L'abomination du dédale

8 minutes de lecture

Marchant au ralenti, traînant les pieds et trébuchant tous les trois pas, Chokri continuait d'avancer coûte que coûte. Cela faisait maintenant plusieurs heures qu'il cheminait sans s'arrêter, ou du moins le pensait-il. Il était plongé dans le noir le plus complet, et ses sens et ses repères s'en trouvaient chamboulés. Il ne savait pas où il était, ni comment il était arrivé là. Il savait simplement qu'il s'était réveillé groggy, avec les côtes légèrement douloureuses et un violent mal de crâne. Il s'était tâté l'arrière de la tête et avait senti que ses cheveux étaient un peu poisseux, mais il n'était pas parvenu à identifier s'il s'agissait de sang ou simplement de sueur. L'idée d'une possible blessure à la tête et le fait qu'il ne voyait rien l'avaient fait paniquer quelques instants, redoutant d'être devenu aveugle. Mais quand il s'était calmé et avait réussi à se concentrer suffisamment, ses yeux s'étaient habitués à l'obscurité et il avait pu distinguer des formes floues dans le noir. Il ne percevait que de hautes formes plates autour de lui, qu'il interpréta comme étant des murs. Il leva la tête mais ne parvint pas à discerner de plafond. Il avait alors fouillé ses poches à la recherche de son téléphone portable, afin de se servir de la fonction lampe de poche. Tout en cherchant, il s'était lui-même traité d'idiot à voix haute, car son premier réflexe n'avait pas été de se servir du téléphone pour appeler à l'aide mais juste pour s'éclairer. Mais il n'avait de toute façon pas trouvé son téléphone. Il avait revérifié quatre fois chacune des poches de son costume, mais son téléphone avait bel et bien disparu, avec le reste de ses affaires. Portable, clés, portefeuille, ainsi que sa montre, comme il l'avait constaté en tâtant son poignet droit. En remontant sa main le long de sa poitrine pour desserrer son col, il avait également senti que même sa pince à cravate avait disparu. Avait-il été agressé dans la rue ? Le vol était-il le mobile ? Chokri n’en avait aucun souvenir. Il avait porté sa main à son cou et senti que son pendentif en forme de coran était toujours là. Peut être l’argent n’était-il pas le motif de son agression finalement. Ou peut être que son agresseur n’avait simplement pas vu son pendentif. Chokri n’avait jamais été superstitieux, et cela faisait de nombreuses années que la religion n’occupait plus une grande place dans sa vie, mais quand il avait serré son médaillon, il avait senti une douce chaleur lui réchauffer la main. N’ayant rien sur lui pour s’éclairer ou se repérer, il avait tenté d’appeler au secours, mais malgré de longues minutes à s’époumoner, personne ne lui avait répondu. Il avait donc avancé à tâtons jusqu’au mur, puis, la main collée à la paroi pour ne pas se perdre dans le noir, il s’était mis en route.

Depuis maintenant plusieurs heures, Chokri continuait de suivre le mur rêche et froid du plat de la main. Il avait été freiné plusieurs fois dans sa progression par des croisements qui l’avaient obligé à choisir une direction, mais il n’avait rencontré aucune porte, aucune fenêtre, aucune grille d'aération, en bref aucune sortie d'aucune sorte. Soudain, Chokri sentit qu'un mur lui barrait la route, mais la matière sous sa paume avait changé. Après le rugueux du béton, il mit quelques secondes à reconnaître le toucher plus doux du bois. Son sang ne fit qu'un tour. Il crut avoir enfin trouvé une porte. Totalement fébrile, il frotta ses deux mains sur la plus grande surface possible à la recherche d'une poignée. Mais il n'en trouva aucune. Le couloir qu'il avait suivi l'avait mené dans un cul de sac. Pourtant, cette paroi de bois à la place du mur de béton devait bien être là pour une raison. Ne pouvant pas se résoudre à faire demi-tour, Chokri tambourina contre le panneau de bois et hurla à nouveau, implorant qu'on vienne l'aider. Il sentit que le bois s'enfonçait légèrement sous ses coups, comme s'il rebondissait. Chokri en déduisit qu'il devait bel et bien y avoir un espace vide derrière. Il redoubla de force pour taper sur les planches, donnant de véritables coups de poings puis, pour ne pas céder au découragement qui menaçait de le gagner, il mua ce sentiment en rage et se jeta l'épaule en avant de tout son poids contre le mur. Il entendit le bois craquer et le sentit bouger. Il répéta l'opération plusieurs fois, puis recula de quelques pas pour prendre son élan et lança un ultime assaut. Enfin l'obstacle céda. Chokri ne passa pas à travers le panneau de bois comme il le pensait, mais il bascula avec lui et s'aplatit dessus douloureusement. Ce qu'il avait pris pour une porte était en fait une lourde caisse en bois qui obstruait le passage et qu'il avait fini par renverser. Il glissa le long de la caisse et se laissa lourdement basculer de l'autre côté. La caisse s'était ouverte en heurtant le sol et Chokri tomba dans son contenu qui s'était répandu. Un objet dur et cylindrique lui meurtrissait les reins. Il l'ôta rapidement de derrière son dos et se redressa en grognant de douleur. Cherchant à tâtons ce sur quoi il avait atterri, il sentit un emballage blister et crut reconnaître la forme d'une lampe de poche. Il s'écorcha la peau sous les ongles et la commissure des lèvres avec le plastique, mais il parvint finalement à l'ouvrir. L'emballage contenait aussi les piles nécessaires au fonctionnement de la lampe. Il ouvrit l'arrière de la lampe d'un geste frénétique et y enfourna les trois piles nécessaires en tremblant d'impatience. Enfin il revissa le culot et appuya sur le bouton en caoutchouc. Bien qu'elle ne soit pas braquée sur son visage, la lumière soudaine suite à des heures d'obscurité l'éblouit et il ferma les yeux d'instinct. Il baissa la lampe vers le sol avant de les rouvrir. Il put ainsi constater que la caisse contenait du matériel de camping ou de randonnée. Il y avait deux dizaines de lampes similaires à la sienne, des bâtons de marche en fibre de carbone, des gourdes en plastique, des rouleaux de cordes, des imperméables, et même de petits réchauds à gaz.

