55. A fleur de peau

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Jade

Je sors mon foutu calendrier pour la dixième fois au moins aujourd’hui et soupire. Je crois que je pourrais réutiliser la jolie tirade grossière de Liz quand elle nous a surpris, Malcolm et moi, l’autre soir. Depuis, je repousse le moment sans vraiment croire que cela puisse être autre chose. C’est le cas de le dire : Nom de dieu de putain de bordel.

A bien y réfléchir, ceci explique cela. Je suis fatiguée comme je ne l’ai jamais été ; contre-argument : je bosse comme je n’ai jamais bossé. J’ai quinze jours de retard sur mes règles ; contre-argument : je suis tellement stressée entre le cabinet et mon histoire avec Malcolm que ça peut avoir déboussolé mon cycle. J’ai la sensation d’avoir la poitrine lourde, plus sensible, mais encore une fois, avant mes règles, ça m’arrive. Liz m’a dit que j’étais bougonne ces derniers temps, plus à fleur de peau, mais je travaille beaucoup et suis fatiguée.

Chaque signe peut être dû à autre chose, sauf que je me souviens avoir trouvé le parfum de ma mère vachement agressant pour mes narines, alors que je l’ai toujours trouvé doux. Là, je sèche. Si ce n’est pas un signe… En tout cas, mes bouquins disent que c’est un symptôme de la grossesse. Et après plusieurs lectures, je me retrouve avec une fiole de mon propre sang à analyser pour trouver une hormone dont on ne parle jamais ici, sécrétée pendant la grossesse. Si ça, c’est pas la merde, je ne m’appelle plus Jade.

Je range mes papiers sur mon bureau et file au fond du cabinet, dans le petit laboratoire que je partage avec le médecin homme, d’ordinaire. Un petit bijou de technologie, j’en conviens, que j’aimais bien m’approprier pour des recherches personnelles avant d’être trop occupée à soigner les hommes en plus des femmes et à fricoter avec le bibliothécaire sexy, rebaptisé par Liz “le beau petit cul”. Pour le coup, je m’applique à tout faire comme il se doit, après avoir débranché le câble qui relie la machine au réseau de l’île. J’ai beau être paumée et avoir les idées floues en ce qui concerne mon état de santé, je n’ai pas envie de me faire choper. Je prends mon temps, j’analyse, je soupire, je m’agace, et quand je finis par avoir un résultat positif, j’oscille. J’ai l’impression d’être en haut d’une falaise, à un pas de tomber. D’un côté l’eau, de l’autre une pente ardue pleine de broussailles et d’épines. Je ne sais pas ce qui est le pire. La montagne d’épines à venir ? Ou ce petit pincement au cœur quand je réalise que le Conseil aura beau m’interdire de devenir mère pour le bien de tous, c’est un sacré pied de nez à leurs croyances débiles.

Nom de dieu de putain de bordel, disait Liz. Ouais, on peut dire ça, en effet. Après la perte d’équilibre, c’est la panique qui me prend. Un bébé… une grossesse, ici. Comment je vais bien pouvoir cacher ça, moi ? A quel moment est-ce que j’ai merdé en calculant mon cycle ? Comment j’ai pu me faire avoir comme ça ? La doc qui se retrouve en cloque, en voilà une bonne blague !

Je ne sais pas trop combien de temps je reste perdue dans mes pensées, mais je suis à deux doigts de l’arrêt cardiaque quand Liz ouvre la porte derrière moi. Je referme rapidement l’application sur l’ordinateur et me tourne vers elle.

— J’ai fini le ménage, tu en as pour longtemps avant qu’on rentre ?

— Heu… Prends la voiture, vas-y, je rentrerai à pied.

— Tu es sûre que ça va ? Je peux faire quelque chose pour t’aider ?

Me trouver un bâteau pour le continent ? Un kit pour avortement ? Remonter le temps ? M’empêcher de devenir trop conne, guidée par mes hormones ? La liste des possibilités est longue mais aucune n’est réalisable.

