Chapitre 5
Talinn
Ce n'est qu'en arrivant à quelques centaines de mètres du site qu'on parvient enfin à distinguer les infrastructures. D'abominables antennes gris rouille se dressent comme des aiguilles, des lignes électriques malmenées par les intempéries s'enchevêtrent aléatoirement dans les airs ou reposent sur les bâtis dénudés comme des fils d'araignée. Les bâtiments collent à ras du sol : gigantesques hangars s'étirant dans une stricte horizontalité, tandis que plus à l'est se dessinent les hauts fourneaux qui servaient à faire fondre l'acier.
Le temps s'éclaircit enfin et à l'horizon, j'aperçois deux colossaux cylindres blancs, larges et incurvés. Éventrés. J'avais déjà vu ce genre de construction dans des documents archéologiques. Elles servaient autrefois comme cheminées dans les centrales qui utilisaient l'uranium comme combustible pour produire de l'électricité. De l'uranium comme combustible... Jusqu'à présent, j'avais cru qu'il s'agissait d'un canular, mais il faut croire que nos ancêtres étaient réellement fous.
On gare les camions et voitures – vidées en prévision du matériel à ramener – puis on se réfugie dans un bâtiment central et plus avenant que les autres, ou du moins ce qu'il en reste, car des pans entiers de murs sont simplement ouverts. Les débris de verre qui jonchent le sol témoignent des anciennes baies vitrées qui isolaient mieux l'intérieur, fut un temps.
Avec notre intendant et les chefs, nous nous regroupons en conciliabule devant un grand panneau mural sur lequel restent, miraculeusement, lisibles la plupart des informations, traduites en deux langues. Une que je comprends et une que je ne comprends pas.
— On se sépare ici. Nous autres, on file par là.
Sur ce, Zilla désigne un carré, peut-être anciennement violet, sur lequel est indiqué une direction : « Laboratoire de tests : niveau -1 ».
— On se retrouve en surface dans une heure. Les premiers arrivés commencent à charger. Si vous trouvez des survivants, butez-les ou ignorez-les. On n'a pas le temps pour des prisonniers, dis-je.
À ma ceinture, j'ai le dosimètre qui continue à grimper en flèche. Les voyant traîner des pattes en regardant ébahis tout autour comme des touristes au lieu de s'activer, je décide de leur mettre un peu la pression.
— J'insiste : une heure et pas une minute de plus. Là on bouffe déjà assez de radiations pour passer l'année au chaud, alors les retardataires se démerderont pour rentrer par leurs propres moyens.
Ma pique fait son effet, la tribu retrouve ses instincts de pillards rodés et se disperse. Moi, je suis Zilla, Os, Levi, Corvax, Anon, Tyn, Chewie, mais aussi Grimm et Daib, que le chef tenait à garder à l'œil. Je ne suis pas certain qu'une expédition dans l'inconnu soit le meilleur moment pour cela. Je crains le pire.
Je ne suis pas un guerrier, mais celui de la bande qui dispose du plus grand socle de connaissances sur la civilisation déchue qui a construit ces lieux en sable comprimé et chauffé. Aussi, je me contente de rester en arrière pour observer, analyser et recommander si besoin. Pour autant, je ne suis pas à l'aise dans ce groupe armé au sein duquel les tensions sont palpables.
De son côté, Os ne montre aucun stress particulier. Il passe son temps à réajuster son masque trop grand, mais à part cela, il ne semble nullement se sentir impliqué dans la situation actuelle, bien que Zilla le pousse en avant dans l'escalier de service par lequel nous tentons d'accéder au niveau inférieur.
Il est en dur, mais plusieurs marches sont manquantes, si bien que je manque de me briser la cheville à plusieurs reprises. Le noir nous engloutit vite, trop vite. Au moins le niveau de radiation se calme un peu à mesure qu'on s'enfonce sous terre. Le faisceau de ma torche balaye le couloir et se braque sur un plan du niveau. Je prends quelques secondes pour le déchiffrer tandis que les autres continuent à avancer, jusqu'à ce qu'ils se retrouvent à pester devant une large porte fermée.
— Pousse-toi Tyn, je vais l'éclater aux explosifs.
— Mais t'es con ou quoi ? On est en sous-sol avec des tonnes de ciment au-dessus de nos têtes et tu veux faire péter des trucs ?
— Prenons plutôt un autre chemin.
