23. A l’abri du monde extérieur

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Jade

Je rejoins Malcolm déjà en haut de la colline en soufflant comme un bœuf. J’ai voulu la jouer sportive et ne pas broncher, mais j’ai les cuisses et les poumons en feu. C’est décidé, après cette randonnée et les jours nécessaires qu’il me faudra pour m’en remettre, je reprends le vélo plus souvent. J’ai trop pris mes aises avec la voiturette, solution de facilité et de tranquillité.

Je vois son sourire en coin, mais mon partenaire de balade - ou plutôt de torture - se garde bien de faire un quelconque commentaire tandis que je découvre le panorama. Des arbres à perte de vue, et au loin, la mer et le soleil qui semble vouloir y plonger. Il y a pas mal de nuages, mais la fin de journée bien avancée les colore agréablement. Je pourrais passer mes soirées à regarder le soleil se coucher et le ciel se parer d’une robe différente chaque jour. Douce Nature, c’est pour ce genre de choses, entre autres, que j’adore vivre ici. Une fois le soleil couché, plus une lumière pour nous empêcher d’observer ce qui se trouve au-dessus de nos têtes et nous dépasse. J’adore aussi me perdre dans la contemplation des étoiles, et je me rends compte que je suis une romantique refoulée à la seconde où mes pensées dérivent sur Malcolm. Oui, l’idée de me poser devant le coucher du soleil et d’observer les étoiles avec lui m’a traversé l’esprit. Mon cerveau doit manquer d’oxygène. Ou être guidé par ce qui ne devrait pas interférer dans mes pensées.

Je sors de mon sac ma gourde et bois quelque gorgées alors que nous gardons le silence. Je crois bien que malgré l’effort physique demandé par cette randonnée, je ne voudrais être nulle part ailleurs.

— Ça ne te donne pas des idées de poème, ce paysage ? demandé-je à mon partenaire une fois de nouveau capable d’aligner deux mots.

— Être ici avec toi me donne des centaines d’idées de poèmes, Jade, me répond-il en plongeant son regard dans le mien.

— Je suis toute ouïe, tu sais ? souris-je en glissant mon bras sous le sien. Cette île… elle a ses défauts, mais je ne voudrais vivre nulle part ailleurs qu’ici, entourée d’eau et de verdure.

— Eh bien, puisque c’est si gentiment demandé, je ne peux que te partager les rimes qui me viennent en tête, là maintenant, commence-t-il avant d’enchaîner le plus simplement du monde.

Cette île merveilleuse est remplie de splendeurs plus ou moins cachées

Elle recèle d’exceptionnelles découvertes, de fabuleuses beautés

Même le soleil s’incline et préfère aller se coucher

Plutôt que de voir son éclat terni par tant de somptuosité

Pourquoi aller vivre ailleurs quand le bonheur est au rendez-vous ?

Pourquoi vouloir partir quand la splendeur ici s’offre à nous ?

Est-ce que c’est le moment de lui dire que j’adore ses poèmes et que je ne prends le temps de feuilleter la gazette que pour eux ? Une chose est sûre, maintenant que je l’ai entendu en réciter un, je vais avoir du mal à me contenter de lire les autres.

— Ok… Tu m’expliques comment tu fais ? Je suis impressionnée.

— Je ne sais pas, je me laisse emporter par l’inspiration. Et j’avoue qu’il me semble avoir trouvé en toi une muse vraiment évocatrice.

— Et si je fais ça, ça t’inspire quelques vers ? murmuré-je avant de me mettre sur la pointe des pieds pour déposer un baiser sur sa joue.

— J’avoue que c’est très inspirant, mais qu’il va falloir attendre pour d’autres vers si on ne veut pas passer la nuit à la belle étoile, sans protection.

— Tu es un peu trop terre à terre à mon goût pour un poète, soupiré-je en attrapant sa main pour l’entraîner sur le sentier qui redescend de la colline.

Nous abandonnons la lumière des hauteurs pour retrouver l’ambiance plus confinée et sombre de la forêt. Et nous ne nous lâchons pas la main, non plus. Malcolm marche moins vite pour m’attendre, même si j’avance plus aisément en descente, et il finit par me tirer sur le côté en me montrant du doigt, au loin, une petite grotte perdue entre les arbres. Je ne sais pas comment il a pu la voir avec l’obscurité qui épaissit rapidement, mais je le suis sans broncher. J’ai l’estomac qui gronde et hâte de pouvoir reposer mes pauvres jambes.

— J’espère que cette grotte n’appartient pas à un ours, ris-je.

— Il n’y a qu’un moyen de le savoir, c’est d’aller voir. Et tu vas me protéger s’il y en a un, non ? demande-t-il le sourire aux lèvres.

— J’ai peur de te décevoir, Malcolm, mais je fuis en hurlant devant une araignée… alors, un ours ? Impossible !