— Oui, oui, ça va. J’ai encore un peu de boulot, mais à moins que tu aies fait médecine, je doute que tu puisses me filer un coup de main. Tu vas chez Mathilde ce soir ou pas ?

— Oui, me répond-elle, des étoiles dans les yeux. Et je vais lui ramener le texte de Joli Cul. On va le lire toutes les deux ensemble comme je te l’ai dit et je sens que la soirée va être chaude !

— Ne commence pas à fantasmer sur mon homme, sinon je te jure que je te fous dehors, ris-je.

— On va fantasmer sur l’amour, on peut, ça, non ?

— J’imagine que oui… Bonne soirée alors, Liz. Tu déposes la voiture à la maison, hein ? J’en ai besoin pour demain matin, je fais des visites.

Elle acquiesce et je l’observe sortir, non sans m’avoir lancé un nouveau regard presque inquiet. A quoi bon lui raconter tout ? Je ne veux pas la mettre en danger. Et puis, j’ai déjà besoin d’encaisser la nouvelle, et elle n’est pas mince. Mes mères vont me tuer après avoir fait de la charpie de Malcolm, c’est sûr. Pas besoin de recyclage, les gars, Moune et Mounette vont passer avant le Conseil.

Je lève les yeux au ciel en me rendant compte que je divague totalement et efface les résultats du logiciel avant d’éteindre la machine et de rebrancher le câble réseau. Voilà, il faut que je me cantonne aux faits, que je reste logique et attentive. Facile à dire alors que tout ce que j’ai en tête, c’est qu’un petit têtard me bouffe toute mon énergie en se faisant une place dans mon utérus. Ça me terrorise autant que ça me donne envie de sourire. Dans un autre contexte, je suis certaine que j’aurais sauté de joie. J’aime Malcolm et l’idée que nous puissions fonder une famille est plutôt plaisante, en vérité. Mais ici… Mon stress vient de grimper en flèche. Si le Conseil l’apprend, que feront-ils de moi ? Et du têtard ? Bon sang, pourquoi je n’ai pas fait plus attention ? Et que va dire Malcolm de tout ça ? S’il me laissait me débrouiller seule avec ce problème ? Si…

Je suis vraiment en train de dérailler. Malcolm va paniquer, comme moi, mais il ne me laissera pas me débrouiller seule, j’en suis convaincue. Ou j’essaie de me convaincre ? Wow… Inspirer. Expirer. On se calme… et on se bouge. Chaque question a une réponse. La première étape était de confirmer que j’étais mal et pourquoi j’étais dans cet état, totalement détraquée, la seconde…

J’avise la bibliothèque en face de l’entrée du cabinet et laisse traîner mes yeux le long des grandes baies vitrées jusqu’à repérer Malcolm, en train de déambuler dans les allées pour ranger les retours de livres. Pas de Murielle dans les parages, c’est lui qui doit faire la fermeture et, à première vue, il me semble seul. Je récupère mes affaires et ferme le cabinet en me disant que j’ai été bien bête de laisser la voiture à Liz. Comme si je n’étais pas déjà assez crevée, il va falloir que je rentre à pied. La grossesse ne me rend pas plus intelligente, c’est clair.

Personne sur la mezzanine, c’est sûr. Un petit vieux installé sur un fauteuil au rez-de-chaussée… J’espère qu’il va vite se tirer, et je m’engouffre dans le rayon médical alors que Malcolm me sourit en m’apercevant. Le rictus dont je le gratifie ne doit pas être très convaincant parce que ses sourcils se froncent et cette petite ride entre eux se forme. Oui, il est vraiment trop mignon, et si je n’étais pas aussi flippée, je crois que mon ventre ne se tordrait pas sous le stress… Plutôt sous l’excitation.

Il ne met qu’une minute avant de me rejoindre et m’attire dans un recoin moins visible avant de m’enlacer. Est-ce que ce sont les hormones qui me font monter les larmes aux yeux alors qu’il me serre dans ses bras et m’embrasse ? Ou la peur de tout foutre en l’air avec mon annonce ? J’ai trop de raisons de pleurer comme une gosse pour m’attarder sur ça, mais je profite de cette étreinte plus que de raison.