— Mais non, ça se voit que c'est l'accès principal ici quand même !
— Les gars ?
Je vois huit têtes se retourner vers moi alors que je les interpelle. Maintenant que j'ai leur attention, je peux poursuivre.
— Il y a un local technique dans la salle juste à votre gauche. Je vais essayer de remettre le courant.
— Et à quoi ça va servir ?
— À ouvrir la porte, triple buse. C'est une commande électrique.
— Oh...
Je les dépasse et file dans le local. Je trouve sans mal le disjoncteur principal, mais, évidemment, il ne se passe rien quand je l'actionne. Il y a pourtant un circuit de secours. En balayant ma lampe, je finis par apercevoir les groupes électrogènes et parviens à les redémarrer sans trop de difficultés.
— Ça marche ! s'écrie Levi en entendant les machines ronronner et les néons crépiter.
Anon se précipite vers la porte, tapote sur un clavier qui émet plusieurs bips courts et un long, puis il vocifère.
— Ça marche pas !
— Il faut le code ou un badge d'accès.
— Et où est-ce qu'on est censés trouver ça ?
— Il reste toujours la dynamite...
— Essaye 5568.
L'agitation se fige soudain et les regards, incrédules se tournent vers Os, auquel personne n'avait plus fait attention. Comme d'habitude, sa voix avait atterri à nos oreilles sans être gênée par les masques à cartouche ou le brouhaha ambiant. Zilla écarte Anon, qui restait bloqué devant le digicode, et tape les chiffres annoncés.
Cette fois-ci, la porte s'ouvre.
Personne ne pose de questions, ne sachant que trop bien qu'il ne fallait espérer aucune explication. Pendant les vingt minutes suivantes, nous fouillons les pièces à la recherche du Saint Graal. Hélas, rien d'extraordinaire à se mettre sous la dent. Les lieux ressemblent à d'anciens laboratoires d'essais pour les matériaux ou les pièces mécaniques. Certes, on dégote bien notre poids en pièces détachées, mais pas la bécane rutilante et puissante qui n'attendrait que nous pour être étrennée.
Le verdict est sans appel. D'après Os, il faut continuer à avancer pour tomber sur des modèles expérimentaux entiers et fonctionnels. On chargera plus tard nos trouvailles sur les deux chariots qu'on a descendus. Pour l'heure, l'exploration se poursuit. On avance jusqu'au bout du couloir et on se retrouve, encore, face à une porte blindée, identique à la première.
— C'est quoi le code pour celle-là ? demande Zilla.
Os ne répond pas. À la place, un râle froid et métallique résonne de l'autre côté de la porte, du genre à dresser les poils sur l'échine.
— C'était quoi ça ? s’écrie la clameur collective.
— Je peux vous donner le code, mais quelque chose attend derrière la porte, annonce Os de sa sempiternelle voix atone.
— Hostile ou pas ?
— Je ne sais pas.
Un nouveau murmure guttural vibre à travers la paroi métallique. Les braves pillards reculent d'un pas. Sauf Zilla. Il arme son fusil et se prépare à aboyer ses ordres.
— Quoi qu'il se trouve derrière cette porte, êtes-vous prêt à l'affronter, Rafales ? Ou allez-vous rebrousser chemin comme des gonzesses en cloque ?
Et comme il n'y a, chez nous, pas de pire honte que celle d'être assimilé au sexe faible, le troupeau de mâles bande ses muscles et sort les armes avant de beugler leur volonté combative.
— Alors on y va ! Levi, Tyn, prenez le flanc gauche, Grimm, Daib, sur la droite, Corvax, Anon, vous me couvrez pendant que j'attaque de front et Chewie, tu l'arroses à distance. Attention, aucun tir avant mon signal ! Je veux être sûr de la nature de ce truc avant. Os, planque-toi en arrière. Talinn, va ouvrir la porte et reste aux aguets pour analyser la situation.
Je croise la route d'Os qui part se réfugier à l'arrière, il me souffle le code, qui se trouve d'ailleurs être le même que pour l'autre porte, tandis que je m'avance seul à l'avant. Les grincements sonores qui agressent mes oreilles ne sont pas pour me rassurer. C'est avec une main tremblante que je tape les chiffres sur le clavier. Je me prépare à esquiver sur le côté dès que la porte s'ouvrira.
o
Grimm
J'ai fait profil bas jusqu'à alors. Quand Blondie a décidé de refaire les groupes, j'ai bien capté qu'il nous avait captés. Pas grave. J'ai grincé des dents, mais je l'ai mis en veilleuse. Il faut savoir reconnaître quand un plan tombe à l'eau. Pendant la durée de cette explo à la noix, on s'est échangé des regards entendus avec Daib, mais pas un mot. À moins de grabuge, pas moyen d'agir.
