Chapitre 21
Talinn
La dernière fois que j'avais ressenti une telle excitation, c'était en arrivant au sommet du col du Plumage Dépouillé et que le panorama de la gigantesque Kaboum, assemblage hétéroclite de déchets rouillés construits en vertical, s'ouvrait à mes yeux. Mon cœur palpitait, brûlant des découvertes que pouvait receler cette métropole en lambeaux.
Aujourd'hui, c'est un tout nouveau type de paysage qui s'offrira à nous. Les éclaireurs ont repéré une passe au nord, praticable pour les roues, permettant de contourner l'escarpement. Malgré les récits féériques de ces derniers, j'avais taché de ne pas nourrir de trop grands espoirs, de m'en tenir au seul témoignage de mes yeux critiques de géologue : le terrain sera-t-il suffisamment stable ? Le sol peut-il être fertile ? L'eau ne sera-t-elle pas saturée de poison et impropre à la consommation ?
Autant de questions qui me permettaient d'aborder la situation avec un pessimisme qui me protègerait d'une trop grande déception.
Et pourtant, comme lorsque j'avais découvert Kaboum, je ne peux empêcher mon cœur de battre à cent à l'heure, alors que les paysages verdoyants de la Terre Promise s'étalent sous nos roues.
L'immense vallée s'étire sur plusieurs dizaines de kilomètres avant de se heurter à la barrière naturelle d'une forêt de conifères, face à nous, à l'est. Je crois y reconnaître des espèces que je n'avais jamais vues ailleurs que dans des livres : pins, cèdres, épicéa, mélèzes... Vivants, verts et par milliers ! Encore plus à l'est, l'horizon se termine par une chaîne montagneuse, effacée dans les nuages. Mais toute l'attention est évidemment retenue vers ce lac. Étendue dont on ne parvient pas à distinguer la fin au sud. S'agit-il seulement d'un lac et non d'une mer ? J'aurais tendance à faire ce pari en raison de la pellicule d'eau translucide et épargnée par le remous des vagues.
Un silence religieux s'installe dans la colonie alors que nous foulons du pied ce qui apparaît pour beaucoup comme une terre sacrée. Comme si nous craignions de déranger les myriades de coléoptères, lépidoptères et autres rampants alors que nous écrasions l'herbe sertie de sa pellicule d'humidité sous nos roues crasseuses.
Nous décidons de remonter la route – du moins, ce qu'il en reste – vers la rive nord du lac où le relief suffisamment plat de la vallée verdoyante que nous discernons au loin nous permettrait de bivouaquer.
Un sentiment d'effroi, cependant, gagne les troupes, lorsque nous distinguons la cime de toits en chaume en contrebas, le long des rives. Un hameau. Loin d'être aussi grand et imposant que notre procession, pourtant étriquée.
Loin de l'image de cette ville immense et développée qu'Os avait dévoilée dans sa vision.
Le convoi marque une pause alors que les vigies repèrent une dizaine de silhouettes en approche. Déjà notre groupe fourbit ses armes et prend position dans l'éventualité d'un assaut. Mais il apparaît bien vite que les arrivants ne pourraient être plus pacifistes. Des femmes, exclusivement. Vêtues de tuniques de lin légères qui ne dissimulent rien de leur corps, encore moins des armes ou des armures, et les bras chargés de paniers agrémentés de fruits, légumes, poissons et compositions florales. Elles déposent ces derniers sur des amas de pierres lisses, s'inclinent et embrassent le sol, avant de repartir là d'où elles viennent.
— Qu'est-ce que c'est que ce délire ? siffle Fen, dont on ne saurait dire s'il est davantage perturbé par la vision de ces nymphes ou l'étrange procession qu'elles viennent d'accomplir.
— Des offrandes, précise Os qui s'est avancé dans nos dos. La chamane de leur tribu a prédit, il y a très longtemps, l'arrivée de dieux de chrome et de métal. C'est leur manière de nous honorer et d'apaiser le courroux divin.
Je suis scié et probablement pas le seul. À côté de moi, Fen bafouille :
— Il n'y a pas d'hommes dans leur bouge ?
— Non, informe laconiquement la voix de notre ordinateur sur pattes. Une tribu similaire constituée exclusivement d'hommes vit sur l'autre rive du lac. Ils ne se rencontrent qu'une fois par an, dans des barges au milieu du lac, pour célébrer la Tsveteniye à l'arrivée du printemps. Ils s'accouplent lors d'une immense orgie et repartent sur leurs berges respectives à l'aube. Les filles qui naissent grandissent ici tandis que les bébés mâles sont abandonnés de l'autre côté du lac.
