14. En terre inconnue… au milieu des femmes !
Malcolm
Je profite de ma petite pause pour laisser Murielle gérer l’accueil en bas. Nous avons réussi à nous mettre d’accord sur une organisation qui permet une ouverture sur des horaires élargis pour la bibliothèque, mais cela implique quelques petits écarts avec la règle habituelle d’éloignement des hommes et des femmes. Car là, pendant trente minutes, si un homme se présente pour un renseignement ou pour enregistrer un livre, c’est elle qui va gérer. Il est rare qu’on soit abordé par quelqu’un du sexe opposé, mais ça peut se produire si quelqu’un est pressé et ne peut attendre. Et puis, si je fais le matin, elle fait le soir et donc, forcément, il y a beaucoup de moments où nous sommes seuls à gérer. Et le Conseil n’a pas l’air plus inquiet que ça de cette organisation qui convient à tout le monde.
Je vais m’installer à mon petit coin préféré, sur un des fauteuils devant la baie vitrée à l’étage. A mon arrivée ce matin, j’ai retiré les planches que j’avais mises en protection sur les fenêtres et je peux à nouveau profiter de la vue. Je jette un œil vers le cabinet médical mais constate que seul Daniel est présent. Jade doit être en train de se reposer un peu après tout ce qu’elle a dû faire pendant et juste après la tempête alors que son collègue était coincé chez lui suite à des arbres tombés autour de sa maison.
Avant de me plonger dans mon livre, je me fais la réflexion que cet événement climatique n’aura pas eu que des impacts matériels. Le rapprochement qui s’est fait avec la Doc est une conséquence collatérale qui aura des effets sur le bien plus long terme que les arbres déracinés car j’ai l’impression que je vais être amené à la revoir, ne serait-ce que pour l’enquête que nous avons débutée ensemble et qui semble l’intéresser autant que moi.
Je reprends la lecture du livre interdit après m’être assuré que je suis bien seul à l’étage et me perds dans le récit qui est beaucoup plus romancé que ce à quoi je m’attendais de la part d’un ingénieur. Il se permet même quelques élans de lyrisme qui ne peuvent que plaire à mon esprit poète et je me plonge dans le récit avec une curiosité folle. Il semblerait, d’après ce qu’il raconte, qu’il y a un générateur dissimulé dans un coin de l’île, qu’il a participé à sa création et que, au moment où il écrit son bouquin, il regrette cette participation. C’est étrange, tout ça, mais le seul élément concret qu’il donne, c’est la description d’un lieu qui n’est pas très éloigné de l’endroit où on a vu la milice. Et grâce à ce qu’il en dit, je comprends à peu près de quoi il parle. Le seul souci, c’est que c’est du côté de la zone des femmes.
Je me remets au travail et passe le reste de mon service à réfléchir à un subterfuge qui pourrait me permettre d’aller voir si je peux trouver des indices à l’endroit indiqué par l’ingénieur, mais je ne vois pas trop comment je pourrais faire sans risquer de me faire surprendre, de me prendre un travail d’intérêt général pour m’être introduit sur le territoire des femmes, voire pire, un recyclage. Et c’est ma collègue qui me donne une idée sans même le savoir alors qu’elle répond à son téléphone.
— Je vais passer te le déposer ce soir, sans problème. Ne t’inquiète pas, c’est un service que l’on propose souvent à la bibliothèque. Et puis, tu sais bien que je ne me fais jamais prier pour des câlins qui dérapent. A tout à l’heure, ma belle.
A la fin de mon service, je récupère un livre sur la cuisine écologique et prends mon vélo pour me rendre du côté des femmes. Pas facile avec une main, mais je me débrouille, trop impatient d’aller mener mon enquête pour attendre que mon poignet aille mieux. Et si quelqu’un me pose une question, je sais ce que je vais faire, je dirai que je suis là pour une livraison à une vieille dame, en espérant que ça soit suffisant pour berner les gardes. Et puis, si j’ai l’air sûr de moi, ça devrait passer sans trop de souci.