Pour nous qui voulions du grabuge, nous voilà servis.
Bordel de bite à couilles ! Saloperie de cuite au schnaps ! Nom d'une pipe sans dents ! Mais qu'est-ce que c'est que ce truc ? Ça – parce qu'il n'y a pas d'autres pronoms pour le désigner – s'engouffre dans l'entrebâillement des mâchoires d'acier avant même qu'elles ne soient complètement ouvertes. Ça dégouline sur les parois tel un gigantesque tas de morve. Pourtant, ça a l'air d'avoir une consistance du haut de ses trois mètres au doigt mouillé. Une consistance de vieille glaire, mais une consistance quand même. Ça grince, ça fait un boucan du diable, même si tu vois pas bien par quel orifice ça peut produire des sons. Ça a une couleur indéfinissable de camaïeu de gris et en même temps changeante, on voit par moment à travers, ça se brouille comme ces pixels qu'on voit parfois s'afficher sur les antiques écrans plasma qu'on déniche.
Je suis excité.
Des mois que je ronge mon frein. Des mois que je m'ennuie de ces défis trop facilement accomplis, de ces assauts sans challenge, sans risques. J'avais oublié la sensation du frisson du danger. Je le retrouve enfin. Face à une créature abyssale dont on ignore toutes les caractéristiques. Improvisation, échecs, adaptation, puis victoire. Voilà le vrai schéma d'un combat. La gâchette de mon fusil d'assaut me démange. Je revis.
La chose fait émerger de son corps gélatineux un tentacule de la même consistance et le propulse vers Levi. Le pauvre se fait envoyer valser contre le mur avec un fracas qui témoigne de la violence du choc. Il y en a qui hurlent. Bande de sacs à merde. Si ça avait été mon équipe, ça aurait réagi sec. Pas un n'aurait moufté.
Notre tapette de chef envoie le signal. Enfin. Je me mets à canarder la chose. Ah, ça doit pas apprécier à en juger par les grincements qui redoublent d'intensité. J'ai le sourire jusqu'aux oreilles et le champ de vision dilaté. Mais je ne dois pas pour autant en oublier mon objectif principal. Je détourne mon regard et cherche le chef. Je pourrais caler Zilla dans mon viseur, profiter du capharnaüm ambiant et faire croire à une balle perdue...
Puis soudain, l'adrénaline retombe aussi vite qu'elle a grimpé. Le temps semble se suspendre. Mes doigts ne réagissent plus pour appuyer sur la gâchette. Le son s'atténue et mes oreilles sifflent comme étourdies après le choc d'une grenade ou d'une mine passée pas loin. Pourtant, il n’y a rien eu de tel. Je fais volte-face et je le vois.
Os. Cette créature, plus étrange encore que celle que les autres tentent de dézinguer. Il a retiré son masque et me scrute de ses yeux vides. Puis il se retourne et court, dépassant l'entrée que gardait le monstre, pour s'enfoncer dans l'inconnu.
Je lui cours après. Qu'est-ce qui me prend à cet instant ? Je n'en sais rien. Je me sens comme tracté. Je n'arrive même plus à réfléchir à la logique de mes actes. Daib m'appelle interloqué. Je me demande s'il me suivra. Mais il ne le fait pas. Il garde position, sachant pertinemment que c'est moi qui suis en train de faire une connerie et Daib n'est pas le genre de sbire assez con pour suivre son chef si ce dernier saute d'un pont.
Je m'engouffre dans l'obscurité, dans ce dédale de couloirs blanc crasseux et poussiéreux. La frontale et le claquement de ses pas sur le dallage comme seuls guides. Je suis mieux taillé pour la course que ce nabot. Je pensais le rattraper en deux coups de cuillères à pot. Erreur. La réverbération des bruits et les ombres mouvantes suscitées par l'éclairage instable m'induisent sur la mauvaise route et je dois m'arrêter ou faire demi-tour à plusieurs reprises pour retrouver sa trace.
