74. La force du nombre
Malcolm
Je n’en reviens pas du monde qui s’est réuni ce midi sur la place centrale. Cela fait juste un peu plus de vingt-quatre heures que nous sommes rentrés de notre expédition si catastrophique et Liz et moi avons réussi l’impensable. Nous avons réveillé l’île et ses habitants et ils ont accepté de prendre des risques. Tout cela me semble toujours fragile, mais c’est un premier pas. Et, vu notre nombre, nous ne risquons pas grand-chose, je pense.
Nous commençons bien sagement à marcher, hommes et femmes, chacun de son côté de la ligne de démarcation, quand une voix que je ne reconnais pas lance :
— Rassemblons-nous ! On aura plus de poids !
Et sous mes yeux ébahis, cette ligne de démarcation qui semble avoir été une barrière infranchissable pire que la plus haute muraille durant toutes ces années, disparaît et nous nous mélangeons de la manière la plus naturelle qui soit. Je ne sais pas si nous allons réussir à libérer Jade mais nous sommes déjà en train de réaliser de petits miracles. Et c’est donc presque main dans la main que nous continuons notre marche vers la salle du Conseil. Liz s’approche de moi et me glisse à l’oreille :
— On dirait un enterrement par chez moi, c’est pas une manif, ça ! Il faut dynamiser un peu les choses, Joli Cul. Je compte sur toi !
Dynamiser un peu les choses ? Elle en a de belles idées, elle. Ça veut dire quoi ? C’est pas elle, la professionnelle des manifs ? Nous, on n’a jamais fait ça… Je réfléchis quelques instants et me dis qu’il nous faut un cri de guerre. Je commence à lâcher timidement un cri qui est bientôt repris par mes voisins :
— Libérez la Doc ! Sans Doc, pas de médoc ! On veut notre Doc !
C’est simple, mais ça a l’air de galvaniser la foule présente qui reprend en criant fort ce slogan que j’ai lancé. Une des mères de Jade se met à taper des mains et une fois encore, les autres personnes présentes se joignent à elle. Et bientôt, le volume sonore augmente car tout le monde se donne du courage en faisant le plus de bruit possible. J’ai l’impression que la foule est en train de se trouver sa personnalité, que ce groupe d’individus tous différents est en train de s’unir et de former une nouvelle entité à part entière dont nous ne sommes que les rouages. C’est la première fois que je sens ce souffle collectif nous animer, que j’ai l’impression d’être dépassé par le bien commun. C’est d’une force incroyable. Je crois que c’est la première fois depuis que Jade s’est fait arrêter que je retrouve un peu le sourire, que je retrouve une énergie et un espoir que j’avais un peu trop enfouis en moi.
— C’est mieux ? demandé-je à Liz. Tu vois autre chose à rajouter ou on s’éloigne assez de l’enterrement ?
— C’est beaucoup mieux, glousse-t-elle. J’ai l’impression d’être de retour chez moi, là, c’est presque… apaisant, de voir les gens enfin prendre leur vie en main.
— Apaisant ? Tu trouves qu’on est trop calmes, encore ? Non, mais on a déjà du mal à s’entendre ! Ce n’est pas apaisant, ça !
— Malcolm, votre vie ici vous plaît, c’est cool, mais je t’assure que c’est vraiment très calme. Ça, sourit-elle en faisant un tour sur elle-même, les bras en l’air, ça c’est la vie ! Le bruit, les opinions qui s’affirment, le besoin de prendre en main son destin, de faire ses propres choix ! C’est ça, vivre !
Elle a raison, c’est comme si le fait de marcher pour nos idées nous redonnait un nouveau souffle. Et je crois que je ne suis pas le seul à ressentir ça. Tout le monde se joint aux cris de rallement et nous nous dirigeons avec une folle énergie retrouvée vers le siège du Conseil, là où tout se passe et tout se décide pour notre avenir. J’ai l’impression que nous sommes comme une vague, ou même comme un tsunami prêt à tout emporter sur son passage. S’ils ne libèrent pas Jade, ça va être la révolution et rien ne nous résistera !
Mon enthousiasme est cependant vite douché quand un groupe de gardes mené par Marco et Jasmine sort et se positionne devant l’entrée du Conseil, un air menaçant clairement affiché sur leurs visages. Et la foule tout à coup semble perdre de son unité. Les cris ne sont plus unis et des voix se font entendre de manière désordonnée. Le bruit diminue assez rapidement et je continue à m’égosiller en ayant l’impression d’être de plus en plus isolé. Bientôt, plus personne ne parle et un silence pesant s’installe. Même moi, je n’ose plus pousser aucun cri et je me demande où est passé notre enthousiasme.
— C’est normal, ce silence ? murmuré-je à l’oreille de Liz.
— Disons qu’on ne peut pas changer les mentalités trop vite. Vous êtes tellement habitués à vous écraser, soupire-t-elle avant de se tourner vers l’assemblée et de hausser la voix. On est là pour se faire entendre ! Notre demande est légitime, pour nous, pour nos enfants ! Ce n’est pas le moment de faiblir ! Il nous faut notre Doc ! Libérez la Doc !
J’admire ce petit bout de femme, cette blonde qui ramène ses coutumes chez nous, et me dis qu’il faut qu’on soit à la hauteur de ce que nous avons lancé. Qu’il faut qu’on réussisse pour libérer Jade. On ne peut abandonner avant d’avoir commencé. On ne peut pas ne rien faire, il faut tout essayer.
— Libérez la Doc ! Libérez la Doc !
Mes cris se joignent à ceux de Liz et la magie opère à nouveau car rapidement, notre voix commune reprend vigueur et nous reprenons notre avancée vers les gardes qui bloquent notre chemin. Je constate que la peur a changé de camp. Ils ont perdu leur assurance alors que nous l’avons retrouvée. Nous avons la force du nombre, nous avons l’énergie du désespoir. Clément, un peu sur ma gauche, lève le poing en l’air et nous l’imitons tous dans une splendide cohésion. Les gardes se jettent des regards hésitants et nous profitons de notre avantage pour rendre inaudibles les harangues de Marco qui cherche à maintenir la position. Quand il ne reste plus que quelques mètres à parcourir, leur ligne se fissure et un jeune brise le rang et se replie vers l’entrée du Conseil. Les autres ne tardent pas à suivre et nous vivons à cet instant notre première victoire. Pour la première fois, nous n’avons pas cédé devant les gardes. Pour la première fois, c’est le peuple qui l’emporte. C’est jouissif de vivre de tels moments. C’est exaltant de se dire que nous allons peut-être réussir et que Jade sera bientôt libre. A l’abordage !
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