Chapitre 3 - In paradisum

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Sous un magnifique ciel d'azur sonnaient les cloches de la basilique au cœur de la vieille ville. Un convoi funéraire avançait lentement sur les pavés de la place déserte. À sa tête roulait au pas le corbillard, amenant dans son écrin d'olivier et de satin blanc le corps d'Élise auprès du Seigneur miséricordieux. Derrière le véhicule noir marchaient Élisabeth, au bras de son époux, Julien, sa sœur et son fiancé. À leur suite venaient les fils et filles d’Élise, ses gendres et ses belles-filles, ses nombreux petits-enfants, sa famille étendue, ses amis proches et moins proches, des connaissances, des commerçants, des admirateurs. Certains pleuraient, à grands sanglots ou avec pudeur. D'autres, abattus, gardaient la tête baissée. Un peu à l'écart, le journaliste d'une chaîne de télévision régionale et son cameraman couvraient l’événement sur un ton solennel.

Julien ne s'était jamais vraiment rendu compte de la notoriété dont jouissait sa grand-mère au pays, encore moins de l'impact médiatique qu'elle avait pu avoir. À ses yeux, elle était simplement la mamie bienveillante et pleine de joie qui adorait recevoir et choyer sa famille chaque dimanche, et qui s'adonnait pleinement à sa passion fantaisiste le reste du temps depuis le décès de son mari, général émérite de l'armée de l'air, quinze ans auparavant.

Le glas se tut à leur arrivée. Le prêtre les accueillit sur le parvis de l'église gothique et les invita à se recueillir un instant autour du cercueil, que les employés des pompes funèbres avaient sorti du véhicule et déposé précautionneusement sur les pavés. Un profond silence les enveloppa, laissant l'occasion à chacun d'exprimer en pensées son chagrin à la défunte.

Mal à l'aise face à cette boîte massive et close qui lui provoquait un sentiment d'étrangeté, Julien observait sa famille du coin de l’œil, impatient de se réfugier à l'intérieur de l'édifice pour échapper à la bise qui lui mordait le visage. Impassible, sa mère fixait l'élégant cercueil qu'elle avait choisi avec le plus grand soin, certainement préoccupée par l'impact social et par l’organisation des funérailles, qu'elle voulait impeccable. Avec elle, il fallait que tout soit parfait, en toute circonstance, et le jeune homme redoutait déjà le mariage prochain de sa sœur...

Sur un geste du prêtre qui montait les marches de la géante dame de pierre, l'assemblée en deuil entra en procession à sa suite. À l'apparition du cercueil qui les précédait, résonna sous les voûtes majestueuses le son doux et feutré d'un accord parfait majeur à l'orgue, puis s'éleva du balcon une voix cristalline, qui se joignit à l'instrument liturgique pour interpréter le Pie Jesu de Fauré.

Un frisson parcourut l'échine de Julien, envoûté par ses inflexions mélodieuses, dont il savourait chaque note sans parvenir à déterminer si elles provenaient d'un petit garçon, d'une petite fille ou d'une jeune femme. Était-elle même humaine ? Il lui semblât que seul un ange pouvait posséder une voix aussi pure et éthérée...

Percevant l'agitation de son fils à ses côtés, Élisabeth lui lança un regard sévère, les lèvres pincées. Frustré, Julien se concentra sur la procession, s'efforçant de résister à la tentation de se retourner pour distinguer la mystérieuse créature. Une folle pensée lui traversa soudain l'esprit. Si elle avait assidûment fréquenté Élise ces derniers mois, il y avait de fortes chances que la fameuse Esther se trouve parmi eux à cet instant ! Son cœur se mit à palpiter et, mû par une enivrante sensation de légèreté intérieure, il pressa légèrement le pas à l'approche du transept.

Tandis que l'écrin d’Élise était soigneusement installé au pied de l'autel, la foule prit place sur les bancs du lieu de culte, impressionnant par ses dimensions et par ses immenses vitraux colorés, à travers lesquels se déversait la clarté matinale. À l'écho du chant voluptueux devenu plus tourmenté se mêlait celui de leurs pas, du froissement des robes et des manteaux, de murmures échangés.

Julien attendit d'être assis au premier rang pour feindre de saluer, quelques rangées derrière lui, un cousin qu'il n'avait pas revu depuis longtemps et en profita pour dévisager subrepticement chaque inconnu. Désappointé de ne pas apercevoir la muse de sa grand-mère, il sonda en vain la pénombre, à l'autre extrémité de la basilique, qui enveloppait la balustrade de la tribune où se tenait une silhouette indistincte. Derrière elle, se dressait sous la rosace l'imposant buffet d'orgue. Seule une lampe d'appoint dispensait un faible éclairage à l'organiste.