Heureusement, je finis par le voir franchir une large porte double qui claque derrière lui dans un fracas métallique. Je m'y engage à la suite et l'obscurité m'enveloppe comme une purée de pois. Même les lumières de secours et leur halo rouge faiblard ne marchent plus ici. La pièce a l'air vaste, car ma lampe n'atteint aucun mur. En revanche, je découvre, garé ici et là, de sacrés bolides ! Profilés pour la vitesse, des carcasses lisses et neuves par centaines... Je peux presque déjà sentir leur mécanique ronronner sous mes cuisses.
Je ne dois pas me déconcentrer. Pour l'instant, j'ai un compte à régler avec cet avorton. Mais j'ai beau balayer ma lampe de tous les côtés, il est introuvable. Et inaudible. Ce cache-cache ne durera pas éternellement, petit rat, il faudra bien que tu bouges à un moment donné et je te dénicherai à ce moment-là. Je tente d'accélérer l'échéance.
— Os, sors de ta cachette ! Je ne te veux aucun mal ! Je veux juste discuter. On a des intérêts communs toi et moi. Je suis sûr qu'on peut trouver un arrangement.
Et je ne bluffe même pas. À vrai dire, si le mioche a un secret à me révéler sur Zilla qui m'aide à le faire tomber, je suis prêt à le laisser partir indemne. Hélas, mon petit doigt me dit qu'il n'en fera rien. Je fouille encore quelques minutes. Le temps n'est pas illimité. Je finis par perdre patience.
— Montre-toi, bordel !
À peine ai-je hurlé ça qu'un bruit grinçant déchire l'atmosphère tendue. Un rideau de fer remonte péniblement et dévoile la lumière de l'extérieur dans une raie qui m'éblouit quelques secondes. Suite à cela, le son pétaradant du moteur d'une moto qu'on démarre. Réflexe immédiat, je braque mon AK vers le boucan et mitraille.
En vain, ma cible trace sa route et réussit à s'enfuir à toute allure dans le désert. Pour autant, je n'ai pas raté tous mes tirs, j'ai vu sa silhouette vaciller. Du sang frais a giclé sur le sol. Je l'ai touché sur le flanc. En plissant les yeux, le paysage m'apparaît à l'horizon. Je me rappelle de ce que le père Talinn a raconté sur ces drôles de cheminées blanches éventrées.
Pouvoirs mystiques ou non, entre sa blessure et les radiations, je doute qu'on entende un jour reparler d'Os.
o
Talinn
Aucune explication rationnelle ne peut satisfaire à ce qui vient de se produire. Dans un râle d'agonie évoquant un crissement de pneus sur l'asphalte, la créature métamorphique finit par se tasser, se rétracter, s'emmêler et s'affaisser en une flaque noire comme du cambouis, sous la pression des balles. Morte ? Difficile à diagnostiquer au vu de l'amas inerte qu'elle forme à présent. Au moins, plus aucun son glaçant ne s'en échappe.
Face à moi, le groupe est décimé. Levi est blessé à l'épaule, Daib hurle de douleur alors que sa jambe forme un angle improbable. J'ai clairement vu Tyn, puis Corvax, être absorbés par la créature. Pas simplement attrapés, puis déchiquetés en miettes, non juste absorbés, assimilés, puis disparus. Plus aucune trace de leur être ne subsiste dans la mare noire inorganique où ils devraient se trouver.
Mes jambes ne répondent plus et je m'écroule à terre. Une vie passée à comprendre la structure de notre monde, l'assemblage de ses atomes et molécules, ses lois physiques, pour voir ces convictions balayées d'un revers de manche. Par une apparition surréaliste. Une erreur dans la matrice. Non, à vrai dire mes convictions ont commencé à être ébranlées bien avant. Lorsqu'Os est arrivé parmi nous.
Je ne suis pas le seul à me trouver en état de choc. Aux teints livides de ces guerriers, si valeureux d'habitude, je vois comme ce combat absurde les a ébranlés. Un seul tient droit sur ses jambes.
Zilla n'a pas l'air de réaliser ce qui se trame autour de lui. Il est comme hypnotisé.
Derrière l'espace qu'occupait quelques secondes auparavant la créature, se manifeste désormais un nouveau phénomène impossible. Là où devrait se trouver le prolongement de dalles et de murs de béton d'un couloir, se tient un immense écran blanc, aplat traversé de grésillements et de sautillements. Je tremble de tout mon corps. Ce qui se passe ici n'est pas normal.
