Chapitre 30
Talinn
Zilla a vraisemblablement compris mes suppliques muettes – ou bien Os les lui aura soufflées à l'oreille – quant à mon appréhension à retoucher une arme. Même si le problème n'est pas tant porté sur l'arme que sur l'usage qu'il s'agit d'en faire.
Quoi qu'il en soit, le chef m'a mis en arrière-garde, avec Os justement. Et comme je sais qu'il positionne Os à la place à la moins risquée – il aurait aimé que son protégé reste avec Hector et Sara, les deux seuls non-combattants, mais le concerné refusa arguant qu'il savait tirer –, je n'ai pas de raison de me sentir en danger.
Nous sommes censés couvrir le groupe de Zilla. J'ai plutôt l'impression que c'est l'inverse étant donné le nombre de coups d'œil inquiets qu'il jette à Os, par-dessus son épaule. C'est bien la première fois que je le vois faire montre d'autant de sollicitude pour l'un d'entre nous.
Surtout que je constate vite que c'est loin d'être nécessaire. Os, sachant d'avance où se cachent les ennemis, tire en premier, souvent à travers l'obscurité. Parfois un râle d'agonie répond au tir, d'autres fois, rien. Plus probablement parce qu'il a tué sur le coup que parce qu'il a manqué. J'en suis subjugué.
On a laissé tomber la discrétion quand les ailes de Wolf et Delvin eurent fini de nettoyer les remparts. Alors nous terminons de vider l'esplanade, déjà pratiquement déserte. Os avait raison : ils cuvent tous en bas.
Une fois que les ailes nous ont rejoints, nous descendons par l'ascenseur : vieux système aux poulies mécaniques apparentes et si rouillées que je me demande comment il peut encore tracter son chargement sans céder. Le bruit grinçant des câbles perce si bien le silence de la nuit et de l'hécatombe que, même alcoolisés jusque dans la moindre de leurs cellules, les usurpateurs seront forcément tirés de leur sommeil.
Est-ce qu'Os l'avait prévu ? Arrive-t-il que certains paramètres échappent à son omniscience ?
La plateforme coulisse lentement dans ses rails et j'observe avec fascination les parois suintantes d'eau par endroits. De nombreuses stalactites pendent aux excroissances rocheuses et les gouttelettes d'eau retombent sur leurs jumelles stalagmites, plus bas. Je n'avais encore jamais observé ces phénomènes karstiques ailleurs que dans des livres et j'en suis si fasciné que je ne sors de ma contemplation que lorsque le monte-charge termine sa course en s'abattant sans délicatesse sur le sol.
Ce n'est qu'à ce moment que je détache mes mirettes de la galerie pour faire face à un spectacle qui me fait regretter de ne pas y avoir prêté attention plus tôt. Sous mes yeux ébahis s'étale la source d'eau souterraine. Traversée de ponts en rondins ou d'échelles de corde, il ressort de la grotte un volume et une impression de largesse, là où je m'attendais à me sentir oppressé. La voute est bien plus haute que je l'aurais imaginé et il s'y peint les reflets ondulés de l'eau cristalline.
Les têtes carrées des frères R arrivent à notre rencontre et je discerne plus difficilement à leurs côtés les silhouettes de Selmek et Orobos dont les peaux noires peinent à se détacher de l'obscurité.
— Comment ça se présente ? s'enquiert la voix de Zilla en avisant les nouveaux arrivants.
— La zone est sécurisée, répond Rex en désignant la cavité dans son dos.
— Où est le groupe de Rana ?
Cette fois, Zilla pose implicitement la question à Os. Le groupe de l'impressionnante Vautour devait sécuriser l'autre accès.
— Ils arrivent, rétorque Os, laconique.
— On n'a pas le loisir de les attendre. Selmek, River, allez à les retrouver. Rex, Ramsay, gardez vos positions et interceptez tout ce qui tente de rentrer dans ce temple après nous. Les autres, on y va.