Chokri se releva en grimaçant et utilisa la lampe pour regarder autour de lui. Le couloir d'où il était venu était entièrement vide. À sa gauche et à sa droite se trouvaient d'autres caisses, similaires à celle qu'il venait de renverser. En fait, où qu'il dirige le faisceau de sa lampe, il ne voyait que des caisses. Il y en avait de toutes les tailles, mais elles l'entouraient de toutes parts. Chokri ne put s'empêcher de penser à Indiana Jones. « Si je les ouvre toutes, je finirais peut être par tomber sur l'Arche d'Alliance », se dit-il avec un sourire, avant de se reprendre à voix haute « C'est ça espèce d'idiot, continue à dire des conneries, ça va t'aider à sortir d'ici. » Ses pensées dérivèrent et il se souvint de la première fois qu'il avait vu ce film quand il était adolescent. Bien sûr il l'avait adoré pour les aventures amusantes et la gouaille de Harrison Ford, mais le fils d'immigré qu'il était avait été un peu vexé par la manière dont les arabes étaient dépeints dans ce film, comme une masse primitive et bruyante. C'était ce genre de représentation dans la culture populaire, et d'autres choses, qui l'avaient poussé à changer factuellement son nom en Chuck quand il était rentré au lycée. En y repensant, cela faisait plus de quinze ans qu'il ne s'était présenté devant personne comme étant Chokri. En adressant une petite pensée d'excuses à ses parents, il porta une nouvelle fois la main à son médaillon. Inexplicablement, ce dernier lui sembla légèrement plus chaud qu'à son réveil. Il le remit sous sa chemise en haussant les épaules. Chokri pointa sa lampe vers le haut, mais il ne parvint pas à distinguer le plafond. Seulement des empilements de caisse qui semblaient monter à l'infini vers le ciel. Il ne savait pas si il se trouvait dans une sorte de hangar à la superficie disproportionnée, mais il se dit que la solution ne se trouvait sûrement pas en hauteur. Il décida donc de se remettre en route dans ce dédale de caisse à la recherche d'une sortie. Avant de partir, il ramassa ce qui pourrait lui être utile. Il s'érafla encore un peu plus les mains en ouvrant plusieurs blisters de lampe pour récupérer les piles, qu'il mit dans les poches de sa veste. Il se confectionna un sac baluchon avec un imperméable et y fourra trois gourdes, deux rouleaux de cordes et une lampe de rechange. Il prit également un réchaud et une petite bouteille de gaz, bien qu'il n'ait pas de briquet ou d'allumettes sur lui. Il passa son sac en bandoulière, ramassa un bâton de marche et reprit son chemin.

Pendant un peu plus d'une heure, il avança au hasard, suivant les tours et les détours que les rangées de caisse l'obligeaient à faire. Il était content d'avoir enfin de la lumière, mais il avait pensé que cela l'aiderait à se repérer plus facilement, et ce ne fût pas le cas. Au bout d'un moment, il tenta d'escalader des caisses pour avoir une vue d'ensemble, mais il se rendit rapidement compte que les piles de colis étaient si hautes qu'elles l'empêcheraient de voir, peu importe où il regarderait. À intervalle régulier, il essayait d'appeler à l'aide, mais seul l'écho de ses propres pas lui répondait. Alors qu'il faisait une petite pause, il avait retiré ses chaussures et massait ses pieds endoloris. Ses chaussettes étaient trempées de sueur, et il regrettait de ne pas avoir trouvé de matériel de marche dans la première caisse. Il réalisa qu'il ne s'était pas demandé ce que contenaient les autres colis. Il se chaussa aussi vite que le lui permirent ses pieds gonflés, tint la lampe avec sa bouche pour éclairer devant lui et attrapa son bâton de marche à deux mains pour s'en servir comme d'un pied de biche. La tige de carbone se plia légèrement, mais ce fût la caisse qui céda en premier. Les clous sautèrent et le panneau de devant s'ouvrit, envoyant Chokri en arrière. Il tomba sur les fesses et lâcha la lampe, qui vint rouler au pied de la caisse. Quand son faisceau éclaira le contenu répandu de la caisse, Chokri poussa un cri de terreur. La caisse était remplie de morceaux de corps humains. La première surprise passée, Chokri se rendit compte que ces membres avaient quelque chose de factice. Il s'approcha à genoux et ramassa la lampe pour éclairer ce qui s'avéra n'être que des morceaux de mannequins. Bustes, paires de jambes, bras dépareillés, et têtes de différentes couleurs. Il ramassa l'un de ces crânes chauves en plastique et le fit sauter dans sa main pour le contempler en face. Il fut saisi par le réalisme de ce visage de femme. Le nez retroussé, les sourcils dessinés, le maquillage, la bouche légèrement entrouverte… Cela le mettait un peu mal à l'aise. « Hélas pauvre Yorick... » commença-t-il, avant de jeter la tête décapitée avec les autres cadavres de plastique.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire William BAUDIN ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0