Ce n'est pas normal.
Zilla fait un pas en avant.
Ça ne devrait pas arriver.
Zilla lève une main vers ce néant intangible.
Ça ne peut pas...
Zilla touche l'écran.
...
Que s'est-il passé ? J'ouvre les yeux comme si je venais de naître, comme si quelqu'un venait de secouer mon cerveau et que tous mes souvenirs et savoirs s'en trouvaient mélangés. Je me mets un moment avant de comprendre ce que je fabrique ici, les fesses posées sur un sol froid et dur, avec autour de moi six personnes à l'air aussi hébété que moi. J'ai l'impression d'avoir vécu plusieurs années quand bien même il ne semble pas s'être écoulé de temps. Le bip qu'émet ma montre me rappelle alors à la réalité. Cela fait une demi-heure que nous sommes descendus. Il ne nous reste plus qu'une demi-heure pour remonter avec notre butin.
Je me souviens maintenant : la mission, le monstre, l'écran... Ces deux derniers ont d'ailleurs complètement disparu. Plus aucune trace de la mare noire, pas même une tâche d'humidité au sol et surtout, l'écran blanc s'est volatilisé, laissant place au couloir tout à fait ordinaire qui aurait toujours dû se trouver là.
Je lève la tête vers Zilla pour invoquer de nouvelles instructions, mais il s'agite, balance son regard à trois cent soixante degrés. De nous tous, il est celui qui a l'air le plus chamboulé. Que lui est-il arrivé lorsqu'il a touché l'écran ? La panique cède place à une rage bouillonnante lorsqu'il constate les absences. Il avance d'un pas ferme vers Daib, qui peine à contenir ses larmes de douleur avec sa jambe cassée. Zilla n'éprouve pas la moindre pitié pour lui. Il l'attrape par le haut de son plastron et l'attire vers lui avant de vociférer.
— Où est Grimm ?
Entre sa blessure et l'onde de choc qui vient de remuer nos méninges, Daib n'est probablement pas en état de répondre à cette question. Il bafouille et bégaye si bien que Zilla le secoue comme un prunier avant de lui reposer la question en boucle.
— Il est là.
Anon désigne la silhouette qui revient à pas lourds par le couloir qui se trouvait derrière le monstre. À en juger par son envergure, il ne peut s'agir que de Grimm, effectivement. Pourtant, cette démarche hésitante et défaitiste ne lui ressemble pas. Zilla réagit au quart de tour. Il lâche Daib, dégaine son couteau de chasse et s'élance sur Grimm. Alors qu'il le plaque contre le mur, le couteau littéralement sous la gorge, Grimm n'oppose pas la moindre résistance. À nouveau, Zilla recommence son numéro d'inquisiteur.
— Où est-il ? Qu'est-ce que tu lui as fait ?
Même à travers le masque, ses hurlements sont parfaitement audibles. Les justifications de Grimm, un peu moins.
— Il s'est enfui. J'ai essayé de le rattraper...
— Conneries ! l'interrompt-il. Traître !
— C'est la vérité ! Il y a un garage qui s'ouvre vers l'extérieur au bout. Il a pris une moto et s'est enfui avec.
— Tu te fous de ma gueule !
— Non Zi, regarde la vérité en face : ton clebs nous a menés dans un piège et en a profité pour se tirer d'ici !
— Je vais t'étriper, putain !
Et Zilla aurait sans doute pu trancher la gorge de Grimm dans cet accès de rage si Anon n'était pas intervenu pour retenir sa main.
— Calme-toi Zilla, tente de temporiser Anon.
Même si je comprends la fureur de Zilla – et c'est en partie ma faute pour avoir rapporté les intentions de Grimm – dans une situation pareille, leur guerre de leadership n'est pas une priorité.
— Vous réglerez ça plus tard ! On a des problèmes plus urgents : à savoir deux blessés et deux autres disparus. Qui sait si une autre de ces saloperies ne va pas nous retomber dessus ? Dépêchons-nous de ramasser ce qu'il y a à ramasser et cassons-nous. Le temps presse !