Pas besoin de préciser où. C'est immanquable. Un pont, le plus impressionnant, sculpté directement dans le calcaire, s'élève et traverse la source dans toute sa largeur, jusqu'à une façade gravée, elle aussi, dans la pierre. Le chörten – c'est ainsi que j'ai entendu Os surnommer ce temple – présente des niches bardées de statuettes, des peintures aux tons ocre et vermeils enluminent les renflements et des piliers en avancée sont rattachés entre eux par des fines lignes sur lesquelles sont suspendus des fanions tapissés de prières. C'est d'une splendeur qui inspirerait à Hector mille poèmes. Zilla, lui, se contente de faire avancer ses troupes en leur intimant de prendre garde aux marches glissantes du pont de pierre.
Sur le parvis gisent deux corps transpercés de flèches. À leur expression d'ivresse joyeuse, j'imagine que Selmek aura trouvé un emplacement stratégique pour abattre les sentinelles avant qu'elles ne voient arriver quoi que ce soit.
La porte principale du chörten, d'un bois de chêne dont je me demande bien la provenance, nous surplombe de sa majesté d'au moins trois mètres cinquante. Fen et Wolf l'enfoncent d'un coup d'épaule et c'est une tout autre ambiance qui nous embrasse de l'autre côté.
L'atmosphère sereine et somnolente de la source est troquée contre une déferlante de lumières et de brouhaha. Il y avait probablement de la musique en fond, mais les cris et les rires des soulards l'ont surpassée depuis belle lurette.
Je pourrais m'attarder à décrire l'architecture aussi hétéroclite qu'extraordinaire de ce hall creusé dans la roche. Je pourrais m'ébahir sur cet escalier de bassins aux formes et températures variées qui ne sont pas sans rappeler les thermes du très vieil Empire romain. Je pourrais admirer les peintures de la voute arrondie entre chaque colonnade et représentant la déesse dans des paysages oniriques.
Je pourrais, mais nous n'avons pas le temps pour cela. Les rares hérétiques, qui parviennent à émerger des effluves éthyliques et à prendre conscience de notre irruption, se précipitent déjà pour saisir leurs armes. Je remarque les vestales aux marques de coups qu'elles arborent sur leurs corps, souvent dénudés. Bousculées par cette soudaine agitation, elles abandonnent leur activité, consistant à servir en alcool ou en sexe leurs geôliers, pour se mettre à l'abri.
Grand bien leur fasse. Deux secondes plus tard, la grande salle est arrosée de balles filant à travers les corps, et surtout, les magnifiques gravures des piliers ou des murs. Quel gâchis.
Je me sens un peu perdu au milieu de ce chaos, n'ayant pas trouvé de cible précise et n'ayant pas cherché à m'en octroyer. Je préfère surveiller les mouvements dans cette vaste zone pour parer à tout imprévu. C'est là que je vois un détachement de ces brigands, aux décorations sous-entendant un plus grand prestige, fuir dans l'arrière-salle en braquant des prêtresses en guise d'otages. Leurs chefs ?
Je décide de me frayer un chemin par là-bas. Hors de question de leur laisser le temps de mettre en place une défense au fond du temple. Os, qui semble aussi avoir vu – ou perçu – ce qui se trame, me suit, et Zilla ne peut s'empêcher de l'escorter.
Nous nous frayons un chemin sans entraves, à distance de la mêlée. Os nous fait entrer par une autre porte que celle empruntée par les fuyards, mais, après un couloir, elle nous fait aboutir au même endroit.
— N'avancez pas ou on les bute !
Dès qu'ils nous voient, les hérétiques apposent leurs flingues sur la tempe des religieuses ou leurs couteaux en travers de leurs gorges. Je peux entendre d'ici le soupir de Zilla. C'est d'un classique. Les Rafales de la belle époque auraient ri, arguant qu'une femme de plus ou de moins à violer ne bouleverserait pas leur objectif, puis ils auraient tiré dans le tas.
La fille la plus à droite... c'est elle qu'il faut sauver.
Ah. Cela complique un peu la situation, en effet. J'essaye de ne pas me laisser surprendre par l'intrusion de la voix d'Os directement dans mon crâne et m'efforce d'étudier les approches possibles qui éviteraient davantage d'effusions de sang. Mais avant même d'avoir pu faire mouliner les différents scénarios, Os renchérit :
Laissez-moi faire.
Je le vois fermer les yeux. Phénomène assez rare puisque les rares fois où je croise son regard, celui-ci est exorbité sur le néant. Il se concentre. Mais pour faire quoi ? Je crois que mon intuition a déjà la réponse et cela envoie un frisson glacé dans mon squelette. Est-ce que je ne devrais pas l'arrêter ? C'est Zilla qui s'y essaye avant moi.
