La légende des petits beignets
Oui, la réputation des beignets de Maman Nagnouma allait bien au-delà du marché de Madina...
Assise sur son tabouret, le regard doux et vague, elle remuait l’huile bouillante. Son visage souriait simplement, comme si elle connaissait déjà ce que la vie apporte, son lot de joie et de chagrin. Autour d’elle, les vendeuses s’affairaient, haranguaient le client potentiel, arrangeaient à nouveau leur marchandise en disposant cette fois les chaussettes de football en acrylique plus en évidence (tout le monde aime le sport, n’est-ce pas ?). Elle était si délicatement installée, pieds nus sous la tablette en bois (le gauche touchait même le sol), en équilibre périlleux et, pourtant, c’est ainsi qu’elle procédait et jamais elle n’avait renversé l’édifice. Lorsqu’elle jetait la pâte à beignets dans le liquide, une grande fumée s’échappait qui faisait crier les voisines, juste pour la forme, car l’odeur de graillon sied bien aux chaussettes en acrylique. Oui, la réputation des beignets de Maman Nagnouma allait bien au-delà du marché de Madina.
La recette lui venait d’une aïeule, l’imposante Yalikhatou, qui avait été mariée de force dès que ses seins avaient commencé à pointer, on ne savait à quel âge. Elle régnait sur son réchaud comme sur bon nombre de femmes du village et avait fini par faire établir que sa recette de beignets, eh bien ! il n’y en avait pas de plus juste, bien qu’il fallût encore maîtriser le geste pour touiller l’huile avec la spatule. Lorsque Mamadou Saliou, le mari de la plutôt laide Oumou, commença à enfler de façon mystérieuse, on suspecta son goût immodéré pour les beignets de Yalikhatou (et probablement aussi pour ses seins qui maintenant pesaient plutôt qu’ils ne pointaient). Il dépassait chaque matin la cour où trônait le réchaud puis entrait dans le bois. Au retour, il se chargeait d’un fagot supplémentaire qu’il offrait à Yalikhatou en souriant et en baissant les yeux à hauteur de poitrine. Il ne repartait jamais sans avoir gobé quelques beignets encore tièdes et bien épicés… A ce rythme, le village se dit qu’il y avait plus entre ces deux-là qu’un échange de bons procédés et un conseil fût convoqué sous le grand manguier.
Les hommes, aussi prompts à goûter au fruit défendu qu’à condamner leur voisin, prenaient tour à tour la parole en écartant les mouches d’un geste imposant. Ils se donnaient du « Tonton » et du « Vieux » pour bien marquer leur déférence et gagner en considération. Bien sûr, tous connaissaient les beignets de la discorde villageoise (certains convoitaient aussi les rondeurs de Yalikhatou mais sans jamais s'y être abandonnés, car elle n’était pas commode, Yalikhatou). Alors, il fallut trouver une solution qui, tout en apparaissant solennelle, ne compromettrait pas la bonne entente entre tous. Il fut convenu que Papa Gouzou était le plus à même de transmettre le sentiment des hommes. Son grand âge ne l’empêchait nullement d’être sensible au charme de Yalikhatou, mais le risque d’y succomber était faible car il redoutait encore davantage la mauvaise humeur de sa première femme, et des suivantes.
Le conseil fut clos et chacun s’en retourna chez lui, d’un pas qui semblait indiquer qu’une grave décision avait été prise, et qu’on allait voir ce qu’on allait voir. Papa Gouzou remonta la ruelle en direction du bois, marqua une brève pause durant laquelle une poule et sa ribambelle de poussins lui coupèrent le chemin, en conclut que le présage n’annonçait rien de bon, tandis que Yalikhatou relevait la tête. Elle connaissait déjà la raison de la visite officielle, son sixième sens ne la trompant jamais. Un chien aboya et chacun dans le village l’entendit.
Lorsque Mamadou Saliou sortit du bois, il trouva Yalikhatou penchée en avant, son large postérieur cachant le reste de son corps. Elle marmonnait des bouts de phrases incohérentes, se balançait et piétinait la terre par à-coups. Il posa le fagot supplémentaire, s’approcha doucement et remarqua alors le boubou de travers, les yeux rouges, le cœur gros. Il sentait aussi qu’ils étaient observés, et d’un regard, sans un mot, ils comprirent que ce serait pour cette nuit.
Au matin, Yalikhatou et Mamadou avaient disparus. Quelques braises ambrées s’éteignaient doucement, là où d’ordinaire se trouvaient le réchaud, les ustensiles, le tabouret et la tablette en bois. Oumou en profita pour s’essayer à la recette mais le charme était rompu, le goût des petits beignets ne subsistait que dans la mémoire des villageois et dans les légendes racontées aux enfants sous le vieux manguier aux feuilles brunies.
Maman Nagnouma versa un peu de pâte dans l’huile bouillante. Un nouveau nuage de fumée grasse s’éleva aussitôt, s’étendit aux étals de chaussettes en acrylique, et les survola en répandant la savoureuse odeur de beignets...
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Écrit et publié le 2 novembre 2017 pour De ci, de là - #Off2Africa http://bit.ly/2iog7qq
© GILLESDENIZOT
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