Câlin

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Ma conjointe avait passé une sale journée. Une de plus dans la vie d’une professeure des écoles. Gosses chiants, parents cons comme des balais, devenant hostiles lorsqu’elle sévissait avec leur progéniture, programmes dénués de bon sens, difficulté à changer d’établissement pour se rapprocher du domicile… En somme, un métier d’avenir qui faisait de plus en plus rêver la jeunesse.

Elle lâcha son paquetage de cahiers à corriger et de livres, encore plus alourdi par l’écœurement et le ras-le-bol, les larmes aux yeux. Je reconnus là le symptôme d’une fabuleuse réunion parents-profs de fin de semaine. Ce n’était pas sa détresse émotionnelle que je pouvais ressentir, mais son dégoût, car lui et moi étions de fidèles colocataires depuis très longtemps. Aussi le reconnaissais-je instantanément.

Julie me scrutait du regard. J’ouvris les bras pour l’accueillir, non par empathie, ni même pour prendre une once de plaisir à la serrer contre moi, mais parce que je savais, la connaissant, qu’elle espérait vivre cette scène. Qu’elle attendait cela de moi. Autrement dit, que c’était ce qu’il y avait de mieux à faire dans ces circonstances. Ligne de code n°213 ou 216 ? Elle, moi, et le dégoût trônant au milieu de mon vide intérieur. Je vivais cette scène comme un homme marchant tranquillement sous un orage, accueillant vents et trombes sans sourciller. Plus qu’à attendre que ça passe. N’était-ce pas là une magnifique expression du sacrifice, de l’abnégation ?

Ce câlin, ponctué de quelques reniflements, s’éternisait, et ma vilaine impatience commençait à ronger ses barreaux. Il me fallait tenir, la dissimuler encore pour ne pas aggraver cette pénible situation, résister jusqu’à la phase 2 de ce processus qui m’était hélas familier.

La phase 2 consistait à encaisser un tsunami de phrases enragées ou tristes, plus communément appelé vidage de sac. Autant dire que cela me faisait le même effet que d’écouter une pipelette, mais cette fois, parce qu’il s’agissait de ma conjointe, je m’engageais à atteindre, voire dépasser mes limites. C’était le genre d’effort que ma cervelle acceptait de faire car elle estimait que cela valait le coup, que c’était suffisamment important pour se l’infliger, quand bien même cet effort était perçu comme une séance de torture. En toute franchise, je le faisais d’abord pour elle, mais j’y trouvais aussi un intérêt certain : ne pas engendrer un climat nocif au sein de mon foyer, quand bien même un silence rancunier m’aurait parfaitement convenu. Ma cervelle ne considérait pas comme admissible le fait de traiter ma partenaire de vie comme je traitais les extérieurs, les satellites. La société avait ses codes, tout comme j’avais les miens. Pas une année ne passait sans que j’y ajoute de nouvelles lignes.

Câlin terminé, mon petit trésor partit boire un verre d’eau. Petit trésor, c’était ainsi que je l’appelais pour lui faire plaisir, surnom que mon beau-père donnait à ma belle-mère et que j’avais repris initialement par imitation comique avant de l’intégrer à ma base de données. Outil intéressant, utile. Cela me permettait de paraître affectueux, un trait de personnalité qui n’existait pourtant pas en moi. Triste vérité que de constater la présence d’un masque, même dans mon propre couple, condition sine qua non pour entretenir une relation durable, stable, source de paix la plus grande partie du temps.

Seule la solitude absolue me laissait la liberté d’être pleinement moi-même, libre de tout simulacre. La liberté de tout, finalement. Autant dire que je la recherchais avec avidité et l’embrassais à pleine bouche dès que nous nous retrouvions tous les deux. Ma première femme, comme j’aimais à la surnommer.

Eau engloutie et mucus nasal extrait, ma conjointe entama la phase 2 sous la forme d’un monologue qu’elle adressait aux meubles, à son insu. À peine démarré, je n’écoutais déjà plus, me contentais d’entendre tout en essayant de contrôler mes pensées et mon comportement, car en vérité, ce déluge m’agressait les tympans, drainait mon énergie à vitesse grand V. Trop long, trop bruyant. Après tout, ce n’était qu’un sac qu’elle venait d’éventrer pour laisser tout son contenu se déverser dans le néant. Le n’avait aucune importance. Il fallait juste que le sac se vide.

Pour tenir, il me fallait une occupation. Lire ? Impossible. Les jeux vidéos ? Juste avec l’image ? Pourquoi pas. Mais une ampoule s’alluma sous ma calvaria lorsque j’attrapai la télécommande de la télé. Je me rappelai m’être fixé comme objectif du jour de couper les poils de pattes trop longs du chien. C’était l’occasion rêvée.

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