— Non ! Tu n'es obligé de faire ça ! On va trouver un autre moyen.
Il semblerait qu'il soit hélas trop tard pour enrayer le processus. Les six hommes lâchent leurs armes, leurs corps se mettent à trembler, leurs bouches lâchent des hurlements gutturaux, leurs traits se crispent de douleur et des vaisseaux sanguins éclatent dans leurs yeux quand l'hémoglobine ne fuit pas directement de leur nez. La seconde d'après, ils tombent par terre et ne se relèvent pas.
Je reste figé quelques instants. En face, les prêtresses semblent, elles aussi, sous le choc. Sauf celle de droite, qu'avait désignée Os.
Plus petite que ses collègues, sa figure aux traits asiatiques – probablement originaire de l'ancienne Chine – est traversée d'une expression grave, mais digne. Ce visage minuscule est encadré d'un rideau de cheveux noirs qui lui tombent raides sur les hanches, à l'image des représentations de leur déesse. Quant à ses yeux d'un noir profond, ils traduisent un fatalisme plutôt qu'une quelconque frayeur.
Je m'élance pour m'enquérir de leur état. Os me barre la route d'un bras fragile. Un coup d'œil vers lui et je le découvre dans un état inédit. Sa carcasse est tassée, haletante, ses yeux d'ordinaire grands ouverts ne sont plus que deux fentes frémissantes et je discerne même quelques gouttes de sueur sur son front, comme s'il venait de produire un grand effort. Et en même temps, je veux bien croire que tuer six hommes par la pensée puisse nécessiter un certain effort.
— N'interviens pas. Elles doivent d'abord régler certaines choses.
S'il le dit. Je ressors, traverse une antichambre dans laquelle s'élève une imposante statue de bois et d'or de leur prêtresse, avant de revenir dans le hall principal où mes camarades ont, sans surprise, achevé d'éliminer toute menace. Désormais, ils s'occupent des prêtresses comme ils le peuvent. Du moins, les Vautours se chargent de les couvrir, les rassurer et les emmener à l'écart du massacre, tandis que les Rafales tentent de tenir leurs pulsions à distance. Quoique Fen s'efforce d'apporter son aide, ce qui offre un spectacle des plus déroutants.
Jugeant que je ne suis d'aucune utilité ici – et étant assez curieux de ce qui pourra se dire entre Os et cette femme aux cheveux noirs, si importante à ses yeux –, je retourne mes pas vers mon point de départ. Dans le feu de l'action, je n'avais pas pris le temps d'observer le décor de cette annexe. Je découvre alors l'imposant moulin à prière, en arrière-plan, gravé dans le bois et peint en rouge dans ses sillons. En rouge ?
Mon souffle se coupe instantanément, comme si je venais de recevoir un coup dans la cage thoracique. Au pied du moulin à prières gisent les corps de deux des prêtresses que nous venions de sauver. La gorge tranchée.
— Je... je n'y arrive pas, Yue.
Horrifié, j'assiste à cette scène tragique où la troisième officiante tient entre ses mains tremblantes le poignard d'un ennemi abattu et s'apprête à se l'enfoncer dans la gorge, sous le regard bienveillant de la petite Asiatique que nous sommes censés sauver.
J'allais m'élancer pour lui tirer la lame des mains, mais des bras puissants s'enroulent autour de moi et me tirent en arrière. Je me retrouve projeté sur le mur d'une alcôve. Zilla me fait face.
— On t'a dit de ne pas intervenir, chuchote-t-il.
— Qu... Quoi ? Mais ça va pas ? Vous... Ne... Pourquoi ?
Ma sidération m'empêche de formuler des phrases complètes. C'est quoi ce délire ? On est censé les laisser se suicider ? Alors qu'on venait pour les sauver ? Os appose une main douce sur le bras de Zilla et je sens sa prise sur moi se desserrer. Je crois qu'il tente d'afficher un air peiné pour justifier de la situation. Ou bien c'est moi qui voudrais l'imaginer.
