41. La doc aux petits oignons
Jade
Je sors de la réserve de médicaments et retourne à mon bureau pour me réinstaller à ma place, observant avec attendrissement Marc câliner son fils. Comme lorsque je reçois une mère et sa fille, je ne peux empêcher la petite pointe de jalousie de s’insinuer en moi. Aussi mignon que tout cela puisse être, c’est un rappel constant que le Conseil, de par ses vieilles lois jamais discutées, m’interdit d’avoir moi aussi accès à ce bonheur. Et aujourd’hui, en plus de ça, l’image de Malcolm avec un bout de chou entre les bras s’imprime dans mon cerveau. Lui pourrait y avoir droit, s’il ne me fréquentait pas en cachette, et en restant ensemble comme ça, sans qu’il puisse se concentrer sur son avenir, je l’en empêche.
Le babillage du petit me ramène à la réalité et je souris en déposant devant le Papa ce que j’ai ramené de la réserve. Je vois bien qu’il n’est pas très à l’aise, et sans être totalement insupportable, il se demande encore s’il doit me faire confiance.
— C’est ce qu’aurait donné Daniel, nous avons reçu la même formation. En plus, si vous n’avez pas le nez trop sensible à la maison, je te conseille de couper un oignon en deux et de le mettre dans la chambre du petit. Oh, ne me regarde pas comme ça, ris-je, je sais que ça ne sent pas la rose, mais c’est très efficace contre la toux et les quintes nocturnes.
— De l’oignon ? Mais… après, on peut le manger, au moins ? Je ne veux pas gaspiller, non plus… Il ne va pas prendre la maladie du petit ?
Bon sang, le confort de son fils n’est-il pas plus important qu’un pauvre oignon gaspillé ? Je veux bien qu’on soit à cheval sur le gaspillage, mais quand même. En plus, c’est biodégradable !
— Les enfants n’ont pas le réflexe de tousser pour dégager leurs voies, c’est important d’apaiser la toux, et surtout la nuit, pour qu’ils puissent se reposer et reprendre des forces. Si c’est une histoire d’oignons, je passerai en déposer un chez vous ce soir, j’accepterai d’en gaspiller un pour le confort de ce petit bout et son rétablissement. Sinon, je te file deux ou trois médicaments supplémentaires, et tu n’auras qu’à gérer les plaquettes en plastique et l’aluminium comme un grand.
— Non, ça va aller, je te fais confiance. Tu sais quand on aura un nouveau médecin homme, sinon ?
— Non, je n’ai pas plus d’informations que vous et, honnêtement, j’espère ne pas devoir travailler à ce rythme pendant une éternité… D’ailleurs, si tu n’as plus de questions, sans vouloir te mettre dehors, vu l’heure, j’aimerais rentrer chez moi et dormir jusqu’à demain matin.
Je lui souris poliment, et il ne semble pas plus vexé que ça, mais il est déjà vingt heures et je suis vraiment fatiguée. J’accompagne Marc jusqu’à la porte et soupire de contentement en la fermant derrière lui. Je me dépêche de passer le balai et la toile, désinfecte les surfaces rapidement, avec pour seul objectif en tête de me glisser sous une bonne douche et de dormir. Quand j’attrape mon sac pour partir, un bruit à l’arrière du cabinet me fait sursauter. Malcolm est encore au village ? Il est fou de se pointer !
Je me dépêche d’aller ouvrir la porte et suis surprise de trouver Zoé qui regarde rapidement derrière moi avant de s’engouffrer dans la pièce.
— Zoé ? Mais… qu’est-ce que tu fais là ? Tu vas bien ?
— Oh Jade ! C’est horrible, les gardes me recherchent… Je… je ne sais pas où aller, énonce-t-elle en tremblant avant de s’effondrer dans mes bras en pleurant.
Je soupire et la serre contre moi en l’entraînant sur le lit. J’imagine bien qu’elle puisse être toute tourneboulée, et ça m’énerve qu’on mette les gens dans cet état, d’autant plus en raison d’une loi venue d’un autre temps.