Je profite de la douceur de cette fin d’après-midi tout en appuyant avec puissance sur les pédales de mon vélo qui m’entraine doucement vers une série de petits ensembles de maisons et d’immeubles conçus pour optimiser les économies d’énergie et les transports. Chaque unité est vraiment bien conçue avec des magasins de proximité, des appartements qui ont l’air orientés de telle sorte à toujours bénéficier du soleil, et des repairs cafés un peu partout. Je passe devant un premier groupe de femmes attablées dans une maison de convivialité qui me dévisagent, un peu surprises mais sans plus de réaction que ça et me dis que ma stratégie est en train de fonctionner. Cependant, je n’ai pas fait cinq cents mètres que j’entends un coup de sifflet derrière moi et qu’une patrouille de femmes en uniformes me fait signe de m’arrêter. J’obtempère et les laisse me rejoindre et m’encercler, comme si j’étais la peste bubonique qu’il fallait empêcher de contaminer leur partie du territoire. Je n’ai que mal au poignet, je ne mérite peut-être pas tant d’attention sur le plan sanitaire !
— Je peux savoir ce que tu fais là ? me demande une blonde qui s’est postée devant moi. Tu crois que tu peux te promener ici comme si c’était chez toi ?
— Euh non, je sais bien que je suis sur votre territoire, mais j’ai une livraison à effectuer. Avec la tempête, on est un peu débordés et Murielle m’a dit d’aller déposer ce livre à la maison près de la fontaine, en haut du chemin, pour une vieille dame dont j’ai oublié le nom.
Je la regarde dans les yeux comme si c'était la chose la plus normale du monde et ne les baisse pas quand elle me scrute.
— Près de la fontaine, tu dis ? Hélène ? Elle a été blessée pendant la tempête ? Ce n’est pas son genre de se faire livrer.
— Oui Hélène, c’est ça ! Et je ne pense pas qu’elle soit blessée, non. Elle a raconté toute une histoire d’arbres à débarrasser à Murielle et je lui apporte donc le livre sur la cuisine qu’elle voulait. Rien d’anormal, vous savez bien qu’à la bibliothèque, les règles habituelles sont un peu différentes. Et promis, je ne lui parle pas, je dépose le bouquin et je regagne mes pénates.
— Tu me sembles bien bavard pour quelqu’un qui n’est pas censé parler aux femmes, ricane sa collègue à côté de moi. Très bien, vas-y, mais ne te plains pas si tu te fais insulter. On a des femmes un peu extrêmes dans le quartier de ta cliente.
— Bien, je vais faire vite, promis.
J’enfourche à nouveau ma bicyclette et reprends mon chemin comme si de rien n’était même si je sens dans mon dos le regard de la petite dizaine de femmes qui viennent de m'interpeller. Lorsque j’arrive à l’endroit décrit par l’ingénieur, j’ai la mauvaise surprise de constater que l’espace naturel dont il parle a disparu et que des maisons ont été construites à la place. Il ne reste vraiment que la fontaine à laquelle je vais me désaltérer en réfléchissant à la suite à donner à mes recherches. C’est dommage d’avoir fait tout ce chemin pour faire chou blanc à la fin.
Je me décide à faire le tour du quartier, plus par curiosité qu’autre chose, vu que j’ai l’opportunité de découvrir un ensemble résidentiel pour les femmes. Je ne suis pas surpris de voir que l’organisation générale est la même que chez nous et les petites maisons ont toutes l’air bien agréables. Je fais toujours comme si tout était normal pour moi et que j’étais à ma place alors que je suis clairement en territoire inconnu et interdit. En prenant un petit chemin sur le côté, je suis étonné de voir une voiturette garée près d’une des maisons similaires aux autres. Je n’en mettrais pas ma main à couper mais je crois que, un peu par hasard, je me retrouve devant la maison de la Doc. J’hésite à poursuivre mon exploration mais la curiosité est la plus forte et je me rapproche donc de l’habitation.