— Je sais que c'est cruel, explique-t-il, mais cela appartient à leurs croyances. Une augure de Kana se doit de rester pure. En perdant sa virginité, elle perd son honneur et n'a d'autres choix que de recourir au suicide pour retrouver les bonnes grâces de la déesse. Alors, ne l'empêche pas de trouver son salut.
Je n'arrive pas à y croire. Pourquoi ne nous l'a-t-il pas dit plus tôt ? Craignait-il que nous interférions ? Et pourquoi n'avoir tué que les hommes tout à l'heure ? Faut-il qu'elles se donnent la mort elles-mêmes pour attester de leur sincérité envers leur déesse ?
— Oui, c'est exactement pour cela, répond-il à la question que je n'ai pas posée.
— Mais cette fille... celle qui est censée nous guider à la Terre Promise...
Elle accepte de damner son âme. Elle ne se tuera qu'une fois sa mission accomplie.
Cette pensée tranche le cours des miennes. J'ai l'impression qu'on vient de me faucher l'herbe sous le pied. Hagard, je me contente d'assister impuissant au dialogue entre ces deux femmes.
— Aide-moi, s'il te plaît, Yue... J'ai peur de me rater.
— Garde tes mains sur le manche. Je ferais le geste.
La plus petite approche alors son visage près, très près, de celui de sa comparse. Elle pose même son front sur le sien. Ses lèvres ne sont plus qu'à un centimètre de celles, tremblantes, de l’autre augure.
— Tu promets de me rejoindre tout de suite après ?
Cette fois, les lèvres s'emmêlent dans un puissant baiser. Je suis presque davantage bouleversé par cette vision que par celle du couteau près de sa gorge. Bon sang, je croyais qu'elles devaient rester pures ?
Le coït avec un mâle est une souillure, pas le contact physique entre augures.
Ah oui, c'est spécifique quand même.
— Je te le promets. Nous nous retrouverons très vite.
Ses mots, puis le geste qui les accompagne, me sortent très vite de la vision hypnotique de ce baiser. La dénommée Yue tranche avec netteté et précision la trachée de son amie. Le corps de cette dernière convulse et se gargarise. Les bras de Yue le rattrapent quand il s'écroule, puis elle l'assoit avec une tendresse certaine aux côtés des deux autres. La petite Asiatique caresse longuement la joue de celle qu'elle vient d'assassiner – enfin, « aider à se suicider ». Et nous trois, nous restons plantés dans notre alcôve. Silencieux, en gage de respect, j'imagine...
Yue finit par se relever et s'avance sur nous avec une assurance qui me dépasse, après ce qui vient de se passer. Je m'attendais à ce qu'elle s'adresse à Os, ou bien à notre chef. Au lieu de cela, c'est vers moi qu'elle s'arrête en premier. Elle inscrit ses yeux noirs longuement dans les miens et ses iris d'une profondeur abyssale me fascinent. Je suis presque surpris quand elle commence à parler.
— Puis-je prendre ta main, s'il te plaît ?
Je cligne plusieurs fois des paupières, désarçonné par cette question incongrue. Puis, je me résous à lui tendre l'objet de sa demande, ignorant de ce qu'elle désire en faire. Son expression se fige à mon contact. J'ai l'impression de voir Os lorsqu'il s'absente pour naviguer dans les vagues de pensées ambiantes. Au même instant, je sens d'ailleurs une drôle de sensation envahir mon corps, non, plutôt ma tête, en fait. Comme une douce marée glaçante.
Ses lèvres finissent par s'agiter, mais je n'ai pas le sentiment qu'elle soit vraiment « revenue ».
— Je suis désolée que tu aies dû assister à cela, Talinn. N'en veux pas à ton camarade. Je lui ai demandé de l'aide et vous nous avez aidées de la meilleure manière possible. Merci. Je saurais vous apporter mon savoir en retour.
Sans doute est-ce lié au choc, mais il me faut un temps indécent avant de comprendre, avant de faire le lien avec ces recherches qui nous accaparent, Hector et moi, depuis des mois. Alors, je finis par bredouiller, comme une constatation plutôt que comme une question :
— Toi aussi, tu es une Alter.
o
Fen
Je tance Lindberg d'un regard vénéneux. Si tu crois que je t'ai pas vu baver sur la minette coiffée de deux adorables petits chignons sur les côtés du crâne... Alors je sais ce qu'on dit, il paraît que les bridées sont particulièrement étroites et que cela rend la chose encore plus délicieuse, mais aujourd'hui, jour à marquer d'une pierre blanche, je range mes salaceries au placard et envoie un coup de coude dans les côtes de l'ailier.
