IV
Ocean Drive
Ratih n’avait jamais rien vu de tel. L’extrémité sud de l’île de Sentosa était un dédale de canaux et d’îles artificielles où s’était édifié tout un quartier pour millionnaires. Sur des parcelles de quelques centaines de mètres carrés, voisinaient de luxueuses villas de deux ou trois étages dont la surface habitable équivalait à celle du terrain sur lequel elles étaient bâties. Chacune avec sa piscine, cela va sans dire, son ascenseur intérieur, le plus souvent, et un yacht immaculé amarré au quai attenant, toujours. Elle apprendrait bientôt en furetant sur Internet que leur prix variait entre quinze et trente millions de dollars singapouriens. Des sommes impossibles même à imaginer en monnaie de son pays !
M. et Mme Chang avaient jeté leur dévolu sur une villa moderne, mais sans trop de tape-à-l’œil, située sur Ocean Drive. Elle comportait cinq chambres plus celle de la maid. La maison était aussi équipée d’une wet and dry kitchen (1). Ce fut la première chose qu’elle remarqua lorsqu’on lui fit visiter. Les chambres des maîtres, comme celle des invités étaient immenses, à l’aune de la salle à manger et du salon. Sa chambre à elle, attenante à la wet kitchen, tenait dans huit mètres carrés à peine, dans lesquels on avait réussi à faire tenir un WC et une douche, un lit d’un mètre soixante-dix de long et une minuscule armoire. Heureusement, ses possessions tenaient dans une seule valise, qui coulissait juste sous son lit.
Le second étage, couronné d’un auvent rappelant les toitures asiatiques, était entièrement occupé par une chambre d’amis et sa salle de bains privative. La pièce ouvrait sur une vaste terrasse d’où l’on avait une vue splendide sur les îlots urbanisés alentour ainsi que sur le Singapore Strait tout proche.
Au premier, étaient distribuées trois chambres avec leurs salles de bains.
Au rez-de-chaussée, l’immense living-room, avec mezzanine, donnait sur une terrasse couverte qui s’avançait dans la piscine. Le long du mur opposé courait l’escalier, à balustrade de verre et sans contremarches, qui donnait accès aux étages. Une table de douze couverts meublait l’espace repas. La cuisine s’ouvrait à une extrémité sur celui-ci, de l’autre sur la terrasse. La chambre d’enfant complétait ce niveau. Elle comprit aussitôt ce que cela voulait dire. La nuit, ce serait à elle de se lever !
Ce premier matin, Ratih n’eut pas le temps d’en emmagasiner davantage. Sinon de remarquer encore que le marbre, le verre et l’acier inoxydable régnaient en maîtres. Elle eût préféré davantage de bois. Cela demande moins d’entretien. Elle fit une rapide évaluation de sa charge de travail. Les sols de marbre devraient être lavés tous les jours. Dans les chambres, c’était du parquet, une chance ! Mais que de surfaces vitrées ! Et avec un enfant, bonjour les traces de doigts !
Une fois pris en compte les impératifs horaires de ses patrons, on lui laissa déterminer l’amplitude de sa journée de travail. Lorsqu’elle annonça qu’elle serait debout à six heures et se retirerait dans sa chambre à vingt et une heures, M. et Mme Chang furent enchantés. Ces quinze heures quotidiennes de labeur leur parurent une juste contrepartie au cadre de travail hors pair qu’ils offraient à leur employée.
Il était plus de onze heures et elle avait un repas de quatre couverts à préparer. Elle ouvrit frigo et congélateur. Ils regorgeaient de victuailles. Pas forcément celles qu’elle aurait aimé y trouver. Elle examina les fruits. De l’ananas, des fruits du dragon, des longanes, des pommes d’eau, pas de durian, ouf ! Les légumes verts : des tomates pas trop mûres, des haricots verts, des mange-tout, du chou, des courgettes, du concombre, du mesclun. Parfait. Du congélateur, elle sortit des grosses crevettes roses, des noix de coquilles Saint-Jacques et un beau filet de barramundi. Elle avait tout ce qu’il lui fallait. Restait à trouver l’huile, les condiments et le riz. Ce fut un jeu d’enfant.
C’était son premier repas. De l’impression qu’il laisserait pouvaient dépendre bien des aspects de sa vie future. Mais elle avait peu de temps à sa disposition. Cuisine locale ou internationale ? Sans qu’elle sût très bien comment il s’était opéré, son choix se porta sur un mix :
Entrée : noix de Saint-Jacques dorées au beurre et crevettes tropicales flambées au cognac, accompagnées de mesclun au vinaigre de Xérès. Cadeau d’une amie française, la recette n’avait jamais déçu personne.
Plat : papillote de sea-bass (2) accompagnée d’un riz thaï noir, sauce hollandaise.
Dessert : fruits rafraîchis.
Ratih ne pensait plus à rien d’autre que la cuisine qu’elle allait préparer. Le timing, les temps de décongélation et de cuisson, les assaisonnements, les accompagnements, la présentation.
Tout allait bien.
(1) Souvent associée à la buanderie dans les appartements récents de Singapour, la "wet kitchen" est une zone de préparation des repas, séparée de la "dry kitchen" et ouverte sur l’extérieur pour mieux permettre l’évacuation des odeurs de friture de la cuisine au wok, en particulier. Malgré les hottes aspirantes, elle reste très populaire.
(2) Poisson pouvant correspondre à de nombreuses espèces, parmi lesquelles figure le barramundi, et dont la chair rappelle celle du bar.
(à suivre)
©Pierre-Alain GASSE, 2015. Tous droits réservés.
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