20. L’adieu à la recyclée
Malcolm
La page blanche me nargue. J’essaie d’y coucher quelques mots mais rien ne me vient en tête. Comme si les mots qui parfois s’enchaînent si facilement avaient décidé de se cacher ou de s’écrire en blanc pour mieux se dissimuler et m’empêcher de les partager au monde. C’est énervant, cette sensation. C’est comme s’ils étaient bien présents dans mon cerveau mais qu’il y a une barrière ou une protection que je ne peux contourner et qu’ils échappent à mon attention. Et pourtant, mon poème ne va pas s’écrire sans moi ! Pas sûr qu’ils apprécient si je leur dis que ce mois-ci, je n’ai rien composé. Oh, j’ai bien écrit quelques petits textes ces derniers jours, mais tous tournent autour de la passion entre un homme et une femme. Pour la revue officielle du Conseil, ça ferait mauvais genre.
Quand c’est comme ça, j’essaie de trouver un thème ou un angle d’attaque qui m’inspire. Il faut que ce que je vais écrire soit à fois une invitation à aimer la nature, mais aussi l’expression de sentiments et d’émotions que j’ai en moi et qu’il me faut transformer en mots. Je laisse mon esprit vagabonder en pensant à notre si belle île, à ses rivières et ses forêts, ses plages et tous ses animaux qui la peuplent. Je me vois voler au-dessus d’un cours d’eau, le remonter jusqu’à cette petite prairie qui est mon petit coin de paradis, avec ces magnifiques étendues vertes qui entourent un petit moulin à aube et une petite mare où j’adore passer du temps quand je veux m’éloigner des autres. Bingo ! C’est sur ça que je vais écrire ! Mais à peine ai-je composé les deux premiers vers que j’entends les cris et les chants des femmes qui honorent la mémoire de Gislaine.
Je sors de mon bureau et m’installe à mon observatoire habituel. Pour mieux écouter ce qu’il se passe, j’entrouvre la fenêtre, ce qui me permet d’être aux premières loges pour la cérémonie traditionnelle d’adieu à nos proches. La version féminine est souvent beaucoup plus démonstrative que celle des hommes, sans que je sache vraiment pourquoi. Je suis curieux de voir s’il ne va pas y avoir de débordements, vu la raison de ce recyclage anticipé pour la vieille dame.
Le cortège apparaît à l’angle de la rue principale. C’est Marguerite qui est seule en tête. Elle porte une photo immense de son ancienne compagne, dignement, en avançant lentement, les yeux embués de larmes. Toute vêtue de blanc comme toutes les femmes présentes à cette cérémonie, elle dégage une aura de sérénité et de courage. On voit bien qu’elle tient à ce que l’adieu à Gislaine soit à la hauteur de l’amour qui les a unies si longtemps.
Derrière elle, ce sont toutes leurs amies et connaissances qui prennent part à la procession. Ce n’est pas du tout un moment silencieux car il est de tradition de crier, de hurler même et de frapper des mains, c’est le seul moyen de faire peur aux esprits malins et de les éloigner de l’âme de la personne recyclée qui doit trouver son chemin jusqu’au bébé qui vient d’arriver. Et puis, il faut chanter, il faut montrer la voie à l’âme en peine pour qu’elle ne se perde pas en route. La seule différence avec les cérémonies habituelles, c’est que Liz n’est pas un bébé. Et que personne ne sait vraiment ce qu’il va se passer au niveau des âmes en question.
La naufragée fait partie de la procession, elle est aux côtés de la Doc qui porte comme elle une robe légère blanche. J’avoue qu’entre la blonde aux formes bien voluptueuses et la Doc à ses côtés, le spectacle est magnifique. Je doute que beaucoup d’hommes soient comme moi, attirés par ce spectacle, mais je n’en perds pas une goutte. Je dois lire trop de littérature interdite car mon cerveau imagine tout de suite ce qu’il y a sous ces vêtements fins, la courbure de leurs seins libres de toute entrave, la douceur de leur peau, la cambrure de leurs reins. J’imagine leurs longues jambes bien galbées se mouvoir et j’ai une envie folle d’assister à la même scène mais sans les vêtements. Tout mon corps réagit comme dans mes moments les plus fous d’excitation et je sens comme mon sexe se retrouve à l’étroit.
— Triste spectacle, n’est-ce pas.
Je suis tiré de ma rêverie par une voix grave dans mon dos. Rapidement, j’essaie d’enfouir toutes mes pensées dans un recoin de ma tête et me tourne vers l’homme qui m’a rejoint sans que je ne m’en rende compte et qui exprime une impression aux antipodes des miennes, même si c’est vrai qu’il s’agit quand même d’une cérémonie pour le recyclage de quelqu’un.
— Oh, Edgar, je ne t’ai pas entendu arriver. Tu as besoin d’un renseignement ?
Le vieil homme, membre du Conseil, me regarde un instant et me dévisage comme s’il savait ce à quoi j’étais en train de penser. Il porte sa main à sa barbe grise et semble essayer de percer mes secrets. C’est troublant pour moi car je ne suis jamais serein quand je suis en présence d’un membre du Conseil et en plus, avec Edgar, je vois les traits de son fils, Marco, ce qui me rappelle nos étreintes.