Un silence appréciateur enquille les informations anthropologiques de notre guide. Je cligne des yeux plusieurs fois et rétorque par la première impression qui me vient à l'esprit. Sans doute pas la plus intelligente.
— Quelle étrange coutume...
Notre chef conserve, heureusement, en toutes circonstances, un sens du pragmatisme inné au sein de notre bande.
— Devrions-nous les craindre ?
— Ce sont eux qui vous craignent. Ils ne chercheront pas à vous approcher et se montreront ouverts au troc à votre avantage, de peur de vous froisser. Ils vous laisseront vous installer où vous le souhaitez. Les ressources de la région sont suffisamment abondantes pour ne priver personne.
Sans doute persuadé d'avoir dit tout ce qu'il y avait à dire, Os reprend le chemin à pied, Moelle sur ses talons. Zilla adresse un signe de main à l'assemblée et le barouf de camions, caravanes et chars redémarre au pas. C'est lorsque nous arrivons au bout de ce tronçon de route déglinguée qu'il semblerait que nous soyons échoués sur notre destination finale. De quoi pourrions-nous rêver de plus ?
La plaine spacieuse, terminée à l'est par une rivière qui alimente le lac en provenance des massifs enneigés en arrière-plan, semble à l'abri des inondations de par sa surélévation par rapport à l'étendue d'eau. À flanc d'effleurement siliceux, la forêt à quelques centaines de mètres laisse entrapercevoir le vivier dont elle regorge. Des sols de différentes qualités semblent propices aux potagers et aux pâturages.
Je ne mets pas longtemps à commencer le carottage des tourbières afin d'analyser leur qualité et déterminer les emplacements les plus propices à telle ou telle culture. Nous commençons déjà à en discuter avec Hector, Eden et Jiao, l'agronome des Vautours.
Nous devrions sans doute attendre le feu vert des chefaillons. Savoir combien de temps nous allons camper ici avant de tracer nos plans sur la comète. Au fond de nous, nous connaissons déjà la réponse : longtemps.
o
Fen
Si on m'avait dit un jour que je partirais poser mes couilles en camping-nature avec mômes et boniches, j'aurais ricané et renversé ma choppe de gnôle sur l'affabulateur. Et pourtant, on y est !
Je reconnais que j'ai dû me foutre quelques claques pour la forme, les premiers matins où j'ai ouvert les yeux à travers ce filtre vert. Il avait fallu s'habituer à troquer la stérilité de nos environnements de naissance à cette déferlante de nouvelles sensations. Je me rappelle de cette époque où j'appréciais planter ma lame dans le bide d'une grognasse pour le plaisir d'entendre son cri irriter mes tympans, idem avec l'accélérateur de ma bécane que j'aimais pousser pour la saveur de son hurlement déchirant et de son vrombissement entre mes cuisses. Tout pour oublier le claquement incessant du vent et du sable sur ma carcasse !
Aujourd'hui, le cocktail olfactif de l'herbe fraîche, de la vase et des conifères remplace l'odeur âcre de plastique et de chairs brûlés après un pillage. C'est en fait un tout nouveau panel de sensations qui s'offre à nous. Comme ce petit courant d'air frais qui soulève les fripes sur ma peau. Rien de comparable avec le froid glacial du désert de la nuit, rien d'autre qu'une bise agréable chargée d'humidité. Et le soleil n'est plus cet astre apocalyptique qui crame nos cuirs à son apogée, juste des reflets chatoyants sur cette eau infinie et un coucher qui la drape d'orangé.
Même si la poésie des ergs me manque, je suis certain que ce nouveau panorama saura combler cette brèche dans mon cœur.
Bien sûr, n'allez pas répéter aux autres que je m'attendris ! Je me suis institué dans le rôle du râleur de première depuis que Grimm a cédé la place – que son âme hurle avec les chevauchées ardentes – et je me fais un devoir de remettre à sa place n'importe quel bouseux de Vautour que j'entends chanter les louanges de cette Terre Promise. Même si je pourrais être tenté de me joindre à eux, je ne supporte pas leurs mimiques béates et leur façon de trembler dès qu'ils finissent dans l'ombre de ma silhouette.
Et puis... je suis bien forcé de le reconnaître : y'a comme un syndrome d'orgueil blessé là-dedans.
À peine nos bagages posés qu'ils se sont tous attelés comme des fourmis. On aurait dit que chacun savait exactement quoi faire et où était sa place. Cueillette, bucheronnage, semence, élevage, construction... Chaque pôle agrégeait ses enthousiastes et il n'a pas fallu longtemps pour voir émerger de terre d'harmonieuses cabanes et d'impressionnants champs.