— Alors, espérons qu’il n’y ait ni l’un, ni l’autre et qu’on va pouvoir s’y reposer pour la nuit. Suis-moi, j’ouvre la route et ferai fuir toute créature qui pourrait t’effrayer.

— Quel homme courageux ! Un vrai mâle du temps de la mixité, me moqué-je en le suivant.

La grotte n’est pas très grande et semble inhabitée. C’est davantage un petit renfoncement dans la pierre, et nous ne mettons pas bien longtemps à nous installer. Chacun son tapis de sol au fond, un petit cercle de pierre où Malcolm allume un feu. J’enfile un gilet et m’installe en sortant une gourde et mon sandwich du soir.

— Vous avez du vin, chez les hommes ?

— Ah non, je crois qu’il n’y en a pas sur l’île, mais pas besoin de ça, tu sais, être à proximité de toi m’enivre déjà bien assez.

Je pouffe et lui tends ma gourde. Pourquoi est-ce que j’ai pris le reste de la dernière bouteille ouverte avec Liz ? Je ne sais pas… mais je me suis dit que ça pourrait être sympa.

— Si tu dis à quiconque que notre fermière fait du vin en douce, je me verrais dans l’obligation de te tuer. Mais tu devrais goûter, c’est sucré et délicieux, le poète beau-parleur.

— Promis, je ne dirai rien de tout ce qui se passera durant notre petite expédition. Je n’ai pas envie d’être recyclé ! répond-il en portant la gourde à ses lèvres.

Je l’observe boire une gorgée et, dans la pénombre de la grotte, seulement éclairés par ce feu de bois, je me rends compte que, pour la première fois de ma vie, je trouve un homme beau et désirable. C’est fou. Depuis aussi loin que je me souvienne, on nous a dit et rabâché de ne pas regarder les garçons, de ne pas leur parler, de les éviter autant que possible, ce qui nous pousse toutes à détourner le regard et à ne pas prendre le temps de les observer. Malcolm est beau. Il a un nez légèrement bosselé, des mâchoires plutôt carrées, bien loin de la finesse d’un visage féminin, en général, et cette petite barbe… me pousse à me faire griller, puisqu’il capte mon regard, que je détourne pour ouvrir le morceau de tissu dans lequel se trouve mon sandwich.

— Alors, c’est bon ? lui demandé-je avant de mordre dans mon repas.

— Pas mauvais, en effet, j’approuve, répond-il en s’attaquant à son dîner.

Nous mangeons dans un silence seulement perturbé par le feu qui crépite et la Nature qui nous parle. Il doit y avoir des animaux dans le coin, les arbres craquent, les feuilles bruissent au rythme du léger vent dont nous sommes abrités, et je me dis que nous oublions de profiter de tout ça, dans notre confort et notre quotidien bien rodé.

Je n’ai rien contre le silence, en général, mais je n’ai pas envie que le moment se teinte d’un malaise. Sauf que je me demande de quoi on peut bien parler, avec un homme ? Évidemment, nous pourrions évoquer l’île et cette enquête que nous avons décidé de mener, ou encore échanger sur les derniers livres que nous avons lus, mais en dehors de ça, quels sujets de conversation partagent les hommes et les femmes ? Tout ceci n’est tellement pas naturel, pour nous…

— Je ne t’ai pas demandé, mais… est-ce que tu as quelqu’un dans ta vie ? Il faut croire que j’ai fait les choses à l’envers, ris-je, mal à l’aise. On embrasse après avoir posé ce genre de questions, normalement.

— J’ai des relations plutôt lointaines que je fréquente quand la solitude devient trop pesante, répond-il honnêtement, mais rien de sérieux. Et toi qui embrasses si bien, tu as une femme qui t’attend à la maison ?

— Est-ce qu’une coloc sans doute bientôt en couple, ça compte ? Je suis un peu comme toi, en fait. Et je ne cherche rien de sérieux. Je ne veux pas imposer à une femme de devoir se priver d’une enfant par ma faute, alors je m’amuse, mais rien de plus…

— Je ne sais pas si c’est pareil pour toi, mais je suis vraiment content d’être ici, loin de tout, avec toi. On pourrait presque s’imaginer dans un autre pays où les relations entre hommes et femmes ne sont pas interdites, tu ne trouves pas ?

— Si… C’est agréable de ne pas avoir la sensation d’être toujours espionnés par tout le monde. Mais ça veut aussi dire pas de Murielle si on dérape…

— Tant mieux, non ? Elle est gentille, mais un peu coincée, je trouve, déclare-t-il en me décochant un de ses merveilleux sourires en coin.

Je soupire et range mes affaires avant de sortir mon sac de couchage. Effectivement, elle est vraiment coincée, et pas qu’un peu, mais… on n’a pas le droit à tout ça, malheureusement. Même si c’est vraiment très tentant, et pas simplement par curiosité.

