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Quelques rues plus loin, Tess attendait le retour des enfants après l'école. Elle travaillait chez elle depuis qu'elle avait quitté son emploi dans la finance pour se consacrer à sa passion, l'illustration de livres pour enfants. Aujourd'hui, elle avait mis en couleurs son premier projet : un recueil de contes à faire peur. Elle adorait l'écrivain pour qui elle dessinait. La dernière planche séchait sur son bureau, adepte de l'aquarelle, elle numérisait l’ensemble une fois les planches terminées. En attendant, elle s'était servi un thé bien mérité et feuilletait un magazine quand l'obscurité pénétra la pièce tel un brouillard descendu sur la ville. Ce fut si soudain que Tess sentit son sang se glacer. Ce n'était pas une trouillarde, fille unique d'un père montagnard, elle avait l'habitude de partir en randonnée par tous les temps mais l'humidité qui imprégna les pores de sa peau fit monter le malaise. Elle attrapa le plaid du canapé, s'y enveloppa et sortit guetter les enfants sur le pas de la porte. On n'y voyait pas à deux mètres. La rue où s'enroulaient des écharpes de brume avait complètement disparu dans la pénombre. Les silhouettes fantomatiques des arbres s’estompaient dans l'opacité environnante. La température avait brusquement chuté alors que l'été indien était censé jouer les prolongations. La seule lumière provenait des éclairs qui, à intervalles réguliers, cassaient la ligne d'horizon en mouvements saccadés. Le malaise de Tess évolua en une bouffée d'angoisse pure qui gicla dans ses veines et lui coupa les jambes. Les enfants ne pourraient jamais rentrer seuls. Elle savait combien Brunilde redoutait les orages, elle se cachait parfois sous son lit malgré ses onze ans et comptait jusqu'à ce qu'il s'éloigne. La pensée de sa fille terrorisée lui impulsa l'énergie nécessaire quand tout à coup, un vacarme assourdissant fit exploser le toit de la maison. Des choses se renversèrent sur le passage de quelqu'un ou quelque chose qui percuta les meubles et les objets dans une violence inouïe. Un ouragan balaya l'espace. Tess, figée sur le seuil, vit se déplier dans l'ombre du porche défoncé, la silhouette du géant Vorrag le Terrible. La jeune femme écarquilla les yeux. Comment le personnage qu'elle avait dessiné cet après-midi pouvait-il se trouver devant elle en chair et en os ? Vorrag le Terrible était un géant des montagnes, tout en peau grise et cheveux de fougères. Il vivait avec sa famille sur les monts brumeux d'Eldenvall et faisait partie du clan des dents de Pierre. Mais surtout, c’était un être de papier qui prenait vie uniquement dans l’imaginaire des gens. Par quel miracle l’univers fantastique inventé par Pierre Dulac avait-il été propulsé dans le monde réel ? Elle l'ignorait encore mais le plus urgent était de retrouver les enfants, de les mettre à l'abri. Il serait bien assez temps de s'occuper du pourquoi et du comment plus tard. Le géant posa sur Tess des yeux immenses où elle lut un reflet de sa propre peur. L’instinct reprit le dessus quand il se pencha vers elle, se jetant dans la haie elle réussit à l’esquiver. Tess se demanda où était passé tout le monde. S'étaient-ils tous terrés dans leur maison en voyant la tempête approcher ? Pourquoi était-elle désespérément seule alors que d’ordinaire à la sortie de l’école, les rues se remplissaient de parents avec poussettes et de groupes d'enfants ? C’était une évidence, personne n'allait lui venir en aide, il fallait qu'elle se mette en mouvement et qu'elle rejoigne les enfants. Elle n'hésita plus quand elle se retrouva nez à nez avec un loup gris-bleu immense, yeux jaunes, babines sanguinolentes et crocs assassins. Roshdur, la monture du géant venait également de prendre vie.
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