XXI
Sundoro Sunshine
À quelque temps du renvoi de sa fille, le père de Ratih est tombé malade. Un matin, ses jambes n’ont plus voulu le porter.
Au bout de quelques jours sans manger ni presque boire, le teint cireux, le souffle court, il a fait demander Ratih et lui a tenu ce discours :
— Ma fille, ne dis rien, ne m’interrompt pas, mes heures sont comptées à présent. Je ne verrai pas le sourire d’un petit-fils, mais il n’est pas dit que je partirai vers les ancêtres le cœur plein d’amertume. Approche. Quoi que tu aies fait, je te pardonne. Ne laisse pas ta mère dans le besoin, c’est tout ce que je te demande. Donne-moi ta main.
— Oui, père.
Ratih sentit les doigts noueux enserrer les siens fortement quelques instants, puis, leur pression se relâcha, tandis que le regard du vieil homme devenait fixe. Alors, elle fondit en larmes.
Derrière elle, dans un coin de la chambre, Ati, sa mère et Lia, dans les bras l’une de l’autre, pleuraient aussi.
Lorsque tous les rites furent accomplis, chacun reprit le cours de son existence : Ati, dans sa rizière et ses champs de tabac, aidée par sa fille quand le travail pressait, Lia à la madrasa, en compagnie de Bagus, et Ratih, revenue chez elle, partageant d’épuisantes journées entre les travaux des champs le matin, des ménages en ville dans la journée et la tenue de la maison avec sa mère.
Pas la moindre minute pour elle.
Jusqu’au soir où, fouillant les poches d’un vieil anorak qu’elle voulait jeter, Ratih y trouva la carte de visite du randonneur australien.
Ses mots lui revinrent en mémoire tout comme l’intensité de son regard sur elle : « J’aimerais avoir de vos nouvelles ». Pourquoi pas ? Une petite voix intérieure, sortie d’elle ne savait où, lui soufflait : « Allez, vas-y ! »
Le lendemain même, elle se rendait au restaurant.
C’était un établissement de bon standing et elle fut accueillie par son sauveur, cet homme blond à taches de rousseur dont le visage était si bien resté gravé dans sa mémoire qu’elle n’eut aucune peine à le reconnaître.
Contournant le bar avec vivacité, il s’avança avec un grand sourire :
— Ratih ! Je n’y croyais plus ! Mais vous êtes là, c’est le principal, Vous ne pouvez pas savoir le plaisir que vous me faites. Venez vous asseoir. Vous voulez boire quelque chose ?
— Un jus de goyave, s’il vous plaît.
— Deux, commanda-t-il au barman.
Le soir tombait et les néons multicolores des enseignes s’allumaient les uns après les autres.
Ratih portait la tenue qu’elle avait choisie, un an plus tôt, pour rencontrer M. Wu : sarong imprimé et tunique à manches courtes dans les tons bruns et or, ainsi que ses sandales de cuir fauve. Il y avait bien longtemps qu’elle ne s’était plus habillée pour sortir.
Au regard de John Cochran, elle sut qu’elle avait fait le bon choix.
— Vous êtes splendide.
Ratih rougit. Les compliments directs des Occidentaux la mettaient toujours mal à l’aise.
John fit signe à un employé de le remplacer au bar et ils allèrent s’asseoir dans un coin de la terrasse ouverte sur la rue.
John et Ratih parlèrent longtemps ce soir-là, l’un se livrant sans détour, l’autre restant sur une prudente réserve.
Mais, rapidement, ils se découvrirent un point commun : Singapour.
En effet, en bon Australien, John, après la fin de ses études d’informatique, avait pris une année sabbatique pour découvrir le monde.
C’est ainsi qu’il avait passé trois semaines à Singapour, avait poussé jusqu’en Europe, (Angleterre, France, Italie Espagne, Portugal), poursuivi par un petit tour dans les pays nordiques (Danemark, Suède, Norvège), avant de revenir à son île natale par la Chine et le Japon.
Puis il avait fini par poser son sac en Indonésie, où, après avoir travaillé dix ans dans sa partie, il avait monté cette affaire avec un collègue.
