La Matchbox
L’Uber me dépose dans une zone d’activité à l’extérieur de la ville. Le partenaire y a une usine qui semble récente et très sécurisée. Seuls les bruits de machines viennent perturber le calme de l’impasse dans laquelle elle se trouve. Même si leurs locaux sont assez rassurants, je comprends qu’ils se soient installés assez loin des autres entreprises, plutôt composées de bureaux, pour ne pas les perturber.
Les deux frères qui possèdent et dirigent l’entreprise me reçoivent dans un beau bureau attenant à l’usine dans laquelle il semble difficile de pénétrer. J’avais eu l’un des deux au téléphone pour préparer le rendez-vous et m’assurer qu’ils signent un accord de confidentialité.
— Chris, vous pouvez réexpliquer à mon frère votre idée et comment elle vous est venue ? J’ai essayé de lui résumer mais je pense qu’il préférera l’entendre de votre bouche.
— Bien sûr, cette idée a germé petit à petit. J’ai imaginé une sorte de « Tinder » adapté à tous les aspects de notre vie : nos envies, nos émotions, nos besoins…
— Mais ça n’existe pas déjà ça ? Je suis certain que j’ai vu une appli qui fait la même chose !
— Ce que je propose ne se limite pas à une appli. Grâce à la MatchBox que j’installe dans un immeuble ou un pâté de maison, tous les voisins partagent ce qu’ils ont envie de partager de façon simple et intuitive et la MatchBox propose une mise en relation dès qu’elle perçoit un bénéfice mutuel.
Les deux frères se regardent l’air interrogatif. Ils sont marrants assis côte à côte derrière leur grand bureau sur lequel trônent quelques trophées certainement gagnés à des concours industriels. J’ai l’impression d’être face à un jury.
Puis l’un des deux se lève et va se servir un café en me faisant un signe de tête que j’interprète comme une proposition pour qu’il m’en serve un.
Mais je n’ai pas le temps de répondre que l’autre frère prend la parole.
— Et pourquoi est-ce si important pour vous d’avoir une box physique ?
— Cela ne peut fonctionner que si la confiance est là et que chacune et chacun accepte d’échanger des informations plus ou moins personnelles et intimes avec ses voisins. Raison pour laquelle je dois installer physiquement une Box qui va permettre de constituer un petit réseau local qui sera bien plus difficile à pirater qu’une application internet classique.
Il fait un petit hochement de tête :
— Vous savez qu’une usine comme la notre a besoin d’un volume de commandes minimum pour que ce soit viable. Vous avez déjà des pré-commandes ou vous prendrez le risque de les stocker en attendant de les vendre ?
— Justement comme je ne veux pas m’épuiser à devoir convaincre chaque syndicat de copropriété ou chaque conseil de quartier d’acheter ma MatchBox, j’ai commencé à négocier avec un opérateur qui sera mon unique client et s’occupera de la commercialisation. Il me passera tout de suite une très grosse commande.
— C’est une bonne idée effectivement.
Le frère qui est resté silencieux retourne s’assoir avec son café. Et je prends soudainement conscience que je n’ai pas eu le « bon » frère au téléphone ! Pas celui qui décide en tout cas visiblement. D’ailleurs, l’autre enchaîne en me regardant droit dans les yeux.
— Mais mon frère a dû vous dire que nous fabriquons ici des Box pour les opérateurs télécom.
— Oui, il me l’a dit, mais j’imagine que ce n’est pas très différent de ce que je vous demande.
— Je n’ai pas encore eu le temps de regarder le cahier des charges que vous lui avez envoyé. Je vous rappelle dès que je l’ai fait.
Je ressors de ce rendez-vous plus que perplexe. J’avais senti le premier frère tout excité au téléphone par ce nouveau business pour eux. Mais le second semble beaucoup moins enthousiaste à l’idée de prendre des risques et d’adapter sa chaîne de production.
En tout cas, le souci c’est que nous sommes loin d’avoir conclu et qu’il faut que je revienne dans 4 jours, ça bouscule tout mon agenda !
Pourtant, je suis convaincu que la MatchBox est une solution géniale pour recréer du lien dans cette société si individualiste !
J’attends le Uber du retour à l’entrée de l’impasse quand une averse soudaine me force à rentrer dans le hall d’accueil de l’immeuble de bureaux le plus proche. Alors qu’il y avait un ciel sans nuages il y a quelques minutes ! Il n’y a vraiment plus de logique avec ce dérèglement climatique…
En attendant sur les salons confortables de l’entrée, je me concentre sur mon rendez-vous du lendemain avec l’investisseur.
Je joue gros.
Je laisse mon esprit divaguer et regarde machinalement la décoration de ce hall d’entrée :
les fauteuils en cuir marron, au mur des tableaux impressionnistes qui tranchent avec un mobilier plutôt moderne, le mélange est assez étrange. Les haut-parleurs jouent « je suis venu te dire que je m’en vais » de Serge Gainsbourg en fond sonore alors qu’un diffuseur d’odeur nous plonge dans l’atmosphère olfactive d’une prairie. Curieux cocktail, Jessica aurait certainement beaucoup de commentaires à faire…
Car l’agencement et l’entreprenariat, Jessica, elle connaît. Elle est décoratrice d’intérieur à son compte depuis 3 ans maintenant et ça marche bien. Elle a sa petite réputation dans le milieu. Alors bien sûr, elle veut que ce soit dans SON appartement que nous vivions car la déco du mien est trop moche et minimaliste me dit-elle.
Bon, revenons à mon rendez-vous de demain. Je dois forcément rassurer l’investisseur sur le fait que les engagements de mes deux partenaires sont verrouillés, que le client est prêt à signer avec moi et que la mise de fond est le dernier obstacle à la conclusion du dossier. « Mentir en affaires n’est pas mentir » m’a-t-on appris dans mon BTS.
Sans surprises, vu l’heure, les bouchons pour rejoindre le centre-ville me font perdre un temps fou. Je me commande à manger pendant le trajet et rentre claqué dans mon appartement devant lequel sont déposés mes tacos.
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