Humour
Je ne compte plus les fois où l’on m’a demandé ce qui m’a amené vers les métiers de la mort. Les conséquences d’un deuil pathologique chez un parent ? L’envie d’accompagner mes semblables dans cette douloureuse et pénible épreuve qu’est la perte d’un proche ? Ou alors le dégoût précoce et durable des vivants que je traîne depuis l’école, dégoût accompagné d’une attirance avérée pour le macabre ? Quelle serait la meilleure réponse dans l’oreille de mes vis-à-vis ? Facile, mais je n’y mélangerai pas tout.
Dès la sixième, la mort se transforme en évidence. Plus tard, une vocation. Après avoir goûté au monde des pompes funèbres puis de la thanatopraxie, j’évolue désormais dans une chambre mortuaire – morgue, pour les intimes –, cet l’aquarium que j’espère ne jamais quitter en dépit de tout ce qu’on peut y vivre, y voir comme y sentir. Mon élément. Ma route vers la retraite. Ma stabilité. Ma sérénité. Rien que cela.
C’est aussi un lieu où je côtoie bien plus de vivants que de morts. Ceux que je croise, se retrouvant face aux morts en cours d’acheminement vers l’étape suivante de leur hospitalisation, offrent souvent des réactions en tout genre qui étonnent, ravissent, agacent ou exaspèrent. Certains se mettent à raser les murs, à changer de chemin en voyant le brancard arriver ; d’autres font le signe de croix, tentent de nourrir leur curiosité malsaine d’un coup d’œil plus ou moins discret, posent des questions ou expriment leurs pensées, soit autant de perches tendues à ma répartie légendaire. Pour sûr, parfois sadique, mais tel est mon petit plaisir, notamment devant la bêtise humaine, renforcée par les fausses idées que colportent d’incalculables films et séries complètement à côté de la plaque.
— Ils ne se réveillent jamais ?
— Oh si, ça arrive, mais comme généralement une entrée se fait dans la chambre libérée, on s’arrange pour qu’ils n’y retournent pas.
— Vous plaisantez ?
— Bien sûr que non.
Ou :
— Vous n’avez pas peur de travailler avec des macchabées ?
— Ce ne sont pas les morts qu’il faut craindre, mais les vivants !
Encore :
— Il est mort de quoi ?
— D’un arrêt du cœur, sans certitude.
— Vous voulez dire d’un infractus du microcarde, c’est ça ?
— Oui, ça doit être ça. Un caillou dans l’artère du coroner, un truc dans le genre.
— Oh oui, je vois.
Encore un fan de Dr House ou de Grey’s Anatomy…
Parfois, c’est mon humour qui mène à des situations cocasses :
— Sacré jaunisse. Encore un curry du midi qui n’est pas passé, dis-je à l’aide-soignante.
— Bah non, ce midi, c’étaient des petits pois-carottes avec de la dinde.
Autre exemple. Je croise une dame âgée à l’angle d’un couloir en sortant d’un service avec un défunt à bord de mon brancard, rencontre inopinée qui me force à piler.
— Vous avez failli m’écraser ! Faites attention !
— Oui, d’autant plus que la place est déjà prise.
Cette personne n’avait manifestement pas le même sens de l’humour que le mien.
Une dernière pour la route. Je croise l’aumônière également au retour d’un service de décès :
— Vous avez beaucoup de travail en ce moment, on dirait ?
— Exact. On a tous remarqué que le Seigneur était toujours plus sévère au mois de Janvier.
Rire gêné.
Pourtant, j’apprends à me censurer, alors parfois je souris suite à ma blague intérieure et l’on me demande d’expliquer pourquoi… Difficile de résister à la tentation, qui plus est lorsqu’on me pousse à la faute.
— Encore un à qui le diabète a bouffé les jambes, lance l’employé des pompes funèbres chargé du transport du défunt.
— C’est demi-tarif dans ce cas-là ?
Ma créativité n’a pas de limite, sinon celle qu’elle s’impose.
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