John évoqua donc ses pérégrinations d’insulaire à l’étroit ; Ratih ses tribulations d’émigrée économique.
Et c’est l’heure de la fermeture de l’établissement qui les fit se séparer d’une poignée de mains appuyée, avec la promesse de se revoir bientôt.
Dans le tuk-tuk qui la ramenait chez elle, Ratih se prit à rêver de jours meilleurs…
Quelques jours plus tard, elle repiquait du riz, non plus l’échine courbée comme les anciens, mais à la manière nouvelle, introduite par les techniciens des coopératives : debout, son panier de plants dans une main, elle avançait, lançant de l’autre les brins un à un dans la rizière, à la manière de fléchettes. En quelques jours, ceux-ci s’enracinaient et se redressaient parfaitement. Il suffisait d’avoir le compas dans l’œil pour aligner les pousses au mieux. À l’autre bout du champ, Ati opérait de même.
Sur la levée de terre qui délimitait la rizière, John regardait les deux femmes qui lui tournaient le dos. Il attendit que Ratih change de rang pour se manifester. Il ne voulait pas la surprendre.
Elle venait de lever les yeux, il leva la main et lui sourit. Ratih resta interdite un instant, puis se tourna vers sa mère qu’elle appela.
Alors, les deux femmes regagnèrent le bord du champ où se tenait John Cochran. Ce fut lui qui prit la parole le premier :
— Bonjour Ratih, bonjour Madame Ati. Je me présente : John Cochran. Je voudrais vous parler, mais je vous dérange en plein travail.
— Ce n’est rien. Venez.
Ati entraîna sa fille et l’étranger vers la maison et ne le laissa pas exposer l’objet de sa visite avant d’avoir servi thé et petits gâteaux. Alors seulement, elle dit :
— Vous tenez un restaurant en ville, n’est-ce pas ? Qu’est-ce qui nous vaut votre visite ?
— Deux choses. D’abord, je voulais vous demander si vous accepteriez de cultiver des légumes pour le restaurant. Avec un contrat en bonne et due forme, cela va sans dire. Ensuite, je cherche un cuisinier pour remplacer mon associé qui repart dans son pays le mois prochain.
— Je ne vois pas en quoi je pourrais vous aider sur ce dernier point, Monsieur Cochran.
— Vous non, mais votre fille, si. Ratih, accepteriez-vous de travailler dans mon restaurant, en tant que chef de cuisine ? Après une petite période d’essai, quand même, je le précise.
Ratih se sentit rougir, en même temps qu’une grande joie l’envahissait. Sa mère, voyant son trouble, vint à son secours :
— Vous avez raison, Monsieur Cochran, ma fille est une excellente cuisinière et, à ce que je vois, vous vous connaissez déjà. Mais la décision lui appartient. Pour ce qui concerne la fourniture de légumes, il faut que nous discutions de ce que vous voulez et nous entendions sur les prix…
Deux saisons se sont écoulées depuis ces événements. Les champs de tabac ont été vendus ; ne restent que la maison, un coin de rizière et le potager qui fournit le restaurant. Ati s’en occupe avec l’aide d’un journalier.
Lia voudrait entrer dans une école d’esthétique. Ses parents l’exhortent à obtenir d’abord son baccalauréat. Et c’est Bagus qui semble l’avoir convaincue de rester au lycée.
John et Ratih exploitent ensemble le restaurant, devenu l’une des meilleures adresses de Temanggung. Lui assure toujours l’accueil et Ratih officie en cuisine, secondée par deux commis. Elle a refusé de devenir Madame Cochran, mais John et elle forment un couple mixte très heureux. Lia s’entend au mieux avec John. Son anglais s’est beaucoup amélioré.
Aujourd’hui est un grand jour. On vient de placer la nouvelle enseigne lumineuse au fronton de l’établissement et de livrer la vaisselle et le linge de table au logo du restaurant : un soleil rouge se profilant derrière un volcan. Ce soir, on inaugure le « Sundoro Sunshine ».
« Sunshine », c’est le nom affectueux que John donne à Ratih dans l’intimité.
F I N de la première partie
©Pierre-Alain GASSE, 2015. Tous droits réservés.
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