Enfin, la ligne mélodique ralentit et s'évanouit avec le chant, clair et apaisé. Une main se posa sur le bras du jeune homme contemplatif, le rappelant à l'ordre. Le charme rompu, Julien se rassit correctement sous le regard réprobateur de sa mère. Le silence retomba, pesant sur leurs épaules et sur leur cœur, mais fut presque aussitôt troublé par un concert de toux. Les retardataires s'empressèrent de trouver une place.

Debout devant l'autel, le prêtre étendit les bras vers l'assemblée et prit la parole. Toutefois Julien ne l'entendait pas, obnubilé par l'écho de la voix enchanteresse qui résonnait encore dans son esprit. Il se leva mécaniquement lorsque sa mère leur remit, à lui et sa sœur, un cierge allumé, qu'ils allèrent déposer autour du cercueil avec ceux de leurs cousins et cousines. Puis plusieurs membres de la famille et des amis de la défunte se succédèrent au pupitre pour lire, parfois d'une voix tremblante d'émotion, un témoignage poignant écrit par leur soin.

Ainsi Julien découvrit toute la bonté et la générosité d'Élise au travers d'anecdotes tantôt amusantes, tantôt émouvantes. En effet, elle s'était beaucoup investie dans la vie associative de la vieille ville ces trois dernières années : elle avait participé à la création d'un salon de thé qui employait des personnes handicapées afin de favoriser leur insertion dans la société, elle avait animé des ateliers d'initiation à la peinture pour réunir les enfants des écoles primaires et les personnes âgées atteintes d'Alzheimer, elle avait financé en partie une coopérative qui mettait en lien producteurs locaux et familles défavorisées... Personne ne tarissait d'éloge à son égard.

À sa grande surprise, Élisabeth ne se leva à aucun moment de la cérémonie. Elle en observait chaque étape, s'assurant que chacun accomplît sa part, sans jamais s'exposer directement. Ce qui ne lui ressemblait pas, elle qui aimait être sous le feu des projecteurs.

Julien tressaillit lorsque, après ce qui lui parut une éternité, la voix envoûtante se mêla à nouveau à l'orgue pour chanter le Panis Angelicus de Franck. Tandis qu'une majorité de la foule parcourait en file bien ordonnée la basilique afin de communier, le jeune homme demeura immobile, transi, aux côtés de sa mère, qui s'en étonna :

  • Tu ne vas pas communier ?

Elle dut le pousser du coude et répéter sa question, car il n'eut aucune réaction. Il lui répondit alors par un simple mouvement de tête. Décidément, elle le trouvait très étrange aujourd'hui. Il n'avait pas prononcé le moindre mot depuis la fin de la veillée. Elle le savait affecté par le décès brutal de sa grand-mère, mais autre chose semblait le préoccuper.

— Ça va aller ? finit-elle par s'inquiéter.

  • Oui oui, répondit-il vaguement. J'écoute...

— Elle a une jolie voix, n'est-ce pas ? commenta sa mère, fière que la cérémonie se déroule comme elle l'avait prévue.

À ses mots, Julien reprit vie, se redressa sur le banc et daigna enfin lui accorder son attention.

  • Tu sais qui c'est ?

— Ça, il faudrait le demander à ton oncle Antonin, l'informa-t-elle en cherchant l'intéressé du regard parmi les gens qui défilaient devant le prêtre. C'est lui qui s'est chargé de trouver l'organiste et la chanteuse. Ah, tiens ! Il est là.

Alors que l'homme, un bon vivant âgé d'une quarantaine d'années, revenait s'asseoir derrière leur rangée une fois l'hostie reçue, Élisabeth le retint par le bras. Intrigué, il se pencha vers sa sœur, qui l'interrogea à propos de la fascinante inconnue.

— Je l'ai découverte à l'occasion d'un concert le mois dernier, expliqua l'oncle, ici-même. Très belle voix, j'ai tout de suite pensé à elle... C'est maman qui m'a fait découvrir son groupe, d'ailleurs.

Le cœur de Julien se serra à cette nouvelle.

  • Elle s'appelle comment ? demanda celui-ci à brûle-pourpoint.

— Esther. Je te la présenterai tout à l'heure si tu veux, ajouta l'oncle en s'éloignant, gratifiant Julien d'un clin d'œil complice.

Mère et fils se regardèrent, stupéfaits.

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