Chapitre 9
Le chemin vers sa tour d’observation s’avère plaisant pour Marcus malgré deux heures déjà écoulées. En plus d’un agréable air vivifiant, le paysage bucolique défile tandis qu’il chemine sur le sentier plat. Des oiseaux s’agitent dans les branches et de petits rongeurs s’enfuient au bruit de ses pas. Au détour d’un gigantesque amas de rochers, sa route se fait soudain plus raide et au bout de quelques minutes, Marcus s’arrête, à bout de souffle. Après une bonne rasade d’eau fraichement tirée de sa gourde, il reprend son ascension jusqu’à atteindre un aplomb. À ses pieds, la forêt s’étire à perte de vue, nimbée de la douce lumière de l’après-midi. Un lac en contrebas reflète les rayons du soleil dans un camaïeu d’or et de cuivre. « Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau », souffle Marcus avant d’inspirer avec force. Au même instant, un aigle royal survole la vallée en glatissant. La majesté de l’animal lui donne la chair de poule, autant pour la beauté gracile de son vol que pour la force de son bec et de ses serres, capables de déchiqueter la chair.
Marcus reprend doucement son chemin lorsque sa tour se dessine à l’horizon. Quatre poteaux en bois soutiennent une large cabine carrée, vitrée sur ses quatre murs. Un escalier s’enroule autour de la charpente et monte jusqu’à une trappe, tandis qu’un haut grillage ceinture la construction, fermé par un portail. De loin, l’édifice semble avoir connu des jours meilleurs et au fur et à mesure que Marcus se rapproche, son sentiment se confirme. La peinture rouge défraichie et la saleté des vitres ne laissent rien présager de bon quant à l’état intérieur. Marcus se souvient alors du temps que le dernier locataire y a passé et surtout de son âge très avancé. Soudain, les paroles d’Ellies lui reviennent en mémoire : « ils l’ont mis dans le congélateur ». Marcus frémit en remarquant le bruit mécanique d’un générateur diesel. Il sort une petite clé argentée de la poche intérieure de sa veste et déverrouille le portail qui s’ouvre en grinçant. Son regard est aussitôt attiré par une petite remise en bois tout à côté de la tour. « Le générateur est là-dedans ». Pris de curiosité morbide, il s’y dirige lorsqu’un sifflement strident le fait sursauter. « Marcus ? Tu me reçois ? ». En haut de la tour, la voix d'Irwin grésille à travers la radio. Marcus lâche ses affaires, monte rapidement les marches, pénètre dans la cabine, et attrape le transmetteur.
— Je suis là, Irwin. Euh, je veux dire… Marcus, au rapport.
— Bien reçu, Marcus. Tout va bien ? Cela fait presque une heure que tu devais arriver ?
— Pardon… j’ai légèrement trainé en chemin… le paysage est… saisissant !
Irwin éclate de rire.
— Tu auras tout le temps de l’observer.
Son ton se fait soudain plus autoritaire.
— Peux-tu me faire un topo sur l’état de la tour ? Les gars de l’autre équipe n’ont pas osé toucher aux affaires de Carl…
— Euh… oui. D’accord. Je te recontacte dès que c’est fait.
— Bien reçu. À plus tard. Terminé.
— OK. Terminé.
Marcus repose le combiné sur le bureau et remarque qu’il est jonché de papier d’emballages et de reste de nourritures moisies. En faisant un tour sur lui-même, une odeur effroyable lui monte aux narines. Il observe avec dégout l’état pitoyable de la pièce. Le lit et couvert de draps et couvertures souillées. Au sol gisent papiers et canettes en tous genres, le tout surmonté d’une bonne dose de boue et de feuilles mortes. La visibilité au travers des fenêtres est pratiquement impossible. Même les murs sont tapissés de crasses. Des toiles d’araignées pendent du plafond, et une grosse couche de poussière recouvre le mobilier et les appareils.
— Euh… Irwin ? C’est l’apocalypse ici…
En même temps qu’il prononce ses mots dans le combiné, Marcus remarque que ce dernier et collé de saleté et de poils. « Oh mon dieu ». Son cœur lui monte au bord des lèvres, lorsqu’il aperçoit dans un coin de la pièce un seau rempli à ras bord d’un liquide douteux dans lequel flotte une matière d’une couleur indescriptible.
Il se précipite à l’extérieur et se penche par-dessus la balustrade pour vomir.
— L’apocalypse ? À ce point-là ?
La voix d’Irwin bourdonne dans le poste pendant que Marcus tente de reprendre contenance. Il s’essuie la bouche d’un revers avant de retourner dans l’antre de Carl.
— C’est dans un état… pitoyable. Je n’ai jamais vu un tel niveau de saleté…
— Je suis désolé, Marcus. Normalement, c’est à celui qui quitte sa garde de rendre la cabine propre et fonctionnelle pour le suivant.
« Il a de la chance d’être au congélateur, ce fumier », pense Marcus en se couvrant le nez avec le dos de sa main.
— Tu vas devoir t'en occuper…
— C’est bien ce que j’avais compris.
— OK. Je te laisse régler ça. Bon courage. Terminé.
— Ouais, c’est ça… terminé.
« Pff… ils n’ont pas voulu toucher aux affaires de Carl ! Mon cul, ouais ! ». Marcus redescend au pied de la tour dans l’espoir de trouver de quoi la nettoyer. « Il y a peut-être ce qu’il faut dans la remise ? ». Sans réfléchir, il pénètre dans la petite cabane. Sa gorge se serre, une odeur de cadavre en décomposition attaque son système olfactif. Devant lui, une flaque de liquide s’est formée sous le congélateur qui ne fonctionne vraisemblablement plus et d’où des milliers d’asticots s’échappent par les interstices. À nouveau, Marcus se précipite dehors et ne peut se retenir de rendre.
— Il a décidé de me faire chier jusqu’au bout, ce vieux connard ! crache-t-il entre deux nausées.
Impossible pour lui d’envisager de retourner dans la remise. L’odeur est tellement insoutenable que même à plusieurs mètres, elle met à mal son odorat.
Un grognement le fait sursauter. En relevant la tête, il aperçoit un gigantesque ours Kodiak qui s’avance vers le portail entre-ouvert. La bête fait quatre-cents kilos, au bas mot. Tétanisé par la peur, Marcus ne parvient plus à faire un mouvement tandiq que l’animal s’approche inexorablement. Il pénètre dans l’enceinte de la tour et passe devant Marcus qui retient son souffle.
« Oh merde ! Il va bouffer le vieux schnock ! ». Sans même un regard pour lui, l’ours se dirige vers la remise et y entre, vraisemblablement attiré par l'odeur nauséabonde. Marcus se redresse prudemment et se recule vers l’escalier. « S’il s'approche, j’aurais qu’à monter en courant. », pense-t-il, le souffle court.
La bête repousse brutalement la porte de la remise en trainant le cadavre qu'on a grossièrement enveloppé dans une couverture. Seules le haut du crâne et les longs cheveux gris et filassent de Carl dépasse de son linceul improvisé, tandis que l'ours le trimbale sans ménagement en quête d'un endroit plus tranquille pour en faire son déjeuner.
Marcus reste immobile malgré une terrible envie de vomir qui lui vrille à nouveau l’estomac. La bête s'éloigne avant de disparaitre entre les arbres en grognant. Marcus se précipite et verrouille le portail avant de se laisser tomber à genoux, en sueur.
— Putain de bordel de merde ! hurle-t-il. Qu’est-ce que je vais dire aux autres ?
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