45. Réunir les amants désunis
Jade
Je me laisse tomber sur ma chaise de bureau en soupirant lourdement. Liz s’installe de l’autre côté, sur l’un des fauteuils réservés aux patients, les yeux perdus dans le vague. Si son opération s’est bien passée, elle me semble un peu plus chamboulée que prévu.
— Tout est OK, rien d’inquiétant. Tu n’as plus de douleurs ?
Elle me répond par la négative d’un signe de tête et j’attrape sa main en lui souriant. Je comprends ce qu’elle ressent. Si pour le Conseil, c’est normal, logique, bénin, quand tu subis la chose, ça n’en reste pas moins une opération, une intrusion très intime et une nouvelle source de questions. Sur le Conseil, l’île, les règles qui régentent nos vies comme elles ont régenté celles de nos aînés, sans que personne ne se pose de questions, du moins pas de manière officielle et visible.
Il est tard et j’ai hâte de rentrer à la maison, mais j’ai enfin deux minutes pour souffler et je récupère la revue du Conseil pour lire le poème de Malcolm. En vérité, je ne suis pas sûre qu’ils aient décidé d’en publier un, cette fois, vu que mon amoureux semble se rebeller. D’ici à ce qu’ils le boycottent, il n’y a qu’un pas. Je doute que sa sortie lors du procès d’Oliver, si tant est qu’on puisse appeler ça un procès, ait été appréciée par quelqu’un d’autre que moi. Je ne sais pas… J’ai observé un peu les gens, durant ce moment horrible et honteux, et beaucoup semblaient plus effrayés et résignés qu’autre chose. Oh, il y en a bien qui valident, qui se sont montrés très satisfaits de voir l’auteur dans cette position, mais peut-on vraiment reprocher à quelqu’un d’être amoureux ?
— On rentre, Jade ?
— Oui, oui, donne-moi une minute et je te ramène.
Je tourne les pages les unes après les autres mais m’arrête avant de trouver le poème. Au beau milieu d’une page d’annonces, entre celle qui rappelle que la ferme a besoin de volontaires pour le nettoyage des poulaillers et la date de réouverture de la bibliothèque, quelques mots qui me font l’effet d’une douche froide.
— Le Conseil a rendu son verdict… Enfin, non, le Conseil a décidé et fait appliquer sa loi, soufflé-je en refermant la revue. Ils ont recyclé Oliver.
— Oh non, c’est terrible ! s’exclame Liz en posant ses mains sur ses joues, la bouche grande ouverte de surprise. Et ils annoncent ça, comme ça, dans la revue ?
J’acquiesce en fermant les yeux, serrant les paupières pour calmer les larmes qui me montent. Elles ne sont pas justifiées, je connaissais à peine Oliver, mais je ne peux m’empêcher de penser à Zoé. Lorsqu’elle va apprendre que l’amour de sa vie est mort, elle va être dévastée. Je le serais, à sa place. Je pourrais presque rouvrir ce torchon et lire le prénom de Malcolm à la place. Parce que c’est ce qu’on risque en se voyant en cachette, en succombant à nos désirs, à cet amour qui nous est interdit. Et rien que d’imaginer ça, j’ai le ventre noué et une montée d’angoisse incroyable. Comment est-ce que je pourrais continuer sans lui ? Je ne peux plus me passer de ses sourires, de ses regards tantôt tendres, tantôt brûlants, toujours aussi expressifs et qui me mettent dans tous mes états.
— Ils n’ont aucun cœur, ça ne devrait même pas nous étonner. Pas de cérémonie de prévue, j’imagine, juste quelques mots sur une feuille, presque comme s’il n’avait jamais existé. Tout ça parce qu’il était amoureux…
— Et il va falloir informer Zoé… Ça va être terrible…
Je relève les yeux vers elle et j’imagine que son regard empli de tristesse et de malaise doit être le miroir de mes émotions. Quoique… Je pense que le sentiment qui prédomine chez moi reste la panique. Je n’ai aucune envie d’annoncer ça à Zoé. Je ne suis pas en capacité de gérer sa peine, j’ai déjà du mal à gérer mes propres émotions ces derniers jours, comment je pourrais, en plus, éponger ses larmes et sa colère ?
— Je ne sais pas… Je… on devrait peut-être éviter, non ? bafouillé-je.