— Tant mieux, oui… ou tant pis ? Honnêtement, je l’ai autant détestée qu’adorée, l’autre jour. On a déjà fait une grosse bêtise. Si le Conseil l’apprenait…

— Eh bien, moi, je l’ai surtout détestée, avoue-t-il. Cela ne m’aurait pas dérangé de continuer. Mon esprit un peu rebelle sûrement. Ou alors, mon envie d’être inspiré pour imaginer de nouveaux poèmes ?

Il ne m’aide pas, s’il me dit ce genre de choses, assurément. Comment lutter contre mon attirance pour lui s’il s’amuse à m’avouer qu’il en a lui aussi envie ? Déjà qu’il se balade sous mes yeux tous les jours, et que l’observer, là, maintenant, ranger son barda et s’allonger sur son tapis en se tournant vers moi me donne envie de reprendre là où nous en étions dans ce sous-sol…

— Elle t’inspire quelque chose, la situation, là ? souris-je en remontant mon duvet jusque sur mon nez, prise d’un frisson.

— Je crois bien que oui, souffle-t-il tout bas. Écoute ce que j’ai en tête.

A l’abri du froid, protégés du monde extérieur, ils se sont trouvés,

Un homme, une femme, prêts à explorer de nouveaux horizons

Ils hésitent à franchir les limites que la société leur a imposées

Et pourtant, qu’est-ce qui pourrait les empêcher de céder à la déraison ?

S’ils écoutent leur cœur, s’ils laissent parler leur âme,

Ils vont pouvoir s’ouvrir les portes vers un nouvel univers

Lui souhaite laisser la place à la passion, il la réclame

Répondra-t-elle à cette silencieuse supplique, fera-t-elle tomber les dernières barrières ?

Il a prononcé ces mots sans lâcher mon regard et il m’est difficile de résister à la tentation. Je sais que c’est mal, mais je sais surtout que j’en ai envie. Sans pouvoir m’empêcher de remarquer qu’une petite part de moi a la trouille. C’est vrai, techniquement, sur cette île, aucun homme et aucune femme ne doivent avoir couché ensemble depuis des décennies. Sauf si d’autres ont découvert, comme Malcolm et moi, que la compagnie du sexe opposé pouvait être agréable. Et le sexe, avec le genre opposé, dans tout ça ? Je meurs d’envie de le découvrir…

Je me tortille sous mon duvet pour approcher de lui et pose mes lèvres sur les siennes dans une simple caresse, non sans ressentir le besoin d’en faire plus.

— Je peux ? lui demandé-je sans vraiment savoir quelle autorisation je lui demande.

— Et moi, je peux ? répond-il avant de m’embrasser de manière plus sensuelle en se rapprochant de moi.

Merde… tout ceci est beaucoup trop agréable pour être interdit. Je sens sa langue venir caresser mes lèvres et ne me fais pas prier pour les entrouvrir. C’est à la fois chaste et terriblement chaud, comme baiser, et je ne prends conscience qu’au moment où nos bouches se séparent, que mes mains ont glissé sous son duvet pour agripper son pull. De son côté, Malcolm n’est pas bien mieux. Je sens sa paume chaude sur mes reins qui me presse contre lui.

— Je peux rester là ? murmuré-je. Il ne fait pas très chaud et… j’en ai envie, aussi.

— Moi aussi, j’en ai envie, se confie-t-il après avoir déposé un nouveau baiser sur mes lèvres. Ne bouge plus, on est bien comme ça.

Je n’obéis pas vraiment et me cale plus confortablement contre lui en rabattant mon duvet sur nous pour ne pas sentir l’air frais s’engouffrer en dessous. Et je me noie dans ses beaux yeux sans pouvoir m’empêcher de lorgner ses lèvres étirées dans un petit sourire.

— Tu sais que tu es plutôt agréable à regarder, pour un homme ?

— Et toi, tu sais que tu es la plus jolie des femmes que j’ai jamais rencontrées ?

Je souris et niche mon nez dans son cou pour masquer ma gêne. Je ne suis pas quelqu’un de timide, mais son regard est vraiment appuyé, il transpire l’assurance et ne semble absolument pas hésitant, malgré l’interdit. Et j’avoue que sa main qui se promène dans mon dos et descend sur ma hanche encore et encore me brouille le cerveau. Je crois que l’appréhension de passer à l’étape supérieure disparaît. J’ai juste envie de découvrir la relation homme-femme, avec lui, envie de me perdre dans une étreinte brûlante, d’explorer son corps et de braver l’interdit.

Malcolm me serre contre lui durant un moment et son souffle s’apaise, si bien qu’il s’endort tandis que mon cerveau carbure comme une éolienne prise dans le souffle d’un vent fort. Je crois que je finis à la fois frustrée par cette fin de soirée qui aurait pu se terminer de manière bien plus chaude si je n’avais pas tergiversé dans ma tête, et tout simplement grisée par cette sensation plus qu’agréable de m’endormir dans ses bras.

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