— Eh bien, qu’est-ce qui t’arrive, Chérie ? Tu m’inquiètes, là.

— Je fais si peur que ça ? ris-je nerveusement. C’est à moitié ta faute, fais pas le malin…

— Ma faute ? s’inquiète-t-il immédiatement. Mais… qu’est-ce que j’ai fait ? Je te jure que je ne vois que toi, que tu es mon seul Amour !

— Ce serait effectivement bien que tu ne fasses pas ça avec toutes les femmes de l’île, grimacé-je. Je… Il faut croire qu’on n’a pas fait assez attention, Malcolm. Ou que je n’ai pas fait assez gaffe, sans doute. Je ne comprends pas comment ça a pu arriver…

— Mince, quelqu’un d’autre nous a surpris ? On va être dénoncés, c’est ça ? Je suis désolé, Chérie, je pensais vraiment qu’on avait été assez discrets… Mais je suis avec toi, on… on savait que ça pourrait arriver, non ?

Je fronce les sourcils et l’observe en silence. Bien sûr qu’il ne comprend pas. Ou alors, je joue trop le mystère. Mais le dire à voix haute… Déjà, lire ces foutus résultats m’a mis une belle claque, alors les mots en eux-mêmes, j’ai l’impression que c’est une nouvelle montagne à gravir, un retour sur la falaise où j’oscillais tout à l’heure. Ou je tangue depuis déjà plusieurs jours, d’ailleurs.

— Non, non, ce n’est pas ça, Malcolm, je… On a un vrai gros problème, du genre qui va nous mettre dans le pétrin d’ici quelques mois. Enfin, surtout moi, c’est clair.

Il me regarde sans comprendre et je le vois me dévisager pour essayer de déterminer ce que je suis en train d’essayer de lui dire. Il s’écarte de moi légèrement et j’ai vraiment l’impression que tout son cerveau carbure à fond.

— Je ne comprends pas ce que tu essaies de me dire, Jade. Ils vont te coller une nana dans les bras bientôt ? Tu vas être mise sous surveillance rapprochée ? J’espère qu’ils ne t’ont pas demandé de rejoindre le Conseil et disparaître de ma vie, quand même !

Je soupire et retourne me lover contre lui. J’ai besoin de courage, et d’arrêter de regarder sa petite bouille innocente qui me donne envie de devenir violente. Il est mignon, mon poète, mais un peu long à la détente, là.

— Rien de tout ça, non. Tu sais ce qui se passe quand on fait l’amour ?

— Tu veux que je te fasse un poème sur toutes les sensations qu’on ressent quand on connaît l’extase ensemble ? Pas besoin de te mettre dans cet état pour ça, il suffit de demander, répond-il en me câlinant, avec son petit sourire en coin si craquant.

— Malcolm, fais un effort, tu veux ? Tu connais les risques de coucher ensemble ?

— Bien sûr, les lois sont claires ici, mais tant qu’on ne se fait pas prendre, tout va bien, non ? Je ne vois pas ce qui te met dans cet état là. Qu’est-ce qui a changé depuis la dernière fois qu’on s’est vus ?

— Eh bien je peux t’assurer que quand je vais ressembler à une baleine, on va se faire prendre, et en beauté, bougonné-je en m’extirpant d’entre ses bras.

Ses yeux s’agrandissent et il reste la bouche ouverte, complètement interloqué alors que ce que je viens de lui dire commence à faire sens dans son esprit complètement embrumé.

— J’ai peur de comprendre… Tu… tu es enceinte ? Mais, ce n’est pas possible, je pensais qu’ils vous retiraient tous vos ovules ?

— Non, il n’en ponctionnent que quelques-uns et laissent les autres au chaud pour plus tard… Je suis désolée, soufflé-je en détournant le regard, tu vas être papa.

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