— On ne peut pas faire ça, elle a le droit de savoir. Moi, je donnerais beaucoup pour savoir si Rose est toujours vivante… Il faut bien qu’elle fasse son deuil, non ? Et puis, elle va finir par l’apprendre. Il vaut mieux lui dire, continue Liz sans s’arrêter de parler, prise par l’émotion.
— Moi je préférerais ne pas savoir, murmuré-je. L’espoir maintient à flot, mais une fois qu’on sait, on coule et c’est tout. Bref, tu as sans doute raison, mais mon manque de courage ne veut pas l’entendre.
Je me lève en jetant la revue à la poubelle et récupère mes affaires. Le silence dans la voiture est lourd, je pense que Liz comme moi réfléchissons à comment annoncer les choses à Zoé, mais la vérité c’est qu’il n’y a pas de bonne manière de faire les choses. La nouvelle sera un choc, une torture sans nom, bien loin de leurs petites punitions distribuéees ici et là. Oliver n’est plus, et j’ai beau ne pas les avoir vus ensemble souvent, tout l’amour qu’ils ont l’un pour l’autre pouvait se lire dans leurs yeux. Zoé va être dévastée et je ne suis absolument pas prête à me prendre ce tsunami en pleine tête. Qui sait comment elle réagira ? Est-ce que la colère prendra le pas sur la tristesse ? Et comment l’aider à encaisser la nouvelle ? Je déteste me sentir inutile et c’est tout ce qui va se passer ce soir.
Une fois le moteur éteint, Liz et moi nous regardons un petit moment avant de soupirer pour rejoindre la maison. Tous les rideaux sont fermés et une bonne odeur de cuisine s’insinue dans nos narines à peine la porte ouverte. Zoé est affairée à préparer le repas et les larmes me montent aux yeux dans la seconde. Il faut que je respire, que je me calme moi-même pour être présente pour elle, même si j’ai la nausée.
— Salut, coloc. Tu n’avais pas besoin de préparer le dîner, tu sais ?
— Bonsoir les filles. Je peux bien faire ça, vu que j’abuse de ton hospitalité. Oh, on dirait que tu as pleuré. Tout va bien ?
— Je…
Bon sang, je me sens tellement nouille ! Les mots ne parviennent pas à franchir la barrière de mes lèvres, et un regard lancé à Zoé me fait comprendre qu’elle n’est pas mieux. J’ai pourtant déjà dû annoncer à une femme que sa compagne était décédée. C’était dur, mais j’y suis arrivée. Pourquoi ce serait différent ?
Pour mille et une raisons, sans doute…
— Zoé, lâche les gamelles, il faut… Il faut qu’on te parle.
— Oh non ! C’est pas vrai ! s’alarme tout de suite la jeune femme. Ils l’ont recyclé, c’est ça ?
Je soupire et acquiesce, voyant l’expression de son visage se transformer dans la seconde. La peur laisse place à la douleur, mais l’incompréhension reste présente, comme si elle n’arrivait pas à y croire, comme si c’était impossible. Ses yeux s‘embuent, tout son corps se met à trembler et Liz et moi nous précipitons auprès d’elle pour la soutenir en l’entraînant sur le canapé. Et elle pleure, encore et encore, comme si son corps pouvait contenir un océan, comme si rien ne pouvait l’arrêter, jamais.
Et égoïstement, je me dis que je ne veux pas finir dans cet état. Je ne veux pas pleurer la disparition de Malcolm, souffrir de son absence, du manque.
— Et comment vous l’avez su ? Que lui est-il arrivé ? Jade, toi, tu sais ce que c’est, le recyclage ? En tant que Doc, tu dois avoir des informations, non ? demande-t-elle avant de se remettre à pleurer.
— Peu importe, Zoé… Je ne sais rien du tout, je suis désolée, mais ça a été annoncé…
Liz et moi ne pouvons pas grand-chose face à sa détresse, et nous ne faisons que tenter de l’apaiser en la serrant contre nous, en la berçant. Je prie pour qu’elle s’endorme d’épuisement, toute cette peine me chamboule beaucoup trop et c’est une torture pour moi de ne rien pouvoir faire.
J’ai pourtant un sursaut d’espoir quand elle se redresse finalement et s’essuie les joues. Son regard la montre déterminée, et je me dis qu’elle va vouloir s’en prendre au Conseil, renverser la balance, même si c’est trop tard pour Oliver. Dans les histoires interdites, il la décrivait toujours comme une femme forte, combattante, pleine de volonté et capable de tout rien qu’avec un sourire. Il parlait d’elle comme d’une personne intelligente et sensée, une merveille qui la surprenait un peu plus chaque jour.