Je ne sais pas si mes propos ont douché les élans meurtriers de Zilla. Il semble toujours aussi bouillonnant, mais au moins, voilà qu'il range son couteau et lance de nouvelles directives. Au moins a-t-il compris que son rôle de meneur doit primer sur ses émotions personnelles dans une situation pareille.
Il nous laisse à moi et Chewie le soin de nous occuper de Levi et Daib. J'improvise une attelle et des béquilles pour que le grand noir puisse au moins tituber jusqu'à la sortie. Puis nous cherchons partout des indices pour retrouver des traces de Tyn et Corvax. En vain. Personne n'ose en parler, mais je sens bien que le même poids mort pèse sur mes compagnons.
Nous rejoignons Anon, Grimm et Zilla qui ont pris de l'avance et inspectent dans le garage les véhicules qu'ils peuvent emmener. Au moins, sur ce point-là, le gosse n'avait pas menti. Grosses cylindrées, SUV, Jeeps, tout-terrains, pick-up, fourgonnettes... C'est une véritable orgie mécanique. Pourtant, personne n'a le cœur à s'en réjouir.
Zilla, lui, examine, pensif, à la lueur de sa lampe, des traces au sol. En m'approchant, je comprends qu'il s'agit de sang. Du sang frais.
— Cet enfoiré lui a tiré dessus, me siffle-t-il entre ses dents tandis que je m'approche.
Il lève les yeux vers l'immense porte roulante ouverte sur l'extérieur. Au loin, les cheminées éventrées de la centrale. Je devine sans mal à quoi il pense : prendre une moto et partir à la poursuite d'Os. Je cherche les mots pour l'en dissuader. Je n'en ai finalement pas besoin. Zilla ordonne le ralliement avec le groupe de Fen et le départ.
Et je sais qu'il lui en coûte, mais Zilla sait également qu'il ne peut pas faillir. Il a notre responsabilité entre les mains, celle de sa famille, et non celle d'un garçon surnaturel en route pour le suicide dans une zone ultra-irradiée.
o
?
Vent frontal qui fouette mon visage et mugit à mes oreilles, immenses étendues rasées, atomisées, vides, sous mes yeux et jusqu'à un horizon infini. Alors que mon bolide file et avale les mètres, puis les kilomètres, guidé par une boussole invisible, je sens quelque chose.
Seul. Depuis combien de temps n'ai-je pas été vraiment seul ? L'ai-je été un jour ?
Vibrations du moteur en mouvement, choc des roues sur l'asphalte irrégulier, un liquide chaud coule contre ma hanche gauche, la douleur se réveille et me scie les tripes. C'est mon corps que je sens comme ça.
Mon corps... Quelle est donc cette drôle d'impression que celle d'être une entité sentiente dans un espace délimité physiquement par une enveloppe corporelle ?
Je prends conscience de ces millions de grains de sable qui m'entourent, de ce soleil qui me cuit à travers les couches de textile, de ces atomes qui constituent ce lieu morne et mort. Il existe bel et bien qu'on le veuille ou non. J'existe bel et bien.
Je ne sais même pas qui je suis, mais je sais que j'existe. C'est au moins cela. Je ne suis pas un simple flux de données ou un algorithme qui se promène dans un programme corrompu, je suis un être humain, fait de chair, de sang, de nerfs – la douleur qui s'exprime séant est là pour me le faire savoir – capable de formuler ses propres pensées. Je pense donc je suis ! Qui a dit cela déjà ?
Mes forces me lâchent sans prévenir. Ce corps que je découvre à peine faillit déjà et lâche le guidon. Je chute et roule plusieurs mètres sur ce sol de bitume et de poussière. Le halo rouge s'agrandit sur mon ventre, à moins que ce ne soit mon champ de vision qui se teint en pourpre.
Né dans ce désert stérile, mort quelques minutes plus tard. Vie plus éphémère que celle d'une mouche. Pourtant ma volonté palpite à mes tempes, elle crie : « Survis ! Tu ne peux pas mourir ici. Pas comme ça. » Pas alors que mon radar s'active et détecte des présences humaines à moins d'un kilomètre. Si j'arrive à les atteindre, alors peut-être que...
Je rampe. Péniblement, douloureusement, accélérant même l'hémorragie. Ma vision se trouble, chasse les couleurs et devient cette sorte de neige noire comme on en voit sur les anciens écrans de télévision cathodique. Puis le noir disparaît progressivement pour ne plus former qu'un uniforme voile blanc.
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