable de l’espace et respect des lois, vous vous rappelez ? Bougez de là.

— Oh la la, tout de suite, les grands mots ! Bougez de là, répète-t-il en imitant ma voix.

La maturité du gars me sidère un peu, mais c’est surtout la vision de Jasmine en tête d’un cortège de quatre gardes qui m’empêche de réagir. Putain, pourquoi est-ce qu’on n’est pas allées s’installer à une autre table, déjà ? Ah oui, moi et ma tête de mule.

— Ah, vous tombez bien ! m’écrié-je en me levant, faisant attention à ne regarder que Jasmine. Nous sommes de retour à l’avant-guerre, les hommes se croient tout permis et pensent pouvoir nous dominer à nouveau, regardez ça ! Aucun respect pour la femme, manquerait plus que l’un d’eux m’ordonne d’aller faire la popote et on serait bien !

— Messieurs, qu’est-ce que vous faites de ce côté-ci de la ligne de démarcation ? s’emporte mon amante. Je veux vos identités immédiatement avant qu’on ne vous arrête !

— Il n’y avait plus de place de l’autre côté et personne à ces tables, marmonne un des types…

— Il fait beau, l’attaqué-je, et manger par terre n’a jamais abîmé aucun popotin. Vous n’avez rien à faire ici, c’est la règle. Et je ne parle pas de mes règles, petite chose fragile, pas d’inquiétude.

Oui, bon, OK, je cherche un peu, je plaide coupable. Mais sa tronche m’agace, c’est comme ça.

— Viens, Liz, allons manger plus loin, continué-je en rangeant nos affaires en guise de dernière provocation. On vous laisse régler ça avec les gardes, Messieurs.

Sa tête énervée me fait jubiler, mais je me contente d’un masque neutre au moins jusqu’à ce que nous soyons installées plus loin. En revanche, je ne manque pas le regard de Jasmine, mi-agacée par mes réflexions, mi… excitée, je dirais. Oui, elle adore quand je me rebelle, même au lit, et ça donne des situations plutôt sympathiques dans l’intimité de son appartement.

— Franchement, comment tu fais pour vivre et côtoyer des hommes de près ? Je pourrais pas, ils sont tellement… Ah, j’ai même pas les mots.

— La plupart ne sont pas cons à ce point-là quand même ! Il y en a même de très gentils, tu sais ?

— Tant qu’ils la bouclent et ne te regardent pas avec dédain, tu veux dire ? souris-je sans pouvoir m’empêcher de penser à Malcolm qui semble, a priori, moins con que celui-ci.

— Oui, c’est exactement ça ! Bon, on mange ou quoi ?

J’acquiesce et sors le nécessaire pour remplir nos estomacs. Il est temps d’oublier les hommes et de profiter du weekend. Ou d’essayer, tout du moins, parce que depuis mon passage à la bibliothèque, j’avoue que je pense souvent à Malcolm et notre conversation Pourquoi ? Allez savoir…

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