Sur le devant, rien de particulier, aucun signe de vie. C’est calme et on n’entend que le bruit des générateurs à énergie solaire qui tournent afin de permettre à tout le monde d’avoir un minimum d’électricité et de confort. Je contourne la demeure de la Doc et passe dans le petit sentier qui délimite le pâté de maisons afin d’essayer de voir l’intérieur de chez elle. C’est vraiment de la curiosité mal placée mais depuis que nous avons parlé pendant la tempête, je suis intéressé par tout ce qui la concerne. Et je me dis que si elle habite ici, elle aura peut-être des infos à me communiquer qui pourraient faire avancer notre enquête.
La première chose que je vois, c’est la magnifique serre dans laquelle j’aperçois les plantes que fait pousser Jade. Le jardin est rempli de fleurs et tout a l’air bien entretenu, un savant mélange entre respect de la nature et organisation marquant la main de la propriétaire. Au premier abord, les rosiers ont l’air d’avoir grandi un peu n’importe où mais quand on se pose un instant, on constate qu’il y a un petit chemin naturel qui serpente entre les plantations. Je m’approche du portail en bois et essaie de discerner si elle est présente ou pas chez elle. Je ne vois tout d’abord rien du tout, que son salon qui a l’air vide.
Je m’apprête à rebrousser chemin quand je vois la réfugiée apparaître et s’asseoir sur le canapé, vêtue d’une robe d’été toute légère, un verre à la main. Elle est bientôt rejointe par Jade qui s’installe juste à côté d’elle. Elle est encore moins vêtue que Liz, avec une simple culotte et un petit tee-shirt dévoilant bien agréablement ses jolies courbes. J’hésite à aller les déranger, ne sachant pas si la nouvelle arrivée est au courant de nos histoires et de notre enquête en cours, et je me dissimule donc derrière les buissons pour observer la scène qui se déroule à l’intérieur. C’est un peu malsain, je l’avoue, mais je n’arrive pas à détourner les yeux. Les deux femmes semblent en grande discussion, c’est animé, et je rigole tout seul en voyant comment Jade parle avec les mains qu’elle agite dans tous les sens. Tant et si bien qu’elle finit par accrocher le verre de son invitée et les voilà toutes les deux en train de nettoyer par terre. Elles sont toutes les deux face à face, agenouillées, et je n’en reviens pas quand je vois leurs bouches se sceller l’une à l’autre pour un baiser d’abord sage mais qui devient rapidement plus passionné quand la Doc repousse Liz sur le canapé et vient la chevaucher.
Je n’ai jamais vraiment vu une scène entre femmes si intime et de si près. J’ai bien lu quelques histoires, quelques descriptions dans les livres autorisés par le Conseil, mais de le voir comme ça se dérouler sous mes yeux est à la fois excitant et aussi très instructif. Ce n’est finalement pas si différent de ce que nous pouvons faire nous, les hommes. La seule chose qui me dérange un peu, c’est la pointe de jalousie que je ressens quand je constate que Liz a empoigné les fesses de sa partenaire et qu’elles se collent l’une à l’autre. Je crois que c’est ce sentiment comme l’impression un peu malsaine de violer l’intimité des deux jeunes femmes qui me poussent à rebrousser chemin et à m’éloigner du spectacle que je n’étais pas censé observer.
Je reprends mon vélo et repars rapidement vers le centre du village, près de la plage, pour retourner à mon appartement. Le chemin, en descente, est beaucoup plus facile et agréable que dans l’autre sens. Aucun souci, même avec une main valide. Je sens le vent qui glisse le long de mes oreilles et cela me permet de me perdre un peu dans mes pensées. J’essaie de rester concentré sur l’enquête et sur le fait que Jade a peut-être des infos à me donner, vu où elle habite, mais mon cerveau un peu torturé n’arrête pas de me ramener à cette embrassade que j’ai pu espionner. Et l’image que j’ai en tête n’est pas du tout raisonnable… Pourquoi suis-je si excité à l’idée de me retrouver à la place de Liz ? La tempête aurait-elle perturbé toutes mes hormones ?
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