— Je suis désolée, Zoé… Tu peux compter sur moi, je… tu sais que je suis là pour toi, hein ? Je suis contente de te voir libre.
— Libre ? Mais je ne le suis pas vraiment ! Je ne sais pas qui m’a dénoncée, mais bientôt, je vais subir le même sort qu’Oliver et me faire recycler… alors que nous n’avons commis aucun véritable crime !
— Oliver pense que Daniel a tout balancé pour être épargné… mais au moins, tu n’es pas enfermée, c’est déjà ça.
— Comment tu sais qu’il pense ça ? me demande-t-elle en se saisissant de mes mains.
— Je l’ai vu hier et aujourd’hui, il… Rien de grave, mais il a l’arcade amochée, il a fallu que je le soigne.
— Oh, il n’a pas encore été recyclé ? Mais… c’est formidable, ça ! Il est où ? Je veux le voir ! S’il va bien, tout espoir n’est pas perdu ! s’enthousiasme-t-elle, les yeux brillants vers moi.
Je retiens la grimace qui menaçait de se pointer sur mon visage et lui caresse le dos sans détourner les yeux.
— Les gardes l’ont mis en cellule, Zoé, il… Jasmine m’a parlé d’un procès.
— Oh non… Mais pourquoi un procès ? Il… il faut l’aider, non ?
— Et comment ? Comment tu veux qu’on l’aide ? On est quoi… Trois pleupleus à ne pas vouloir dire Amen à tout. Malcolm a essayé de soulever les foules cet après-midi, il s’est retrouvé tout seul à essayer de défendre Oliver au village, soupiré-je.
— Il est courageux, ton amoureux, soupire-t-elle. Et libre encore, j’espère ?
— Aux dernières nouvelles, oui. Je l’ai vu repartir à vélo. Les gardes se sont moqués de lui, mais les femmes sont des rebelles. J’étais avec un petit groupe qui ne s’est pas gêné pour l’applaudir et l’encourager.
— Oh, ça devait être beau à voir, ça… Tu me redonnes espoir, Jade… Je ne veux plus mourir, maintenant…
Elle hésite beaucoup sur ses mots et je pose ma main sur son épaule pour l’aider un peu et la soutenir alors qu’elle reprend.
— Je dois trouver le moyen de sauver Oliver, mais je ne peux pas rentrer chez moi. Tu crois que je pourrais rester ici un petit peu ? Il faut… que je réfléchisse et trouve le moyen d’arranger les choses.
Rester ici ? C’est triste à souhait… et puis, en plein cœur du village, pas très judicieux non plus. Ce n’est pas comme si le bâtiment des gardes était à côté ou presque…
— Tu ferais mieux de venir à la maison, il y aura moins de risques…
— Chez toi ? Mais… je ne peux pas accepter… C’est trop dangereux !
— Personne ne nous a dit que tu étais recherchée, je peux tout aussi bien simplement accueillir une copine à la maison, sans savoir que tu es la jolie plume qui écrit des merveilles. Et puis, ce sera plus confortable, et on pourra chercher une solution ensemble. Il y a trop de passage ici, Zoé.
— Oh, ce serait vraiment merveilleux de pouvoir me reposer au calme… J’étais perdue, je ne savais pas vers qui me tourner, et j’ai pensé à toi et Malcolm. J’ai bien fait, je crois. Merci !
Elle saute dans mes bras et passe ses bras autour de mon cou pour m’enlacer, ses pleurs se mêlant à ses rires. Tu m’étonnes qu’elle ait pensé à nous… Lui et moi pourrions être dans la même situation, et j’en ai la boule au ventre rien que de l’imaginer.
— Bien… Je vais aller voir si la voie est libre. Je suis venue en voiture, tu pourras coucher le siège pour ne pas être vue, même si avec la tombée de la nuit, on devrait être tranquilles.