— Non, je venais observer la cérémonie. C’est le meilleur point de vue, ici… et… Marco m’a dit que tu avais cherché à te renseigner sur le sort de Liz.
Tu m’étonnes qu’il cherche à savoir ce que j’ai en tête si Marco lui a parlé de mes questions. Il va falloir que je fasse attention à mes réponses si je ne veux pas m’attirer des ennuis.
— Oui, je suis curieux de savoir ce que le Conseil va faire, cette situation, même si elle n’est pas sans précédent, n’est quand même pas commune.
Les femmes présentes continuent d’avancer lentement vers le bord de mer sous nos yeux et j’ai l’impression que de longues minutes se passent avant qu’Edgar ne reprenne la parole.
— Le Conseil a décidé dans l’intérêt de l’île. La décision n’a pas été facile à prendre, mais… le plus important, c’est l’équilibre. Et Liz est une jeune femme en pleine santé qui va fournir à notre laboratoire de quoi concevoir de nombreux et beaux enfants.
— Tant mieux si vous êtes satisfaits de la décision prise. Et vous allez donc la garder sur l'île combien de temps ?
— Définitivement. Nous allons organiser des rencontres pour qu’elle se trouve rapidement une femme.
— Des rencontres ? Mais vous allez faire comment ? D’habitude, vous laissez aux partenaires le temps de se trouver, non ?
— Elle s’est trop rapprochée du médecin, il faut qu’elle élève un enfant. On va lancer une annonce pour organiser une journée de rendez-vous entre célibataires, chez les femmes. Pourquoi tout ça t’intéresse à ce point, Malcolm ?
— Je cherche l’inspiration pour mes poèmes et si j’arrive à en faire qui renforcent l’amour de la Nature et qui en plus sont liés au quotidien, ça a encore plus d’impact. Et là, avec ce que tu me dis, bientôt tout le monde ne va plus parler que de ça. Tu sais comment les informations circulent !
J’espère qu’il va me croire et suis rassuré quand je constate qu’il sourit à ma réponse et se replonge dans la procession qui s’est arrêtée au bord de mer. Marguerite fait désormais face au reste des dames et leur montre la photo de Gislaine. Elle évoque rapidement la vie de sa femme avant leur rencontre puis parle de leur amour et de leur vie qu’elles ont choisi de faire ensemble sans accueillir d’enfant pour laisser à d’autres la possibilité d’en avoir deux, que ce sacrifice, elles l’ont réfléchi à deux et ne l’ont jamais regretté. Elle conclut en évoquant tout ce qui va lui manquer, surtout leur complicité. C’est émouvant, j’en ai la larme aux yeux, ce qui provoque un léger ricanement de la part d’Edgar qui s’adresse une nouvelle fois à moi avant de partir.
— Être poète te rend trop sensible, Malcolm. Tu devrais penser à te caser et à accueillir un enfant rapidement. Je peux t’assurer que les nuits blanches et les engueulades de couple, ça blinde. Et arrête donc de regarder les femmes, tu sais ce que le Conseil en pense, soupire-t-il en s’éloignant.
— Ne t’inquiète pas pour moi, lui lancé-je avant qu’il ne prenne les escaliers, je vais demander à Marco si ça l’intéresse et tu pourrais te retrouver grand-père avant même de t’en rendre compte !
Il se retourne et me jette un regard surpris avant de hausser les épaules et de continuer son chemin. Je ne sais pas pourquoi j’ai crié cette absurdité car ce n’est pas du tout dans mes projets, mais je n’ai pas envie qu’il commence à avoir des doutes à mon encontre, et quoi de mieux que de lui faire croire que je suis avec son fils pour me mettre à l’abri de ses doutes ? En attendant, je constate que toutes les femmes sont en train de se succéder au bord de la mer pour jeter des pétales de fleurs dans l’eau de l’océan qui les emporte au loin. C’est la fin de la cérémonie et je me sens comme un devoir de prévenir Liz de ce qui va lui arriver. Et ce sera sûrement une occasion de recroiser Jade et d’apprécier de plus près sa petite robe blanche.
Je réfléchis quelques instants et me décide pour un plan assez bancal mais qui devra faire l’affaire. Je mets un écriteau sur ma porte avec la mention “En réunion” dessus, comme il m’arrive parfois de le faire, et je m’éclipse de la bibliothèque aussi discrètement que possible. Je fais confiance au civisme des lecteurs pour ne pas partir sans enregistrer leurs livres et j’espère aussi que Murielle va profiter de la présence de toutes ses amies à la cérémonie pour ne pas rentrer trop tôt et me griller. Normalement, ça devrait passer… et sinon… sinon, j’improviserai.