Zoé nous surprend pourtant toutes les deux quand elle reprend finalement la parole.
— Je me doutais que ce moment allait arriver. Depuis le simulacre de procès, j’y pense et je savais que son sort était scellé, mais le choc de sa disparition est là, quand même… Impossible d’être prête pour ce genre de nouvelles. Je… je sais ce qu’il me reste à faire, désormais.
Liz et moi nous lançons un regard, perdues mais malgré tout légèrement rassurées. Le choc est normal, et les phases du deuil vont lentement s’enchaîner, mais je serai là autant que possible pour elle, et le regard de ma colocataire me rassure quant à sa présence également.
— Je crois que c’était inévitable, oui, soupiré-je. Mais il t’a protégée au maximum, et tu es en sécurité ici. Tu peux rester autant que tu veux, le temps d’encaisser tout ça…
— C’est gentil, Jade, j’apprécie, mais je ne vais plus t’embêter longtemps. Tu ne vas bientôt plus m’avoir dans tes pattes.
— Où tu vas aller ? s’étonne Liz.
— On t’a dit que tu ne nous dérangeais pas, Zoé, arrête avec ça. Nous sommes là pour toi.
— Je sais que je ne dérange pas, vous m’avez parfaitement accueillie. Mais maintenant qu’Oliver n’est plus là, je vais aller le retrouver. Je vais me constituer prisonnière et comme ça, je serai à mon tour recyclée pour rejoindre mon Amour pour l’éternité. A jamais, nous serons réunis.
Mais qu’est-ce qu’elle raconte, elle est folle ou quoi ? Comment peut-elle penser ça ? En tout cas, elle a le mérite de nous couper le sifflet à toutes les deux pendant un moment. Le silence dans cette pièce est carrément pesant, mais aucune de nous ne semble capable de le briser.
— Tu n’es pas sérieuse ? m’exclamé-je brusquement en me levant. Tu ne peux pas faire ça, Zoé !
— Si, je peux faire ça. Et je vais le faire. Comment et pourquoi continuer à vivre alors que je vais être seule ? Et vivre cachée ici, ce n’est pas déplaisant, mais ce n’est pas une vie non plus…
— Mais… on va bien finir par trouver une solution, non ? Je… tu ne peux pas abandonner, Zoé, Oliver n’aurait jamais voulu que tu te retrouves entre leurs mains !
— Oliver aurait voulu que je le rejoigne. Cette île n’était pas faite pour nous, c’est tout. N’insistez pas, de toute façon, ma décision est prise. Vous garderez le souvenir de moi, ce sera déjà bien. Et une petite cérémonie de recyclage, ça nous ferait plaisir.
— Prends au moins le temps d’y réfléchir, Zoé, je t’en conjure… Ne fais pas ça sur un coup de tête !
— Mais ça fait des jours que j’y réfléchis, Doc. Le chemin est tout tracé, mais ne t’inquiète pas, je ne vais pas vous dénoncer. Et si je peux, je vous ferai parvenir des informations sur ce en quoi consiste le recyclage.
Bon sang mais quelle tête de nœud, c’est insupportable. Comme si tout ce qui pouvait m’inquiéter, à cet instant, c’était qu’elle nous dénonce, Malcolm et moi. Si Liz semble rassurée que Zoé ne prévoie pas de nous dénoncer, elle n’a pas idée de ce que sous-entend notre colocataire en fuite. Et j’ai comme l’impression que rien ne fera changer d’avis cette dernière.
— Pour l’instant, il faut profiter de ce bon repas. Et après, je fais mes affaires et je vous laisserai. Vous saluerez le poète de ma part, c’est l’un des seuls à avoir pris notre défense. Jade, ne gâche rien, chaque moment est précieux.
Je me détourne et me perds dans la contemplation de mes plantes, incapable de répondre quoi que ce soit. Je suis partagée entre la peine et la colère, et je ne maîtrise pas les larmes qui montent à nouveau. Je crois n’avoir jamais autant détesté vivre ici qu’à cet instant où, par amour, un homme est mort et sa moitié est prête à le rejoindre avec la conviction qu’ils vont se retrouver. C’est digne d’un drame romantique, et je n’ai aucune envie de vivre ça moi-même.
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