Je file à l’avant du bâtiment et inspecte la rue avant de lui faire signe qu’elle peut bouger. J’ai l’impression d’être un agent en mission secrète, et j’avoue que si l’adrénaline peut être agréable, j’ai trop peur que Zoé se fasse attraper, et moi par la même occasion, pour vraiment savourer ce pic de stress mêlé à l’excitation.
Une fois arrivées à la maison, même combat. Je sors et attends que la voisine qui me salue rentre finalement chez elle pour ouvrir la portière à Zoé. Ici, c’est plus risqué, les volets ne sont pas tous baissés, les femmes sont chez elles et vu l’heure, certaines sont sans doute en pleine vaisselle, pile devant la fenêtre. Là, je déteste clairement le pic d’adrénaline, et même si j’ai garé ma voiture juste devant l’entrée de la maison, je flippe à mort. Un dernier coup d’œil aux alentours avant de fermer la porte de la maison me rassure, mais je me dépêche d’aller fermer tous les volets du rez-de-chaussée pour être sûre que personne ne voie Zoé, sous le regard plus que perplexe de Liz.
— Salut, coloc. On va avoir de la compagnie pour quelque temps. Tu connais Zoé ?
— Non, je ne connais pas Zoé, je ne l’ai jamais rencontrée, il me semble.
— Eh bien la voilà. Zoé, je te présente Liz, qui est arrivée il y a quelques mois suite à un naufrage, tu as dû en entendre parler. Je vais te laisser ma chambre, je dormirai sur le canapé.
— Oh non, je vais prendre le canapé, je ne veux pas te déranger…
— Tu ne déranges pas. Tu as besoin de te reposer, et pour le temps que je passe ici, mon canapé sera amplement suffisant. Ça t’évitera d’être réveillée à l’aube. Je vais aller faire le lit. Tu veux prendre une douche ? Tu as faim ? Liz est une cuistot en or.
— Je ne veux pas abuser… Désolée, Liz, je viens un peu perturber votre quotidien…
Vu le regard perplexe de Liz, qui pourtant lui lance un sourire amical, je sens que je vais devoir lui rendre des comptes. Bon, ok, j’aurais peut-être dû lui poser la question avant d’inviter Zoé, mais c’est chez moi, à la base.
— Liz disait la même chose en arrivant. Ma maison est un refuge, que voulez-vous, souris-je. Pas de dérangement, pas d’abus. Par contre, bouteille de vin et bon repas entre filles, ça ne fera de mal à personne. J’ai besoin de décompresser, et j’imagine que je ne suis pas la seule.
C’est vrai, ma coloc va se faire prélever dans quelques jours et même si elle est rassurée, elle n’en reste pas moins stressée. Zoé, quant à elle… Il n’y a même pas besoin d’expliquer quoi que ce soit, sa situation est dramatique. Et moi… trop de boulot, c’est une raison suffisante ? Sans parler du fait que Malcolm me manque, et que je flippe de me retrouver dans la situation de nos auteurs interdits.
Je sors ce qu’il faut à notre nouvelle colocataire pour qu’elle puisse se doucher et se changer, et file au premier pour changer les draps de mon lit avant de moi-même réquisitionner la salle de bain. Trois nanas pour une seule douche, deux lits, et une bouteille de vin de Mathilde… La colocation pourrait avoir quelque chose d’agréable, mais impossible d’occulter ce qui se passe au poste des gardes comme pour Zoé. Nous épargnons cependant un état des lieux de la situation à Liz, pour ce soir, et nous nous gardons bien de lui dire que Zoé est recherchée par le Conseil. Il faudra en revanche que je pense à lui dire, demain matin, qu’elle doit garder pour elle ce ménage à trois. J’ai l’impression qu’en quelques mois, ma vie a totalement vrillé et est devenue dix fois plus compliquée… C’est fou, surtout que je ne regrette pas malgré tout. Du moins pas en ce qui concerne mon poète. Pour le reste… c’est trop dramatique pour ne pas vouloir arranger les choses.
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