Toujours en mode discrétion maximum activé, je traverse rapidement la rue et me demande comment je vais faire pour parler à Liz et Jade sans me faire prendre par une patrouille ou me faire remarquer par quelqu’un. J’ai quand même le chic pour me mettre dans des galères, mais cela ne refroidit que partiellement mon courage. Je reste dans le petit recoin derrière le cabinet de la Doc alors que les femmes commencent à regagner leur domicile ou leur activité. Si Jade emmène Liz dans sa voiturette, je vais me retrouver comme un idiot et je peste contre mon manque de préparation. Il faudra qu’un jour je me mette à réfléchir plutôt que d’agir d’abord.
Lorsque j’aperçois les deux femmes, objets de mon aventure, remonter la rue principale, je sors de mon recoin pour qu’elles me voient. Tant pis pour la prise de risque, je ne fais rien de mal si je suis juste vu, mais je ne peux pas les laisser rentrer chez elles sans les informer de ce qui les attend dans les prochains jours. Mon regard croise celui de Jade et immédiatement, je retourne me cacher dans le petit recoin derrière son cabinet. Cela devrait l’intriguer suffisamment pour qu’elle vienne me rejoindre, non ?
Effectivement, je n’ai pas beaucoup à attendre pour la voir m’ouvrir la porte de son cabinet et me faire signe de la rejoindre. Liz est là aussi et je la trouve plus amusée qu’apeurée de me voir. Je m’en étonne d’abord avant de réaliser que pour elle, cette situation n’a rien d’inhabituelle.
— Qu’est-ce qui se passe ? me demande Jade en refermant la porte derrière moi.
Elle est encore plus belle de près, comme je m’y attendais. La robe est presque transparente et je ressens des sensations étranges et contradictoires, entre le désir et l’attirance que ses jolies formes provoquent chez moi et l’impression que je suis en train de violer la loi et les règles de l’île qui me font me sentir coupable. Je prends une grande respiration pour me calmer sous le regard intrigué des deux jeunes femmes avant de m’adresser directement à Liz pour ne pas perdre ma concentration à cause de l’attraction exercée par la présence de la beauté naturelle qui l’héberge.
— Liz, j’ai des informations te concernant. Tu as déjà dû comprendre qu’ils voulaient te garder ici définitivement ?
— Oui, je… bien sûr, soupire-t-elle en jetant un œil à Jade.
— Eh bien, j’ai vu un membre du Conseil à l’instant. Il m’a expliqué qu’il allait organiser des rencontres avec les célibataires de la ville pour que tu en choisisses une et que vous puissiez rapidement accueillir une enfant. Je… je ne sais pas pourquoi je te le dis, mais peut-être qu’il y a un moyen d’éviter ça ?
— Sérieusement ? J’ai une tronche à faire du speed dating, sérieux ? marmonne-t-elle avant de se laisser tomber sur le lit derrière elle. Qu’est-ce je peux faire ? Ils vont me recycler, comme vous dites, si je ne fais pas ce qu’ils veulent…
— Je ne sais pas… prendre ton temps pour choisir déjà ? Essayer de jouer à l’ingénue en disant que… que tu préfères Jade par exemple, parce que c’est la plus jolie des prétendantes ? Elle ne peut pas avoir d’enfant, ça va les embêter, ça. Moi, c’est ce que je ferais à ta place.
Et plutôt deux fois qu’une… Quelle femme ! J’ai du mal à ne pas passer tout mon temps à la contempler alors qu’elle s’est installée debout derrière Liz, ses mains posées sur les épaules de la blonde.
— S’ils veulent que j’élève une enfant, je doute qu’ils me laissent avec Jade… Je… Franchement, c’est quoi votre prison ? Comment vous faites pour vivre ici sans jamais vous rebeller, putain, s’agace-t-elle.
— On ne connaît que ça, Liz, soupire la Doc. Et… même si certaines choses nous déplaisent, qu’est-ce qu’on peut faire ? De toute façon, il vaut mieux que tu te trouves une gentille fille pour occuper tes soirées et te réchauffer l’hiver. Tu mérites d’être heureuse et tu seras une maman géniale.
— Et on vit bien ici. On respecte la planète, on est heureux. Si tout le monde faisait comme nous, il n’y aurait plus de pollution, plus de réchauffement climatique… commencé-je avant de m’arrêter.
Ce n’est en effet pas l’endroit pour faire de la propagande même si je crois profondément en ce que je dis. Le Conseil a raison de mettre en œuvre la grosse majorité des règles que nous suivons, c’est la seule façon de sauver notre avenir.
— Je vous laisse réfléchir, moi. Il ne faut pas que je m’attarde ici, j’ai laissé la bibliothèque sans surveillance. Je voulais juste vous prévenir pour que vous puissiez réfléchir et anticiper un peu les choses.
— Merci, Malcolm, souffle Jade en me souriant alors que Liz reste immobile et silencieuse.
Elle me raccompagne jusqu’à la sortie et me fait signe de partir quand la voie est libre. En un rien de temps, je suis de retour à la bibliothèque et soulagé de voir que personne ne semble avoir remarqué mon absence. Je suis content d’avoir pu leur parler et les prévenir, même si je ne sais pas si elles pourront faire quelque chose pour éviter que la décision du Conseil soit appliquée. Et, franchement, prendre des risques pour voir Jade, ce n’est pas si désagréable que ça.
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