— Arrête de mater comme un porc, lui chuchoté-je.
— Pff, c'est l'hôpital qui se fout de la charité, réplique-t-il accompagné d'un crachat sur le sol sacré.
Il n'a pas tort.
Après avoir envoyé mordre la poussière au dernier de ces soulards, les gentes dames nous ont chaleureusement remerciés et... Non, je déconne. Elles nous ont dégommés de regards méfiants. Je peux difficilement leur en vouloir. À leur place, je me méfierais aussi de ma trogne.
Heureusement qu'y avait cette chieuse de Delvin dans les parages ! Au moins, elle fut plus adaptée que moi pour leur expliquer la situation, les rassurer et les envoyer se mettre à l'abri. Lindberg et moi, on s'est donc proposé pour aider, en portant les blessées ou celles pas en état d'aligner deux pas. Lui, par intérêt, moi, parce que j'avais fait une promesse à Rana et que, bizarrement, j'entendais bien la tenir.
Delvin leur promit que le médecin allait bientôt arriver. L'une d'entre elles, parmi les rares en qui vacille encore une flamme, a une réponse inattendue.
— Merci pour votre aide. Pourriez-vous nous laisser quelques instants, s'il vous plaît ? Nous avons besoin de prier Kana pour nous remettre de ces tragiques évènements.
Moi, je suis pas super d'accord pour les laisser seules après ce qu'elles viennent de vivre, mais Delvin semble croire que c'est important de respecter leur volonté puisqu'elle acquiesce et nous envoie tous dehors. Puis, elle décide de monter la garde devant leur porte « pour s'assurer qu'aucune de nos queues dégueulasses n'essaye de s'immiscer là-dedans ».
Penaud, je retourne dans le hall principal. Ces sources fumantes me font de l'œil. Je me demande si elles nous laisseront nous baigner dedans une fois qu'elles seront remises. Et une fois qu'on aura nettoyé les cadavres – j'en avise justement un qui flotte à poil, tué pendant ses ablutions, pas ce qu'il y a de plus glorieux si vous voulez mon avis...
— Où sont-elles ?
Je sursaute parce que Rana et son groupe de retardataires viennent de rentrer en trombe. La montagne de muscles use de toute sa puissance de voix pour invectiver les nôtres qui traînassent dans le coin en attendant la suite des opérations. J'imagine que le « elles » fait référence aux religieuses et que son inquiétude est liée à son manque de confiance en nous. Pas de souci Germaine, tout est sous contrôle. Je suis un homme de parole, moi ! Je m'empresse de le lui dire.
— Tout va bien ! Elles sont toutes sauvées. Elles ont juste voulu s'isoler dans leurs quartiers, pour se recueillir ou j'sais pas quoi...
Je m'attendais à la voir soupirer de soulagement, au lieu de ça, tous ses muscles se tendent en alerte. Elle se rue vers moi.
— Vous les avez laissées seules ? beugle-t-elle en m'attrapant par le col.
Je bégaye parce que je suis confus et que je n'y comprends plus rien. Elle n'est pas contente quand on s'occupe des nénettes, elle n'est pas contente quand on leur fout la paix... J'ai loupé un épisode, ou quoi ?
— Ben oui... Mais tout va bien, elles sont en sécurité là-bas et le toubib va...
Je n'ai même pas le temps de finir ma phrase qu'elle fonce vers le couloir que je viens désigner. En arrivant devant la grande porte qu'on a laissé fermée, elle se rue pour l'ouvrir. Heureusement que Delvin est là pour s'interposer. Si j'avais cru que cette mégère et moi serions un jour du même côté...
— Que se passe-t-il, Rana ?
— Elles sont là-dedans ?
— Oui, mais...
Delvin non plus n'a pas le loisir de finir ses phrases. Rana défonce plus qu'elle n'ouvre la porte.
Ok. Je viens de capter son alarmisme.
À l'intérieur, les dix prêtresses qu'on s'est farcis à sauver gisent la gorge tranchée.
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