Alors nous, les dernières miettes des Rafaleux, on s'est un peu regardé dans le blanc des yeux, façon « Qu'est-ce qu'on fout là ? ». Notre crédo, c'est semer le sang et la terreur ! Pas les patates et les navets.
Heureusement, Zizi a eu le nez creux. Il nous a envoyés en explo. Visite diplomatique chez les culs-terreux du coin. Plus question de semer le sang, certes, mais carte blanche pour la terreur, si ça peut leur faire lâcher des trucs intéressants.
On est vite tombés sur la colo cent pour cent mâle, dont avait parlé Os, en remontant l'autre flanc du lac. Je m'attendais à tomber sur une copie de ces villages d'abricots parsemés dans la grande étendue du néant que j'ai traversée toute ma vie. Carcasses errantes, mal nourries, aux os pointus, cisaillant des peaux calcinées et tannées par le sable. Rien de tout ça. On a eu affaire à des copies des Rafales ! Modèle hommes des bois. Des peaux gorgées de vitalité, des muscles travaillés par la pêche et l'agriculture, des dos bien bâtis et des chairs bien remplies par l'abondance du coin.
Alors j'ai pensé à la seule chose qui manquait à notre bonheur quand on arpentait les horizons en bande soudée à la testostérone : les filles ! En vrai, c'est Anon qu'a eu l'idée. Pour sympathiser, on leur a rapporté de l'alcool, mais surtout une vieille télé cathodique que Gregor a réussi à faire remarcher avec un antique panneau solaire. Mais ce cadeau ne serait rien sans un échantillon de notre collection de films de culs amassés au gré des fouilles pour l'accompagner.
Dire que les villageois étaient ravis, ça tient de l'euphémisme. Déjà que les images animées, ça les fascinait, alors quand ils ont vu les dessous de ces femelles qu'ils n'approchaient pas plus d'une fois par an faire des choses qu'ils n'auraient jamais cru possibles, ce fut l'implosion.
Ils penseront désormais à leur masturbation du soir comme à une grâce divine.
Car ils nous prennent toujours pour de foutus dieux de l'asphalte ! Nés dans le goudron et porteurs des vestiges d'une civilisation effondrée. On n'a pas cherché à les contredire. Sympathiser avec eux est plus aisé lorsqu'on est couronné d'une aura sacrée.
Sympathiser tout court n'aurait d'ailleurs pas été compliqué. Ils parlent notre langue. Comme n'importe quel pélo croisé au cours de nos pérégrinations à l'autre bout du monde. Du coup, je suis assez sidéré de voir Talinn et son nouveau pote s'écharper le cuir chevelu à déchiffrer les glyphes d'une langue éteinte – le russe, comme ils l'appellent – encore plus lorsqu'ils m'expliquent qu'il existait plusieurs centaines de langues par le passé. À quel moment les hommes ont-ils pris le temps d'adopter une langue unique entre maintenant et l'apocalypse ?
Nos hôtes ont installé notre présent dans un large hall de bois magistralement sculpté. Même sans jamais s'être intéressé à l'art, nous ne pouvions qu'être ébahis par la finesse de leur ouvrage menuisier. Ils nous ont expliqué qu'il s'agissait d'un temple en notre honneur. Aussitôt, j'ai rétorqué qu'ils feraient mieux d'ajouter encore quelques ornements s'ils espéraient que nous nous souvenions de leur dévotion et de leur talent. Leur chef se confondit en excuses.
J'ai dû réfréner un rire en les voyant s'activer pour décorer encore davantage la baraque de bougies et de fleurs, puis apposer notre écran cathodique rafistolé sur un piédestal, tel un totem sacré.
En échange de notre « bonté », ils nous ont refourgué des graines, des filets, des harpons, des appâts, des nasses, des lignes, des hameçons... Mais le plus beau, c'est quand même ces deux bateaux qu'ils nous ont laissés. Une barque simple et une barge plus grande, munie de voiles comme sur les chars de ces Vautours.
Pour des types qui ne savent pas ce que c'est que l'électricité, je reconnais que, niveau artisanat, ils filent plusieurs autoroutes devant nous.
Quelques cours de navigation plus tard, nous étions prêts à repartir « chez nous » – cela me fait tout drôle de pouvoir appeler ainsi un lieu – par voie maritime. Avant de mettre les voiles, j'ai quand même demandé, juste par curiosité, comment ils nommaient leur oasis paradisiaque. « Dulaï Nor » qu'ils répondent. Je me demande si cela signifie quelque chose dans une de ces myriades de langues mortes. Je poserai la question à Talinn, à l'occasion.
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